Extrêmophile d’Alexandra Badea, mise en scène de Thibault Rossigneux
Extrêmophile d’Alexandra Badea, mise en scène de Thibault Rossigneux
»Un organisme est dit extrêmophile lorsque ses conditions de vie normales sont mortelles pour la plus part des autres organismes. » Comme les micro-organismes vivant dans les sources d’eau chaude acide. Situation tragique et d’emblée théâtrale! Et le public, perplexe, se demande, quel univers l’attend. La compagnie Le sens des mots est à l’origine d’un dialogue arts/sciences. «Depuis 2010, dit Thibault Rossigneux, nous développons des « binômes », protocoles artistiques faisant se rencontrer théâtre et science, poètes et savants. Après une entrevue unique de cinquante minutes avec un scientifique, un auteur de théâtre écrit une pièce d’une demi-heure pour trois voix. Elle est ensuite mise en lecture par un collectif de comédiens et metteurs en scène accompagné d’une création musicale originale. La collection compte à ce jour trente-trois binômes».
Pour Extrêmophile, le metteur en scène a organisé une rencontre entre Alexandra Badea, autrice et le microbiologiste Bernard Ollivier. En 2014, au festival d’Avignon, lors d’une première mise en lecture du texte dans la résidence préfectorale du Vaucluse, une autre rencontre, imprévue celle-ci, avec le pouvoir politique influera sur l’écriture. Un nouveau volet s’ajoutera à la pièce initiale. Le spectacle met en jeu trois histoires qui s’entrecroisent, nous invitant à «une plongée dans les fissures de la conscience d’un chef de cabinet ministériel ambitieux et refoulé, d’un soldat pilote de drones déresponsabilisé et d’une jeune scientifique désabusée qui a renoncé à la recherche, au profit de l’industrie.»
La mise en scène joue sur la sobriété. Des escaliers métalliques mobiles, un fauteuil sur roulettes, un grand écran vidéo et une console régie son et lumière en hauteur. Il faut souligner l’utilisation habile de la caméra thermique qui filme en direct les acteurs, capte les variations de température et les transcrit en couleurs et en images sur l’écran vidéo et en intensités sonores, même quand l’obscurité règne sur le plateau. Ces Occidentaux issus de la société capitaliste, traversent tous un moment crucial de leur vie professionnelle et personnelle : «DIR CAB DIR CAB . T’as juste besoin de te punir, de te salir, de vomir ta personne. Mais après, au matin, tu enfiles la chemise blanche bien repassée par ta femme et tu deviens un politicard exemplaire. »
La théâtralité opère et révèle, grâce à cette scénographie ingénieuse, un univers noir qui est aussi le nôtre au quotidien, qu’il soit social, politique ou intime: «Tu traverses l’obscurité en te disant que tu te reconstruiras sur cette perte. Tu ne sais pas encore par où commencer. » La parole dramatique alterne récit et soliloque: « Pourquoi on perd le temps à parler des banalités? On est coupé de l’essentiel. On se réveille toujours trop tard. Cela a l’air d’une mauvaise blague. Et j’ai beau gigoter dans ma tête. Je ne peux rien changer, voilà. Tu regardes à nouveau à travers ton hublot Il n’y a rien à voir
. C’est noir ».
Il y a de rares dialogues, comme pour mieux laisser résonner solitude et néant, assaillant la conscience de ces êtres. La technologie et la sensibilité de cette mise en scène font naître un spectacle à la fois politique et très poétique.
Elisabeth Naud
Spectacle présenté au Théâtre de l’Echangeur, Bagnolet (Seine-Saint-Denis), le 1 er et le 2, et du 4 au 7 décembre.
Du 24 au 26 janvier, festival-lecture Binôme, Le Carreau du Temple, Paris (III ème).