La Fuite de Mikhaïl Boulgakov, mise en scène de Macha Makeïeff
La pièce ne fut jouée qu’une seule fois en France, il y a quelque quarante ans. La metteuse en scène évoque avec une sensibilité personnelle la tragédie des Russes blancs qu’elle a connue par ses grands-parents. Par ce lien direct avec un passé russe, une âme russe, une beauté russe, une dignité russe qui ont habité son enfance, Macha Makeïeff entre dans l’univers de Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), par une petite porte, celle d’une relation intime avec un monde voué à l’oubli. C’est un acte de mémoire, de fidélité charnelle à un monde qui ne pouvait plus s’identifier à un avenir ou à un présent, et voué à se replier sur lui-même: celui d’étrangers contraints dans leur solitude à accepter l’accueil d’un pays qui ne serait jamais le leur.
La metteuse en scène a fait de cette pièce, un chant d’amour et de deuil pour une Russie condamnée par la révolution bolchevique et par l’irruption de la modernité. Cette parenté avec l’auteur a donné à Macha Makeïeff des moyens inédits pour transmettre au public, l’air, l’odeur, et la couleur d’une réalité irréelle, celle des huit songes qui composent cette Fuite.
La grande force de ce spectacle ? L’empathie ! Macha Makeïeff s’identifie au langage qu’elle doit traduire, celui des songes, la vérité artistique étant à la fois la condition et le prix de cette tentative résurrectionnelle. Il faut voir La Fuite qui a trait à la vie de Macha Makeïeff mais la pièce en ces temps de commémoration, nous fait aussi entrer dans les arcanes de la guerre civile qui suivit la Révolution d’Octobre.
Mikhaïl Boulgakov a, en effet, occupé une place stratégique dans la politique culturelle, après la prise du pouvoir par Staline mais il n’a jamais caché ses convictions monarchistes et son opposition au régime soviétique. Adulé du public mais persécuté par la critique et bête noire de la gauche révolutionnaire, il a pourtant été ouvertement protégé par Staline qui a pris maintes fois position en sa faveur. La Grande Terreur avait causé la mort de plusieurs centaines d’écrivains et non des moindres, mais la Culture était un rouage important du système. Et on possède de nombreux témoignages de l’estime de Staline pour Mikhaïl Boulgakov, maître incontesté de la dramaturgie théâtrale et de la prose romanesque.
La place de La Fuite dans son œuvre et dans l’histoire du théâtre russe, a été occultée par ces Les Jours de Turbine, une pièce qu’il avait tirée de son roman, La Garde Blanche. La Fuite ,jamais représentée de son vivant fut créée en 1956 seulement mais Les Jours de Tourbine ont apporté son plus grand succès au Théâtre d’art de Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko et a fait salle comble depuis sa création en 1926 jusqu’en 1941, sauf de 1929 à 1932, quand elle fut interdite sous la pression d’une violente campagne de presse dirigée contre son auteur, accusé d’y faire l’apologie de la Russie blanche! Et, en 1929 l’interdiction des Jours de Tourbine s’étendit à toute son œuvre passée, présente et future ! Mikhaïl Boulgakov se trouva alors confronté au dilemme des Russes blancs après leur défaite, qu’il expose dans La Fuite.
Il écrit le 28 mars 1930 une lettre au gouvernement pour demander qu’on lui permette de quitter un pays où il n’a plus sa place. Ebranlé par la suicide de Maïakovski le 14 avril, Staline lui téléphone quatre jours après et lui promet d’intervenir en sa faveur auprès du Mkhat, le Théâtre d’art, où l’auteur avait demandé une place de metteur en scène qui lui avait été refusée. Et grâce à lui, il obtint satisfaction et, en 1932, le Mkhat reprit Les Jours de Tourbine qui ne quittera plus l’affiche jusqu’en 1941… Sans jamais renier ses convictions monarchistes, Mikhaïl Bolulgakov aura pour Staline une immense reconnaissance. Mais… il attendra en vain un nouveau signe de complicité comme celle qui exista entre Louis XIV et Molière, ou entre Nicolas Ier et Pouchkine. Pour le prier d’être son seul juge, son unique censeur, il écrira inlassablement à Staline qui prit la défense des Jours de Tourbine qu’il verra… vingt-deux fois mais maintiendra l’interdiction de La Fuite, malgré les remaniements auxquels avait consenti par quatre fois, l’écrivain pour entrer dans le moule.
Il s’est inspiré pour écrire La Fuite, des souvenirs de sa femme, Loubov Bielozerskaia, qui, après avoir émigré, était rentrée en Russie et lui avait déconseillé fortement de suivre l’exemple de ceux qui, comme Zamiatine, avaient préféré l’exil au silence, et avaient récolté… l’un et l’autre. Et quand Staline lui demanda s’il souhaitait vraiment partir, il répondit qu’un écrivain russe ne pouvait pas vivre loin de sa patrie!
