Don Karlos, d’après Friedrich Schiller, mise en scène de Catherine Umbdenstock

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Don Karlos, d’après Friedrich Schiller, mise en scène de Catherine Umbdenstock

Comme dans un conte, il était une fois un prince, Don Karlos (avec un K, en allemand), malheureux de n’être ni un homme ordinaire, et donc libre, ni un puissant capable de faire le bonheur des peuples. Malheureux surtout d’aimer éperdument Elisabeth qui fut sa fiancée   mais que son père, en vieux mâle dominant, a finalement décidé d’épouser lui-même… Rien à dire : son père est roi. Et pas n’importe lequel : Philippe II, roi de toutes les Espagnes, des deux Siciles, des Flandres, du Portugal, mais aussi duc de Milan et de Bourgogne  et qui fut même l’époux de la reine Marie Tudor.

Ce fils de Charles-Quint s’est donné une mission : faire régner le catholicisme sur toute l’Europe, fût-ce au prix du sang, et écraser, comme sa grand-mère Isabelle la Catholique, toute forme d’hérésie. Pour cela, dans l’ombre, l’Inquisition veille. De manipulations en retournements, l’histoire finira mal pour Don Karlos et pour son ami Posa, héraut et héros de la liberté, et peut-être même pour le roi dont la puissance souveraine n’est qu’un instrument aux mains de l’Inquisition.

Quand Friedrich Schiller s’empare de cette histoire espagnole, en 1787, donc à deux ans de la grande Révolution française qui aura une telle influence sur la génération suivante des écrivains et poètes allemands (voir par exemple La Mort de Danton de Büchner). Lui, en 1792, sera fait citoyen d’honneur de cette France qui fait souffler un vent de révolte et de liberté sur l’Europe. On sent dans Don Karlos, l’influence de la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau, mais aussi de Gœthe avec les Les Souffrances du jeune Werther (1774). Quelle puissance d’agir, reste-t-il à une jeunesse bridée par la tyrannie ? L’amour du peuple, le sacrifice pour le bonheur du peuple vont de pair avec une sensibilité pessimiste préromantique : à quoi bon vivre, si l’on ne peut rien pour les autres, ni pour soi-même ?

Catherine Umbdenstock et son équipe ont déjà réalisé plusieurs spectacles et prennent l’affaire de front: les personnages, alignés devant le rideau, en costumes modernes simplifiés, nous présentent en deux mots la situation. Don Karlos «aime sa mère ». On est loin d’un Œdipe en bande dessinée : le roi ici, dévore son enfant, Saturne inévitablement soupçonneux, craignant toutes les trahisons, conjugales et politiques… Christophe Brault l’incarne avec juste ce qu’il faut de puissance et d’ironie. Lucas Partensky donne à l’Infant une mélancolie discrète, à la Buster Keaton.

Pour actualiser la pièce, des rôles masculins ont été confiés à des actrices : le marquis de Posa devient la copine Posa, et le prêtre Domingo, une sorte de présidente de «manif’ pour tous». On veut bien… Mais cela ne fonctionne pas réellement : cette adaptation manque de précision et les costumes ne servent pas le propos…  Mais il y a aussi une vraie réussite: le jeune page, «stagiaire» à la cour, prendra en silence de plus en plus de pouvoir, jusqu’à finir en grand Inquisiteur.

 La mise en scène démarre fort mais perd ensuite de son énergie, comme intimidée par sa propre audace. Mais l’intrigue très complexe, ce qui serait plutôt à l’honneur de Schiller, tourne au très compliqué, ce qui va moins bien. Le public aurait sans doute accueilli avec bonheur quelques moments d’éclaircissement ou de résumé : par effet de rupture, cela aurait pu radicaliser le jeu des comédiens, inégal qui nous donnent quelques très beaux moments, vrais et drôles. Les costumes, faits à l’arrache, fonctionnent presque, malgré la laideur particulière de celui de Posa et la sur-signification de la belle robe longue, parfois troussée en « mini » de la Reine. Dans les moments de sensualité, sans doute ? Le décor précaire relève assez joyeusement le défi : les grands rideaux de plastique ont des bruits de brocart de soie, propices aux jeux des princes de Cour et d’Eglise…

