La Constitution de Vladimir Gurfinkel
Serge Noyelle et son théâtre Nono à Nice ont engagé un partenariat, initié par Nathalie Thauvin en France et Natalia Sannikova, responsable pôle théâtre du Centre Eltsine, co-producteur du spectacle.avec le Théâtre de Perm (Russie), d’abord en y créant Barocco, un opéra de Marion Coutris, puis en accueillant La Constitution de Vladimir Gurfinkel qu’il a jouée pour la première fois en France avec sa troupe. Mais nous n’avons pu voir l’unique représentation. Original et très actuel, ce montage de textes confronte les articles de la Constitution russe avec des situations concrètes.
Cette démarche s’inscrit dans la tradition d’un théâtre social et politique qui s’est illustrée aussi bien sous l’Ancien Régime, que pendant la période soviétique. Le fondateur du théâtre russe, Alexandre Ostrovski (1823-1888) nous a laissé une peinture des travers de la société qui a traversé les époques et ses pièces ont été très souvent mises en scène dans les années 1990, comme celles d’un auteur tout à fait contemporain! Le public retrouvait dans les mœurs de ces marchands qu’il avait pris pour cible, les prédateurs dits «Nouveaux Russes ».
L’Histoire procède par pseudomorphoses, celle du christianisme orthodoxe vers la nouvelle foi communiste, et de la « nomenclatura » soviétique vers une oligarchie financière calquée sur celle qui, en Occident, tient la réalité du pouvoir. Le terme d’oligarque réservé aux pays de l’Est s’applique aussi aux «élites», issues d’un passé totalitaire mais vite reconverties dans les affaires, la spéculation et le crime. Dans les dernières années de l’Union soviétique, on a vu ainsi apparaître des «dissidents» qui, souvent, se référaient à la Constitution pour donner une légitimité à leurs revendications. Réponse rituelle des gardiens de la Loi à ceux qui osaient s’y référer pour dénoncer des entorses à ses principes. Les « sliedovatiels », juges et policiers chargés à la fois de l’enquête et de l’instruction judiciaire! montraient leur matraque au prévenu: »La voilà, ta Constitution ! »
La pièce de Vladimir Gurfinkel, dont Marina Verchinine, directrice de l’Alliance française de Perm a réalisé le sous-titrage, s’appuie essentiellement sur les témoignages des victimes d’un système dont ses représentants avaient depuis longtemps trahi leurs principes. La lutte des classes, moteur de la Révolution, puis formule vide était une expression destinée à couvrir les infractions aux lois du communisme. Et très vite, la société soviétique retournée contre elle-même, devint la parodie d’une restauration qui n’osait pas dire son nom. Avec une véritable dichotomie entre langage et réalité.
L »homo sovieticus », le «camarade» d’un pays unifié en apparence, avait un Double secret, inavouable. Bien avant l’avènement du communisme, Fiedor Dostoïevski avait scruté dans son Double, la dialectique du maître et de l’esclave théorisée par Hegel, déjà en germe dans la bureaucratie tsariste et qui avait trouvé son épanouissement dans l’appareil d’Etat. Il est facile de relever les indices matériels de cette imposture mais moins d’ausculter les âmes mal lavées des membres de cette communauté idéale où il devint bientôt impossible de distinguer maîtres et esclaves, victimes et bourreaux. C’est le rôle du théâtre de révéler ces duplicités vertigineuses. On peut contester le choix du montage de textes opéré par Vladimir Gurfinkel, mais pas l’efficacité du procédé. Il appartient à une vieille tradition de la littérature et du théâtre russes mais est ici novateur, moins par le contenu de son message que par le procédé pour le mettre en œuvre, porteur d’un sens qui lui est propre, indépendamment des idées qu’il défend.
Le théâtre russe dans cette acception, antinomique à la vie, en est le double critique, comme le voulait Brecht, qui avait emprunté à son maître Serge Tretiakov, la notion formaliste «d’ostranienie» qu’on a traduite par «distanciation». A l’opposé du réalisme socialiste, Vladimir Gurfinkel s’inscrit dans cette tradition qui fait la part belle au formalisme non comme culte de la forme, mais comme esthétique matérielle du fait, du document, du témoignage. Ce que Victor Chklovski a appelé » la mise à nu du procédé». En cela, le metteur en scène est un peu l’héritier de l’agit-prop des années vingt qui a connu ensuite un renouveau éclatant avec le théâtre de la Taganka, dirigé par Iouri Lioubimov dans les années 60 à 80. Mais il inverse ce procédé et, au lieu de se livrer à une illustration de l’idéologie, il s’en sert pour en mettre au grand jour son vide même.
On a dit du régime autocratique qu’il était le despotisme corrigé par l’anarchie. On aurait pu en dire autant du système soviétique qui, à bien des égards, a été l’héritier de cette autocratie. Et l’idéologie démasquée dans la Constitution soviétique, brillera par son absence dans celle de 1993 ! En proclamant la fin des idéologies, elle s’inscrivait dans la ligne des adeptes du libéralisme pour qui le marché est l’expression naturelle de la réalité économique. Si on les en croyait, on arriverait donc et plus tôt que prévu, à la fin de l’Histoire, après avoir éliminé les artifices conceptuels qui étaient autant de freins au progrès.
