Les Monstrueuses de Leïla Amis, mise en scène de Karim Hammiche
Dans une quasi-obscurité, une silhouette féminine déambule lentement. Le silence se fait. Elle s’avance au centre du plateau, s’arrête, éclairée par une douche de lumière chaude. La Majmouna, la femme folle, la lune, les hyènes : tout un univers défile dans notre imaginaire à l’écoute du prologue, un texte ancestral, proféré et dansé par cette jeune femme, dont les gestes ont une gracieuse animalité : « Bientôt
dehors
on entrevoit dans le brouillard de l’aube, la folle sortir du campement en courant, à l’heure où les chèvres s’éveillent (…) »Dès les premiers instants, et jusqu’à la fin, un voyage, étrange, poétique, et messager de la condition féminine d’hier et d’aujourd’hui …«Le monstre vient à l’aube de l’enfance
. Le monstre vient le matin où la fille meurt pour que naisse la mère ».
Il s’agit bien ici d’un voyage à travers plusieurs générations de femmes : femmes du Yémen qu’elles quitteront pour la France, et relations mère-fille inscrites dans un aller-retour constant entre les deux pays. Leila Anis endosse avec virtuosité tous les personnages féminins de cette lignée familiale, de la fin du XIXème siècle jusqu’à nos jours. L’histoire commence au mois de mai 2008 : «Je m’appelle Ella, j’ai trente ans». L’espace-temps est ici fragmenté, et s’ajuste à l’état de conscience et à la mémoire d’Ella : -Le médecin:« Où êtes-vous née mademoiselle ? Vous êtes sûre de ne pas connaître Ella ? » Ella : « Je ne connais pas d’Ella. Je m’appelle Jeanne-Emilie Mouche, je suis née à Paris en 1893. Mon père m’a accompagné pour le voyage de Castres en 1910, Edouard-Paul Pelissin avait demandé ma main, par l’intermédiaire de mon oncle.(…) »
Ella fait vivre et devient-pourrait-on même penser-toutes les figures féminines de cette famille. Est-ce dû au traumatisme reçu en apprenant la nouvelle ? Ella est enceinte, et « les histoires de nos ventres sont des horreurs (…) tu ne choisis pas le monstre,
tu le reçois des mains de ta mère,
à ta fille tu le donneras.
Monstre tu as été, Monstre tu engendreras (…) L’utilisation plastique et graphique des éclairages fluo avec des effets de lumière colorée, donnent une lisibilité temporelle, spatiale, et psychique, à ces différents fragments de vie; à travers une succession de tableaux, à la manière de portraits existentiels animés, l’espace mental d’Ella est ainsi mis en représentation : « (…) Le vent a la langue froide
il lacère mes bras,
je les replie sur mon ventre sec (…) Je sors du laboratoire un pas devant l’autre,
ne tombe pas Ella,
je ne respire plus
des fourmis m’envahissent des orteils aux mollets, ne tombe pas, Ella ».
Comme le confirme l’autrice, nous entrons dans ce spectacle comme «à l’intérieur d’un rêve, à partir duquel surgissent et se déploient les époques et figures féminines de l’histoire». Pensées, sensations et fantasmes de ces quatre femmes-sorte de personnages testamentaires- sont ici interprétés par Leïla Amis qui a aussi écrit le texte. Dès lors, se forme un paysage de la condition des femmes et de son évolution (sur un siècle), de leur souffrance et de leur espérance. Tout ici possède une rare qualité anthropologique, politique et dramatique.
Il faut saluer ici le jeu remarquable de Karim Hammiche (le médecin) qui est aussi le metteur en scène de la pièce et de Leïla Anis remarquable, notamment quand elle chante L’homme au piano avec une voix impressionnante de sensibilité. Très tôt, Ella s’identifie à Edith Piaf : «Quand j’étais enfant, je me suis dit un jour que je n’avais jamais rien entendu de plus beau que la voix d’Edith Piaf». Le prénom de Rosa, autre personnage féminin de l’œuvre, rappelle une autre figure féminine engagée et légendaire, Rosa Luxemburg, ou bien encore le prénom de Jeanne… »
Toutes ces femmes choisirent de prendre envers et contre tout, quitte à en mourir, leur destinée en mains.
Le public est emporté dans le tourbillon de ces existences terribles, toutes marquées d’abord par l’obligation d’apprendre à se taire, par la honte et la culpabilité. Toutes aussi empreintes d’un désir de vivre coûte que coûte, d’un sens de l’honneur: celui d’être une femme. Et d’avoir accès en toute dignité à la parole, pour trouver la liberté d’être, tout simplement. Cette mise en scène participe de cette résilience, à travers une écriture poétique et sensuelle, exprimée avec beauté tout au long du spectacle !
Elisabeth Naud
Maison des Métallos 94 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris XIème. T: 01 47 00 25 20, jusqu’au 11 décembre.
Théâtre en Pièces Eure et Loir, les 12 et 13 janvier .
Atelier à spectacle, Scène conventionnée de l’Agglomération du Pays de Dreux, le 13 février.Théâtre de Fresnes, le 16 février. Théâtre de la Tête noire, Saran (Loiret) Scène conventionnée écritures contemporaines, les 15 et 16 mars.