Jacques Le Marquet
Jacques Le Marquet
Ce scénographe né en 1927 est décédé le 30 décembre dernier. René Gaudy, son ami qui a enseigné avec lui à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, apprenant qu’il était hospitalisé à Ivry, était allé lui rendre visite. Un dernier dialogue, un témoignage fort et émouvant.
R.G. Nous le revoyons encore dans le grand couloir des Arts Décoratifs, rue d’Ulm, au premier étage, le couloir des intrigues, disait-il. Sa voix couvrait l’espace, sa tête dépassait celle des autres. Cheveux souples en arrière, gabardine beige au col relevé , avec en-dessous, une veste de toile noire et un pantalon à pli impeccable et des chaussures de luxe taille 45, lustrées… Il concentrait en un point le bout de ses doigts et, d’un ample geste, les portait à son nez: «Mon pif, c’est pas de la décoration ».
«Monsieur Le Marquet…vous êtes réveillé demande l’infirmière? Il tend vers moi sa grande main qui serre fort: «Mets-toi dans la lumière, que je voie ton visage, tes yeux. » Il prend la lampe, la braque sur moi: « Tu avais les cheveux noirs…» Après la main, la voix. Grave et forte, avec des phrases tranchées net. C’est bien lui.
«Avec Jean Nouvel, on a fait une trentaine de concours, on en a gagné quelques-uns, comme l’Opéra de Lyon, Minneapolis… C’est déjà pas mal. Il a un talent énorme… J’ai toujours beaucoup travaillé en amont, je produisais une centaine de pages de notes, avec des dessins. Une fois, pour une salle de spectacle, j’avais fait un projet avec uniquement des formes de coquilles Saint-Jacques: la forme des théâtres antiques grecs et romains. Mais le projet a été refusé! Dommage, il était excellent… »
« Si cela ne plaît pas, tant pis, je ne discute pas, je passe à autre chose. Je n’ai jamais été jaloux de la réussite des autres; au contraire, j’aime que les autres réussissent. J’ai fait quatorze scénographies pour Claude Régy, seize pour Jean-Paul Roussillon et plusieurs pour Georges Wilson mais peu pour Jean Vilar, mort trop jeune. Le metteur en scène est toujours au premier plan et le scénographe derrière, caché. Mes archives sont à la Bibliothèque Nationale. Mes maquettes ? Je les ai brûlées, des flammes de six mètres de haut…
R.G.: Je me souviens d’une exposition sur les masques funéraires du Congo dont tu avais fait la scénographie. Le public était dans le noir, seuls, les masques étaient éclairés. D’où venait la lumière, on ne savait pas, les morts bien là; nous regardaient…Tu disais toujours aux étudiants: la scénographie, cela part de la sculpture.
L’aide-soignant apporte le goûter. Sur le plateau, cinq morceaux de gruyère disposés comme les doigts de la main. « Le comté, tu le sors du frigo, tu le mets cinq secondes au micro-ondes, il est à point. »
R.G. : En 1968, les élèves de la section décor de théâtre des Arts déco se sont révoltés contre l’enseignement qui y était donné. Un élève t’avait demandé de venir y enseigner et tu as créé une section scénographie, une nouvelle ère pour l’école
Lui : Oui, j’ai dit tout ça à Anaïs Dupuy-Olivier: c’est dans sa thèse. Je n’ai jamais fait de cours aux Arts Déco mais j’accompagnais ces jeunes et il y a deux filles qui ont obtenu la bourse de la villa Médicis. Une autre, quel que soit l’exercice demandé, se débrouillait toujours pour être à poil! Les garçons, eux, n’avaient pas le même talent et certains étaient à l’état gazeux!
R.G. : Comme coordonnateur de la section, tu n’étais pas directif. Tu soutenais les projets, sans rien imposer. J’ai toujours tes notes de service. Une au moins par semaine, parfois plusieurs pages. Et écrites avec de grandes lettres noires, comme ton ombre portée. Cela venait de Jean Vilar, non? De ses notes de service au personnel du T.N.P. ?