Vladimir Gurfinkel fait largement usage des témoignages consignés par Svetlana Alexievitch dans La Fin de l’homme rouge et leur laisse toute leur ambiguïté. Et l’écrivaine les utilise pour rappeler les perversions de la société communiste, mais aussi pour compatir au désespoir de ses survivants. Cette rupture tragique a en effet plongé dans le dénuement des millions de gens qui avaient perdu l’enveloppe d’un régime totalitaire… mais protecteur !
Les années quatre-vingt-dix, célébrées par les libéraux comme un paradis perdu, sont la clé pour comprendre aujourd’hui la mentalité russe et l’adhésion des classes populaires à la politique de Poutine, conspuée en Occident. Vladimir Gourfinkel aurait pu confronter les articles de la Constitution de 1993 avec une société gangrenée par le banditisme et la corruption… Et on assiste alors à un nouveau clivage entre l’intelligentsia et le peuple. Le mot «intellectuel» avait été rayé de la Constitution de 1918, et de 1936, et il aura fallu attendre 1977 pour qu’il figure à nouveau, aux côtés des ouvriers et des paysans comme catégorie à part entière.
Et pourtant les foyers culturels clandestins mais ouverts au monde ont survécu aux purges et persécutions. Aleksander Wat, écrivain polonais (1900-1967) a dans Mon Siècle, témoigné de la subsistance de ces familles russes, souvent juives, attachées à la culture, à la littérature, à la musique, à l’art et, bien sûr, au théâtre qui a été à toutes les époques, un adjuvant de la vie pour beaucoup de Russes mais a aussi constitué « la vraie vie ». Rippellino, grand spécialiste italien de littérature slave et russe (1923-1978), dans Il Trucco e l’anima, parlait d’une soif du théâtre, le meilleur antidote au monde terrible selon Blok: « Moscou était froide, épuisée, affamée. Les trains immobiles. (…) Les habitants se nourrissaient de harengs rances, de pommes de terre pourries. Mais plus la vie était dure pendant la guerre civile, plus le théâtre prospérait. Des années de théâtromanie… Comme des cellules devenues folles, se multipliaient clubs, petites scènes, ateliers, laboratoires d’art dramatique. (…) La nuit, « les larges gueules des théâtres » (comme l’écrivait Mandelstam) déversaient sur les rues désertes, dans le gel, dans le noir, les foules « sombrement joyeuses » des spectateurs. »
Vladimir Gurfinkel fait aussi vivre aujourd’hui dans des conditions difficiles, un théâtre nécessaire comme l’air et le pain à une population soumise comme partout au matraquage publicitaire et à un abêtissement programmé par les médias, Bref, dans cette société de la consommation et du spectacle que Guy Debord a clouée au pilori, l’auteur et metteur en scène est à sa manière, un situationniste comme lui. Il met les textes officiels « en situation » et les transforme en pièces à conviction, dans un réquisitoire que chacun de nous dresse contre ce qu’Adorno, faisant le procès du capitalisme, a appelé «la vie mutilée». Vladimir Gurfinkiel nous rappelle que cette «vie mutilée» était aussi celle d’une nation, dite socialiste et obsédée par le mythe d’un l’avenir radieux. Mais au nom d’un futur utopique qui sacrifiait le présent.
Vladimir Gurfinkel n’aurait pas dû s’en tenir à ce constat un peu obsolète. En faisant le procès du passé, il semble valoriser les années noires qui ont suivi son effondrement mais a le mérite de parler des blessures que le système soviétique a infligées à plusieurs générations. S’il avait confronté les articles de la Constitution de 93, avec la réalité d’une société déboussolée et d’un pays ruiné par les privatisations et les oligarques, il aurait sans doute donné une autre ampleur à sa pièce. Il prolonge un peu cette auto-flagellation des Russes, qui, sous le règne de Boris Eltsine, ont adoré l’Occident tout en rejetant leur propre histoire, quand ils ont pu enfin jouir pour la première fois d’une vraie liberté d’expression et de circulation. Liberté devenue suspecte… quand on a appris tous les forfaits qu’elle a couverts, au nom de la démocratie et de la modernité.
La Russie, mise en faillite en 1998, s’est relevée grâce à la politique souverainiste de Primakov que Boris Eltsine a congédié comme un domestique après l’avoir utilisé. Vladimir Gurfinkel aurait pu mener jusqu’à nos jours le parallèle entre la Constitution et la réalités vécue sous le règne de Poutine, mais sa pièce est porteuse pour les spectateurs russes d’un retour critique sur eux-mêmes et sur leur vision du monde. Telle a aussi été la fonction des théâtres de Meyerhold, Tretiakov, Brecht, Lioubimov, toujours éclairés de l’intérieur par une comparaison entre les faits… et les Tables de la Loi de chaque idéologie dominante!
Gérard Conio
La Constitution a été jouée le 16 décembre, au Théâtre Nono, 35 Traverse de Carthage, à Marseille (VIIIème). T: 04 91 75 64 59, .