Tableau d’une exécution d’Howard Barker, mise en scène de Claudia Stavisky
Tableau d’une exécution d’Howard Barker, texte français de Jean-Michel Déprats, mise en scène de Claudia Stavisky
Le dramaturge britannique signe ici un texte dense, polysémique, où l’aventure esthétique et amoureuse d’une femme, dans le monde brutal des hommes, se double d’une interrogation sur la liberté de l’artiste face au pouvoir dans la Venise de la Renaissance. Claudia Stavisky s’est emparé avec bonheur de cette fiction. 1571: La Sérénissime a écrasé l’Empire ottoman à la sanglante bataille de Lépante (celle où Michel de Cervantès perdit un bras) : les Turcs déplorent 30. 000 morts et la destruction de leur flotte, alors la plus puissante de Méditerranée.
Pour célébrer cette victoire chrétienne sur l’Islam, la République de Venise commande un tableau monumental à Galactia qui va choisir de représenter un carnage, plutôt qu’une geste héroïque. Non pas la gloire des vainqueurs mais la vérité des corps massacrés, « une grande cascade de chair », la cruauté des vainqueurs, la souffrance des victimes. Jusqu’à inventer un nouveau rouge, « un rouge qui pue » pour faire résonner « le cri du sang ». «Il faut que quelqu’un parle pour les morts », affirme-t-elle, refusant ainsi de « donner naissance à l’exaltation guerrière de l’héroïsme vénitien ». Ce qui ne plait guère à son commanditaire, le Doge Urgentino. Mécène avisé, grand admirateur de la peintre mais aussi fin politique dénué de scrupules! Elle échappera de peu à la torture et la prison, et son tableau devra au machiavélisme du pouvoir de ne pas être livré aux flammes de l’Inquisition.
Tableau d’une exécution, créée pour la première fois en 1986, participe du théâtre classique mais avec une construction et une poétique contemporaines. La pièce, d’abord politique, brosse aussi le portrait poignant d’une femme inspirée à Howard Barker par Artemisia Gentileschi (1593)-vers 1652), une peintre audacieuse et affranchie des tabous sociaux et esthétiques. Même si elle n’a jamais représenté de bataille navale… Le dramaturge qui est aussi peintre, compose son texte comme un tableau, en montrant les étapes de sa réalisation : scène après scène, Galactia élabore sa fresque, face à ses différents modèles: l’amiral ou un simple soldat transpercé par une flèche et les entrailles à vif.
Christiane Cohendy habite magistralement cette femme libre et radicale. Sensuelle, et d’une dureté implacable, la comédienne explore avec nuance et énergie, les versants contradictoires de son personnage, sur les plans artistique et sentimental. La metteuse en scène, directrice du Théâtre des Célestins de Lyon, saisit, avec Tableau d’une exécution, les combats d’une femme humaniste, contre un monde d’hommes. Nous pénétrons dans son atelier. Parmi les pinceaux, les pots de peintures, les estrades et les croquis, un homme gît, nu sur une carcasse de bateau. Son modèle et son amant, méprisé autant qu’aimé, mais aussi son rival, le peintre allégorique Carpeta, puissant et veule (David Ayala). Nous entendons aussi ses échanges aigres-doux avec sa fille, elle-même peintre mineure, ou avec le Doge, qui supervise régulièrement le travail (Philippe Magnan, implacable).
Une critique vient aussi observer le chantier et donner ses conseils, une intellectuelle pète-sec (Julie Recoing). La scénographie de Graciela Galan évoque le désordre d’un atelier d’artiste, par des éléments de décor. Sans jamais voir le tableau, nous suivons sa conception et nous voyons le travail en cours puis achevé grâce à une mise en scène quasi picturale aux fortes images qui désamorcent aussi les effets d’une prose parfois verbeuse ; voire un peu démonstrative, s’il n’y avait l’engagement total des comédiens.
Celui qu’on a parfois surnommé « le Bertolt Brecht anglais » prône un «théâtre de la catastrophe », moins didactique mais qui « n’est manifestement pas une expérience associée au divertissement ». Derrière l’intrigue, il questionne la place de l’artiste. Quel est son rôle dans le monde ? Doit-il céder au politiquement correct pour réaliser son art ? Le titre de la pièce laisse planer une ambigüité. En anglais comme en français, il signifie à la fois, la réalisation d’une œuvre et la représentation d’une mise à mort. Réhabilités in extremis, l’héroïne et son tableau échappent à la destruction mais la tragédie se déporte sur le destin de la toile qui sera récupérée par le pouvoir. Sa virulence n’est-elle pas alors sacrifiée ?
«Un tableau est récupérable, même si le peintre est perdu», souffle la critique au Doge, lui suggérant ainsi de sauver le chef-d’œuvre de Galactia. Il s’agirait donc aussi de l’exécution de l’artiste, sa force contestataire étant neutralisée par le pouvoir ? La tolérance s’avère plus efficace que la censure, pour désamorcer la violence. « Être comprise, c’est la mort. Une mort atroce », ironise Galactia. Selon le principe du «théâtre de la catastrophe», l’art authentique doit provoquer, diviser, et ne pas se laisser apprivoiser. Cela garde aujourd’hui son actualité, comme celle de la place de la femme dans la société.
Une pièce dense avec une langue charnue, une mise en scène intelligente, d’excellents interprètes, un décor et des costumes soignés. Quelques petites longueurs, mais deux heures et quart de pur théâtre. Merci au théâtre du Rond-Point d’avoir programmé cette création lyonnaise remarquable par la qualité de la pièce et par sa réalisation.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 28 janvier, Théâtre du Rond-Point 2 bis avenue Franklin-D. Roosevelt Paris VIII ème.T. 01 44 95 98 00
Du 6 au 8 février TNBA Bordeaux ; le 13 février, Comédie de Caen
La pièce est publiée aux Editions Théâtrales.