Le spectacle, avec ses hauts, ses bas et ses ratages, atteint quand même son objectif essentiel : exprimer le désarroi d’une jeunesse bloquée par les générations précédentes, avec une vitalité et une force autrement plus grande que ne le ferait une nième adaptation d’une pièce d’Anton Tchekhov. Et il rappelle la fragilité des puissants devant une vraie puissance. Inutile de faire un dessin : l’Inquisition d’autrefois, plus forte que les rois, est la finance triomphante d’aujourd’hui. Un spectacle inégal donc, avec ses longueurs et ses mochetés, mais passionnant, et réalisé par une équipe à suivre : ce qu’a fait le Théâtre de la Commune, en accueillant Catherine Umbdenstock comme artiste associée.

Christine Friedel

Théâtre de la Commune-Centre Dramatique national, 2 rue Édouard Poisson Aubervilliers, Sien-Saint-Denis, jusqu’au 22 décembre. T. : 01 48 33 16 16

 

 


Archive pour 12 décembre, 2017

Don Quichotte,par le Ballet Nacional Sodre d’Uruguay

 

Festival International de Danse de Cannes :

 Don Quichotte,par le Ballet Nacional Sodre d’Uruguay, inspiré de Don Quichotte de la Mancha de Miguel de Cervantes, chorégraphie de Silvia Bazilis et Raúl Candal, d’après l’œuvre originale de Marius Petipa, musique de Ludwig Minkus

Balletsodreuruguay1La partie réservée aux grands ballets du répertoire classique est de plus en plus congrue en France, et même l’Opéra de Paris réserve l’essentiel de sa programmation au contemporain, souvent sans intérêt comme Play, actuellement à l’affiche. On peut donc se réjouir du coup d’envoi donné ici avec ce superbe Don Quichotte par la Compagnie nationale d’Uruguay qui  vient pour la première fois en France.

Brigitte Lefèvre, directrice de ce Festival International, sait s’ouvrir à la nouveauté sans oublier pour autant les fondamentaux. Elle a accompagné l’émergence de la danse contemporaine en France, quand,  après avoir été danseuse à l’Opéra, elle a été en fonction au Ministère de la Culture,  puis Directrice du Ballet à l’Opéra, et elle s’entend à «rassembler sans opposer».

 Ce festival programmé sur deux longs week-ends, voit se succéder de nouveaux talents comme Jann Gallois ou Maud Le Pladec,  et des compagnies établies : le Ballet de l’Opéra de Rome, dirigé par l’étoile Eléonora Abbagnato ou le Ballet Nacional Sodre qui partage avec le Ballet du Teatro Colòn de Buenos Aires, le privilège d’être la plus ancienne et la plus importante compagnie d’Amérique du Sud.  Julio Bocca, son directeur, ancienne étoile de l’American Ballet Theatre, l’a redynamisée durant les sept années de son «règne»…qui se termine dans un mois. Il a  eu l’occasion  avec ce Don Quichotte dont il a raccourci certaines scènes et accentué le rythme, de montrer la rigueur de ses interprètes. Du corps de ballet, jusqu’aux solistes et aux étoiles, tous possèdent la virtuosité requise pour interpréter ce chef-d’œuvre de la tradition classique. Joyeux et solaire mais truffé de difficultés techniques…

 Les attaques des pointes chez les filles, les sauts et les grands jetés en tournant chez les garçons-ou la musicalité des ensemble-n’ont rien à envier à ceux des danseurs d’autres grandes compagnies classiques, avec en sus, une fougue et une sensualité sud-américaines qui rappellent celles du Ballet de Cuba. La pantomime est interprétée avec tant de naturel et de bonne humeur, qu’on en oublie son côté conventionnel. Avec l’étincelante Maria Riccetto (Kitri) et Gustavo Carvalho (son amoureux, Basile), les superbes techniciennes Nina Queiroz et Paula Penachio (les deux amies de Kitri). Mention spéciale à Ciro Tamayo (le torero) qui traverse le vaste plateau en trois grands jetés, Guillermo Gonzales (le chef des Gitans) et Anibal Orcoyen (Gamache) pour son irrésistible interprétation comique.

