La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, mise en scène de Jean-Luc Lagarce
La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, mise en scène de Jean-Luc Lagarce
Il est neuf heures, Big Ben égrène sans fin son carillon. Nous sommes dans le jardin de Monsieur et Madame Smith. Leurs premiers échanges semblent puisés dans un manuel de conversation pour débutants étrangers: ils débitent des phrases toutes faites, sautant du coq à l’âne. Madame Smith raconte interminablement son repas : ils ont mangé « de la soupe, du poisson, de la salade anglaise ( …) Les enfants ont bu de l’eau anglaise (…) La soupe étaient un peu trop salée, etc. … » Le couple attend des invités qui sont en retard….
La pièce, créée en 1950 par Nicolas Bataille, fut d’abord un four; reprise en 1957 au Théâtre de la Huchette, elle se joue depuis sans interruption : un record du mondial dans le monde du spectacle. Jean-Luc Lagarce, en 1991, en présenta une version décapante. Et onze ans après la disparition de l’auteur et metteur en scène bisontin (1957-1995), François Berreur qui jouait Le Capitaine des pompiers à la création, rassembla les comédiens de cette aventure et ils retrouvèrent, ensemble, petit à petit, la mise en scène initiale. Celle que nous avons donc l’occasion de revoir, maintenant après six mois de tournée, avec la distribution de 1991.
Dans le décor d’origine, conçu par Laurent Peduzzi : une façade sans profondeur d’un cottage de la banlieue londonienne, avec son gazon vert impeccable, sa petite palissade et son petit portail. Entre la maison des nains de Blanche-Neige et l’extérieur de la villa de Mon Oncle de Jacques Tati. Et le jeu des acteurs rappelle souvent ceux des films du grand comique français des années cinquante qui, comme Eugène Ionesco, a si bien fustigé la petite bourgeoisie. « Des effets de perspective font qu’à un moment donné‚ il y a quelque chose qui ne va pas très bien, en disait Jean-Luc Lagarce. L’idée de la façade de cette maison qui est en bois‚ comme dans un tableau d’Edward Hopper‚ est importante ; l’effet est volontairement appuyé pour que l’on sente bien qu’il n’y a là qu’une façade‚ c’est-à-dire un décor. On est là pour faire semblant et on sait qu’on fait semblant. »*
Le jeu façon marionnettes des Smith (Mireille Herbstmeyer et Jean-Louis Grinfeld), avec des gestes saccadés, se retrouvent chez Mary la Bonne (Marie-Paule Sirvent), qui apparaît comme un diable hors de sa boîte, visage mâchuré, coiffe en bataille, tablier blanc de travers. Mi-Bécassine, mi-vamp, elle fouine partout. « Pour ce qui concerne le personnage de La Bonne‚ expliquait Jean-Luc Lagarce, j’ai pris au pied de la lettre une réplique du début de la pièce qui dit: “ Je ne suis pas Mary. Mon vrai nom est Sherlock Holmes.»* Mêmes postures outrées chez les invités qui arrivent, habillés exactement comme leurs hôtes : tailleur rose et chapeau à fleurs pour les femmes ; costume gris pour les hommes. Ils sont ainsi rendus inversement interchangeables : Monsieur Smith est plutôt rondouillard, à côté de sa grande femme juchée sur des talons hauts; Monsieur Martin (Olivier Achard) est dégingandé et filiforme et Madame Martin (Emmanuelle Brunschwig) fait figure de poupée minuscule. Des couples qui rappellent ceux du dessinateur Albert Dubout (1905-1976).
Ces contrastes de couleurs et d’allures et le jeu mécanique des acteurs sont étudiés avec un soin méticuleux et ajoutent une touche de fantaisie au texte. Au langage en vrac d’Eugène Ionesco, répondent les gestes incongrus des comédiens. Leur logique implacable, celle du non-sens, semble se déglinguer à l’arrivée du Capitaine des pompiers (François Berreur), avec son interminable histoire à rallonges sur le rhume, quintessence de l’écriture à la Ionesco et du théâtre dit «de l’absurde ».
Bientôt les acteurs vont quitter leurs personnages et se regrouper face public, pour évoquer les diverses fins envisageables à cette pièce sans queue ni tête. Ils prennent les spectateurs à partie: « Nous nous défendrons contre le public en l’empêchant de venir au théâtre. ». « Chassez-les », demandent-ils aux gendarmes qu’ils auraient appelés. Et pour finir, ils avertissent les spectateurs : «Ne mettez plus jamais les pieds ici. » Quant à La Cantatrice chauve, on l’aura attendue en vain. On sait seulement qu’ « elle se coiffe toujours de la même façon ».
A l’époque, Jean-Luc Lagarce avait eu du mal à boucler sa production : « Quand vous dites que vous allez monter La Cantatrice chauve, ils se disent tous que ça va être comme à la Huchette »*, confiait-il. D’où quelques perfides allusions-dites en aparté- à l’inoxydable mise en scène de Nicolas Bataille, comme: «Dans la mise en scène de Nicolas Bataille, on n’embrasse pas Le Pompier »….
« J’en suis arrivé à la conclusion, disait le metteur en scène, que les gens ne connaissaient pas bien cette pièce dont ils ont une idée a priori. Dans le spectacle que j’ai réalisé‚ le public rit beaucoup. Il est surpris de rire‚ parce qu’il pense que le climat d’une pièce de l’absurde est toujours gris !» * La pièce prend ici des couleurs et un coup de jeune, avec un décor de bonbons anglais et des costumes pimpants. La temporalité disloquée comme le langage, est rendue par la course erratique de la lune dans le ciel, par-dessus le toit, comme un point sur un i ; une touche poétique, enfantine, presque. De brefs thèmes musicaux accompagnent discrètement l’action comme Musique mécanique de Carley Bley ou les airs de Frank Churchill, Leigh Harline et Paul J. Smith pour Blanche-Neige et les Sept Nains de Walt Disney.
La mise en scène et les comédiens insufflent une énergie nouvelle à ce classique du théâtre de l’absurde. Mais cela n’empêche pas d’éprouver parfois une certaine lassitude: la pièce a vieilli et sa virulence alors provocatrice nous paraît gentillette. Mais la distance, la légèreté et la poésie décalée, servies en supplément par ce spectacle, nous permet de recevoir cette Cantatrice chauve dans une perspective historique, eu égard à son auteur et son metteur en scène…
Mireille Davidovici
Athénée-théâtre Louis-Jouvet, Square de l’Opéra Louis-Jouvet, Paris IX ème. T. 01 53 05 19 19, jusqu’au 3 janvier
6 février, Espace Jean Legendre, Compiègne ; du 8 au 9 février, Le Phénix, Scène Nationale de Valenciennes et du 15 au 16 février, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise.
* Extraits d’un entretien de Jean-Pierre Han avec Jean-Luc Lagarce (1992) publié dans theatre-contemporain.net.