Dilemme posé dans La Fuite et auquel les personnages répondent différemment selon les versions. Mais en dépit de son échec, la pièce occupa une place névralgique, dans son œuvre mais aussi dans les relations entre les écrivains et le pouvoir. Ecrite en 1926, programmée au Théâtre d’art, elle fit l’objet d’une intense polémique au sein même des organes de contrôle, et en 1929, le Politburo créa une commission avec Vorochilov, Kaganovitch et Smirnov pour décider de son sort. Malgré un avis défavorable, Staline fit valoir pour retarder, voire empêcher l’interdiction, que les notions de droite ou de gauche étaient inadéquates pour cataloguer une pièce de théâtre. Et il opposa la qualité artistique de La Fuite, à la médiocrité de la littérature prolétarienne.
La réalité rattrapa la fiction : le général Slachtchov, qui survécut à la perte de la Russie blanche puis intégra l’Armée rouge à un rang prestigieux fut quand même assassiné ; il était le prototype du général Khloudov qui dans La Fuite, se suicida pour éviter un choix impossible. Une leçon amère se dégage de la pièce: celle d’une course de cafards piégés dont aucun ne sortira indemne. La Fuite participe en effet d’une histoire condensée qui se définit par l’énergie de l’erreur, chère à Léon Tolstoï : l’erreur, en russe, c’est aussi l’errance, celle des émigrés condamnés à vivre leur vie comme un songe…
Gérard Conio
Le spectacle a été créé du 7 au 20 octobre au Théâtre de la Criée à Marseille.
Du 29 novembre au 16 décembre, Théâtre Gérard Philipe–Centre Dramatique National de Saint-Denis.
Les 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon.
Du 9 au 13 janvier, Les Célestins à Lyon; du 9 au 20 janvier, Le Quai-Centre Dramatique National d’Angers.
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La Fuite ! comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov, adaptation et mise en scène de Macha Makeïeff
Incomprise en son temps, cette pièce «associe à la bouffonnerie du champ de foire, un drame psychologique fondé sur la conscience individuelle», une tentative mystique pour «s’élever impartialement au-dessus des Rouges et des Blancs» est ici articulée en huit songes, huit cauchemars: une femme du peuple-monstre indistinct sous une couverture-prétendument sur le point d’accoucher, va se métamorphoser en général de Cosaques. Et la fille d’un gouverneur et l’épouse d’un ministre font le trottoir à Constantinople… Macha Makeïeff a imaginé une fantasmagorie ludique, un rêve éveillé à l’intérieur d’une boîte noire-le théâtre- avec une palette de couleurs suggestives, ternes ou éclatantes, et une chorégraphie savante… Avec aussi les voix sourdes et mystiques d’un chœur orthodoxe dans un ténébreux intérieur monastique, avec petites lumières et icônes, spectres renaissants, et personnages traditionnels du peuple russe. Créée comme les costumes par Macha Makeïeff la scénographie- haute verrière abritant la salle d’attente d’une gare, au Nord de la Crimée, lunes électriques bleutées, des baies brumeuses, et grondements des trains-qui rappelle le merveilleux imaginaire de Wladislas Znorko ou de Tanguy avec son théâtre de pantins et marionnettes.
Les personnages de Mikaïl Boulgakov vivent dans un monde perverti par la guerre civile : Khloudov (Geoffroy Rondeau), énigmatique, incapable de conduire son armée. Le planton Krapiline (Sylvain Levitte) condamne la cruauté de l’homme de pouvoir qui se venge mais finira pendu à un réverbère, hantant son bourreau…Le général Tcharnota (Vincent Winterhalter) est combattif, un peu fou ; de même, son double féminin, Liouska (Karyll Elgrichi représente la dimension comique du drame. Il y a aussi, attachantes, deux figures poétiques: Serafima (Vanessa Fonte), jeune bourgeoise pétersbourgeoise et Goloubkov (Pascal Rénéric), une parodie de Boulgakov, l’intellectuel « à la lampe verte» dont la faiblesse relève d’une profonde impuissance à ne pas influer sur le cours des événements.
Macha Makeïeff nous propose un univers désaxé où tout est incontrôlable et où les retournements se multiplient d’un «songe» à l’autre, et à l’intérieur de chacun d’eux. La distorsion du réel atteint son paroxysme dans le cinquième, avec une image grotesque de courses de cafards : dérision et profanation. Un cauchemar diabolique traversé par deux métaphores, l’un sérieuse : la fuite et la course, et l’autre bouffonne : le jeu de hasard. La fuite des Blancs et l’avancée des Bolcheviks sont, pour Khloudov, la réaction de cafards «symbolisant sur le monde parodique à la fois la fuite et la défaite ». A Constantinople, Tcharnota joue aux cartes une fortune déjà entamée, et perd le reste de son bien aux courses, puis joue et regagne à Paris une fortune contre Korzoukhine (Alain Fomager), un bandit commerçant en fourrures qui a renié sa femme.
Après l’entracte le spectacle-moins bien tenu-reste un joli patchwork théâtral, fait de chaos et de ruptures, d’assemblages subtils et de grosses coutures, d’allers et retours entre genre tragique et farcesque. Avec danses, fanfare comme chez Jean Bellorini et croisements émouvants d’êtres et de destins…
Véronique Hotte
Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), jusqu’au 17 décembre. T. : 01 48 13 70 00