 Mieux vaut oublier les décors et costumes, et s’intéresser à la danse qui s’impose ici avec brio ! Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !!

 

Sonia Schoonejans

 

 

L’Autre Fille d’Annie Ernaux, mise en scène de Cécile Backès

 

L’Autre Fille d’Annie Ernaux, version scénique de Cécile Backès et Margaux Eskenazi, mise en scène de Cécile Backès

 

Crédit photo : Thomas Faverjon

Crédit photo : Thomas Faverjon

Il s’agit ici d’une lettre adressée à une sœur décédée avant la naissance d’Annie Ernaux. L’écrivaine s’est attachée aux mutations sociales de la seconde partie du XXème siècle, et professeure devenue  autrice,  elle a finement exploré, encore et toujours, la relation à ses parents, intime et fondatrice. Le silence du père et de la mère sur la vie et la mort de leur fille aînée de six ans est à l’origine de l’écriture de celle venue au monde après elle. Une présence devenue absence, pour la cadette restée dans l’ignorance de l’amour de ses parents pour cette petite fille et de leur douleur.

Fragments assemblés, discontinuités, ruptures et retouches: souvenirs et images du passé se bousculent entre mémoire de l’enfant et l’imaginaire de l’adulte. Du plus profond d’un passé enfoui jusqu’aux éclats lumineux d’une compréhension tardive, l’exploratrice de cette enfance oublieuse n’en finit pas de capter des instants figés. A dix ans, à Yvetot, un dimanche d’août, dans la chaleur poussiéreuse de l’été, une conversation change le monde pour la fillette, entre sa mère commerçante et une cliente venue de la ville, sans doute Le Havre.  La petite Annie Ernaux joue sur un chemin pierreux, la tête baissée, autour des adultes indifférents. Pensant ne pas être entendue, la mère évoque la naissance et la mort de sa fille aînée, ajoutant, au fil de la conversation, qu’elle était plus gentille… Une comparaison maladroite qui n’aurait jamais dû être  faite! Sans doute une phrase pour parler et se donner de l’importance, face à plus « grand » que soi.

La figure sororale se dessine alors à partir de bribes de paroles entendues: un portrait fictif qui envahit la conscience. La mise en scène  de Cécile Backès, délicate et attentive, est comme une sorte de préambule à la création en 2018 de Mémoire de fille, de la même auteure à la Comédie de Béthune. Cécile Gérard incarne ici la narratrice, petite fille et adulte, entre souvenirs sonores précis ou plus flous, et chansons dont elle se souvient comme Gentil coquelicot, Mesdames. Bruits du monde, chants d’oiseaux et comptines comblent le silence de l’absente; la comédienne ouvre un tiroir et en sort de la ferraille, clinquante et sonore : couteaux et cuillères, objets en métalliques, boîte résonnant d’un fouillis inexprimable: le temps a tout mélangé …

 Raymond Sarti a conçu un bel espace avec tables de bois à tiroir et chaises presque enfantines, dans un café-épicerie normand, ou une salle d’école élémentaire. Cécile Gérard va et vient dans les allées étroites, soulevant une chaise, ouvrant un tiroir, installant une grande table comme un cercueil qu’on mettrait debout. Elle y dépose peu à peu de petits objets ou ustensiles quotidiens, une chaise pour la sculpture et un tissu de drap blanc sur lequel l’interprète a peint une tête de fillette. L’ensemble pourrait évoquer un cheval de Troie féminin qui conserverait par couches, les souvenirs visuels, sonores, olfactifs et tactiles d’un passé révolu, un piège et un trésor dont l’être ne se départit jamais.