J. L. M. : Elles étaient un troisième volet de mon travail, en plus de l’écriture personnelle et de de la scénographie. Je n’ai jamais choisi entre l’écriture et le dessin… J’ai aussi commis trois pièces: d’abord Jardins à la française, une autre montée par Patrice Kerbrat avec Jacques Seiler, et La Garde, ma meilleure: j’y ai mis tout ce que j’avais voulu dire dans mes autres textes: une histoire de faux Gardes républicains.» A la fin, j’écrivais des poèmes mais ils n’ont pas été publiés.
R. G. : J’avais pris ta succession comme coordonnateur de la section scénographie. Le nouveau directeur de l’Ecole, Richard Peduzzi, a alors organisé une très officielle Journée de la scénographie assez méprisante envers nous et Jacques Le Marquet. J’y avais présenté le bilan de la section Scéno: «Jacques Le Marquet est parti hier; il a retiré son nom sur son casier. Je le salue ici comme le créateur de cette section et du studio de scénographie qui est un bel instrument d’étude (comme on dit un violon d’étude) mis à la disposition des élèves. Il avait une certaine éthique avec un savant dosage de rigueur dans le suivi des travaux et d’ouverture sur toutes les approches du spectacle. Ce qu’il a mis en place ici, restera un point d’appui essentiel pour demain.» Et j’ai demandé à Richard Peduzzi que ce studio porte le nom de Jacques Le Marquet mais il a refusé !
R.G: Tu as fait partie comme moi, de la cellule communiste des Arts déco, nommée Léon Moussinac. Tu en étais le trésorier, je te revois nous distribuant nos timbres, tout en pestant contre la trésorière du V ème arrondissement. Pendant ce temps, Boris Taslitzky nous dessinait…
J. L. M. : Boris…Quelqu’un de très fin…sa façon de dessiner les arbres, chaque branche, comme un corps : magnifique.
R .G. : Il a fait un portrait de groupe de la cellule qu’on peut voir sur le site créé par sa fille… Au centre du tableau, tu trônes, bien droit dans un fauteuil mauve, d’où jaillit ton costume de velours vert Véronèse.
J.L.M: Oui mais pas ressemblant. Ce que je demande en premier, à un portrait, c’est la ressemblance. (…) Mon père s’appelait Marquet. Un nom franc-comtois. Peut-être le passage des Espagnols. Marquez… Peut-être la famille de l’écrivain Garcia-Marquez. Mon père était de la région de Vesoul, et ma mère, du Valois. J’ai rajouté : Le. Comme une particule; à la campagne autrefois, on disait : Le Untel. Mes prénoms sont Jacques Lucien et cela fait donc toujours : J. L. M. Notre seul nom : celui qu’on se donne. Casanova dit cela, Casanova, un homme d’une intelligence prodigieuse… »
Jacques Le Marquet était-il don Juan, Casanova ? Non, plutôt un personnage de la Renaissance. Il admirait Charles-Quint: «Le seul homme d’Etat qui ait démissionné de son plein gré». Alors, homme de pouvoir, condottiere, Machiavel?
R.G. : Tu disais souvent que tu aimais les gens méchants, et qu’avec eux, on savait à quoi s’en tenir.
J. L. M. : Plutôt ceux qui jouent les méchants. Le plus important pour moi : le simulacre, la mimésis. Je mets un masque, je me protège et derrière ce masque, j’attaque. Les autres se sentent coupables de rester silencieux. Cela fait sortir la vérité. Parfois.
Il cite souvent le journal de Pontormo, «l’artiste subtil et tourmenté de la Renaissance finissante » Tourmenté, subtil. Pour lui, ce qui est premier : la forme, surtout si cette forme saigne et crie. A la fin de ma visite, détendu, il me demande où j’habite, ce que j’écris et pourquoi je suis venu le voir:« Tu vas écrire quelque chose? ». Il ne le dit pas mais a deviné.
R.G. : Y-a-t-il des choses dans ta vie que tu n’as pas faites ? Que tu regrettes de ne pas avoir faites? Que peut-être, tu aurais voulu faire? Il réfléchit quelques secondes: «Non». Bruit d’assiettes dans le couloir, c’est l’heure du repas. Je lui dis au revoir. Il sourit. Je pense aux célèbres vers de Jean de La Fontaine. «La mort ne surprend point le sage/Il est toujours prêt à partir/S’étant su lui-même avertir/Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage».
René Gaudy