Avant la représentation, la comédienne enroule la ficelle d’une pelote, comme une déesse fileuse et patiente, ou une Pénélope tissant sa toile intime essentielle. On ne sait ce qu’elle va dire et prendre dans ses coffres privés. Règne un lourd silence que vient entamer un bruit très sonore et on perçoit alors le suspense, l’angoisse ou l’apaisement chargé d’émotion.

 En même temps, remontent à la mémoire de celle qui restitue une présence/absence, des objets  concrets : photographies anciennes en noir et blanc où est peu visible la petite disparue, livret de famille que l’adulte récupère à la mort des siens et qui porte, inscrites, les dates de naissance et de mort de Ginette, l’enfant ici jamais nommée et cartable toujours posé là, à attendre le jour de la première rentrée scolaire, et que la fillette a faussement cru lui être destiné. Une tombe encore, à fleurir en vitesse à la Toussaint, comme furtivement, sans paroles prononcées.

Dans le cadre de sa collection Les Affranchis, l’éditeur  a commandé à l’auteure une lettre:  pour lui, quand tout a été dit sans possibilité de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue, comme si on s’offrait un point final, comme si on s’affranchissait d’une vieille histoire. Annie Ernaux s’adresse au lecteur comme à elle-même, dans la traque du passé. La sœur  cadette de  la défunte a ressenti d’autant plus ce manque que ses parents, saisis de douleur, n’ont pas  voulu  imposer une image mortifère de leur enfant, ce qui aurait pu blesser la vie de cette future jeune fille en fleur.

 Stratégie, prudence, discrétion : une façon de protéger les sentiments éprouvés que la parole aurait dilapidés. Un refus de parler comme protection élémentaire face au «mal», pour ne pas éveiller l’attention et se protéger ainsi du danger. Restent la dissimulation, la garde d’un secret réservé aux confidents:  la cadette a éprouvé intimement ce refus.

 Cécile Backès a imaginé la création de L’Autre fille  pour la salle du Palace, à Lillers, une ville du territoire béthunois mais aussi bien sûr, pour Béthune, et pour les théâtres et salles des fêtes proches à Auchel, Saint-Venant, Gonnehem, Auchy-Les-Mines, Divion, l’abbaye de Belval, Bruay-la-Buissière, Richebourg, Witternesse, Festubert, Marles-les-Mines… Des communes plus tout à fait rurales, plutôt péri-urbaines où l’idée même de « quartiers » ou de « banlieue dure » n’affleure pas. Mais qui restent assez délaissées.

Le processus de création a été pensé pour être partagé avec les habitants au Théâtre de la Comédie de Béthune, et dans les communes partenaires. Le rôle du public a été redéfini pour susciter une création collective. Spectateurs  admis aux  répétitions-ce qui est tout à fait inhabituel-chorales pour la création sonore, ateliers d’écriture animés par Amandine Dhée autour du thème : la lettre que vous n’avez jamais écrite, soirées conviviales avec lectures de textes d’Annie Ernaux, entre autres. Un challenge artistique et culturel adapté aux contraintes des lieux pour affirmer au mieux la qualité de ce théâtre de proximité. Pour l’actrice, ce parcours  est aussi une expérience performative:  déplacements, allers et retours  parmi le public: elle retrace physiquement sur le plateau les étapes d’un chemin de mémoire. L’absence liée à l’imaginaire et à l’angoisse fait naître comme une présence en creux, d’autant plus intense et ineffable, comme la sensation tenace d’une vie interrompue. L’autre fille qu’on ne s’y trompe pas, est  bien encore celle qui écrit et cherche toujours. Mais auteure, interprète, metteuse en scène et spectateurs, nul ne peut échapper aux accidents de la vie, comme cette petite fille: dans un temps déjà lointain, le vaccin antidiphtérique n’était pas encore obligatoire !

Véronique Hotte

Spectacle vu à la Comédie de Béthune-Centre Dramatique National des Hauts de France; en tournée, du 16 novembre  au 23 février. T. : 03 21 63 29 19

 Le texte est paru au Nil éditions, Paris.

 

 

 

 

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