Kroum d’Hanokh Levin, mise en scène de Jean Bellorini

 

Kroum d’Hanokh Levin, mise en scène de Jean Bellorini (spectacle en russe, surtitré en français)

  NSK_0132Le spectacle a été créé  en décembre dernier avec la troupe du Théâtre Alexandrinski  à Saint-Pétersbourg.  Kroum revient dans son pays, bredouille, et n’a même pas de quoi rapporter un cadeau à sa mère. Il retrouve son quartier, ses potes, sa petite amie, ses voisins tels qu’il les a quittés. Tous subsistent, s’enfoncent ou meurent dans la médiocrité. Pusillanime, il rêve de repartir, d’écrire un roman ou d’un ailleurs pour échapper à son environnement misérable, où les habitants vivotent dans la promiscuité. Et l’auteur a affublé tous ses personnages de sobriquets.

Hanokh Levin (1943-1999), figure majeure du théâtre israélien contemporain, nous a laissé une cinquantaine de pièces, surtout des comédies aigres-douces. Ses personnages, prisonniers de leur  couple, de leur  famille ou d’une communauté,  ont  une lucidité terrible et un humour acide, dans la plus grande tradition du théâtre juif. L’irrésistible fantaisie de l’écriture, son cynisme ravageur se doublent toujours d’une tendresse de l’auteur pour leur maladresse constitutive. Kroum n’y déroge pas et dans une langue simple, parfois crue, où le ridicule confine parfois au poétique, offre une galerie de portraits hauts en couleurs.

 Un immeuble sans façade avec, sur trois niveaux, sept pièces exigües où les habitants vivent les uns sur les autres. Jean Bellorini a conçu ce décor pour montrer à la fois l’isolement des personnages: chacun dans sa case mais dans une promiscuité où vivent ceux dont nous allons peu à peu, à l’occasion du retour de Kroum, connaître l’intimité, les liens qui les unissent et les interactions entre eux.

 «Faire le choix d’un texte d’un auteur étranger ni russe, ni français  mais israélien, porteur d’une culture encore toute autre. Choisir un texte sans héros, ou plutôt avec un anti-héros absolu, qualifié sans ambiguïté possible, d’ectoplasme »,  a été le pari de Jean Bellorini. Il a proposé  Kroum à la troupe du théâtre Alexandrinski qui l’a invité à faire une mise en scène dans le cadre d’échanges entre la France et la Russie. Fondée en 1756 et située au cœur de Saint-Pétersbourg, cette prestigieuse maison classée au patrimoine mondial de l’Unesco, et dirigée aujourd’hui par Valeri Fokine, a accueilli  La Mouette d’Anton Tchekhov à sa création en 1896 et, durant le siège de Léningrad de 1941 à 1944, on y jouait gratuitement des opéras pour la population affamée.

 Le metteur en scène, directeur du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, cherchait un texte choral pour cette troupe russe. Dans Kroum, pas de personnage principal : tous sont embarqués dans la même galère. Une micro-société représentative des «gens d’en bas», d’ici ou d’ailleurs… Kroum l’ectoplasme, la quarantaine (Vitali Kovalenko), un Oblomov à la petite semaine, drague Trouda, la bougeotte (Vasilissa Alexéeva) elle-même courtisée par un autre soupirant qui finira par l’épouser. Tougati, l’affligé (Dmitri Lyssenkov), toujours malade, se marie avec Doupa, la godiche (Yulia Martchenko) avant de rendre l’âme, largué par sa femme mais entouré de ses amis. «Il est passé du ressort de la médecine, à celui du néant», épilogue le docteur Schibeugen, aux allures de croque-mort philosophe, quand Tougati décède, plein de regrets : «Ce que j’ai connu jusqu’à présent, ça ne s’appelle pas vivre.» «Pense à l’amour qu’on ne nous a pas appris à prendre, qu’est-ce que tu perds ? », lui dit Kroum pour le consoler.  Et il y a les aînés : la mère de Kroum, et le couple du troisième étage, avec leur vie derrière eux…

 Deux mariages (ratés bien entendu !), un enterrement et le trépas de la mère de Kroum en conclusion: à la satisfaction du vieux couple abonné aux cérémonies pour  s’y empiffrer. Inséparables, ils se détestent autant qu’ils s’aiment. Image de l’avenir qui attend les plus jeunes ! Shkitt, le taciturne (Ivan Efremov) regarde tous ces événements sans piper mot, alors que tous les autres sont bavards. Un peu trop parfois, et on suit difficilement les dialogues surtitrés  !

La pièce, interprétée de manière très naturaliste, a du mal à trouver sa vitesse de croisière et les premières scènes d’exposition sont particulièrement longues. Mais l’excellence des comédiens l’emporte quand l’action s’accélère. Avec en particulier, Dmitri Lyssenkov en Tougati l’affligé,  neurasthénique, obsédé par sa santé et les bienfaits de  gymnastique, que, bien sûr, il ne pratique pas. Sa mort est un très beau moment d’écriture et de jeu où l’émotion affleure. Même chose  pour ses duos amoureux avec Doupa la godiche, qui l’épouse en désespoir de cause. On sent une troupe homogène comme dans beaucoup de théâtres russes, avec des acteurs, musiciens, techniciens, dramaturges, décorateurs hors pair, et tous formés à la même école.

 Fausse note : les costumes de Macha Makeïeff, volontairement laids et criards, enfoncent encore plus les personnages dans leur médiocrité et en soulignent inutilement la pauvreté et la misère morale. Hanokh Levin ambitionnait sans doute un style moins univoque, plus léger et proche du cabaret. Et pourquoi dans cette mise en scène, des références au néo-réalisme italien? Avec des extraits d’I Vitelloni de Federico Fellini, des airs de Nino Rota, et aussi le Lasciami morire du Lamento d’Arianna de Claudio Monteverdi… Cela donne au moins l’occasion de profiter des talents vocaux des acteurs et de la musique de Michalis Boliakis, au piano et à l’accordéon. Et Capri, vers laquelle s’envole la copine sexy de Doupa la godiche, sous le charme d’un Italien en rut, évoque suffisamment le désir d’évasion pour nous éviter la dernière séquence, pourtant magnifique de ce film. Désir d’évasion auquel va céder, contre toute attente, le mystérieux Taciturne. Kroum, lui demeure seul avec son deuil, dans la minuscule cellule familiale, au milieu de l’immeuble déserté.

A voir pour la générosité et le travail des comédiens, longuement salués par le public.

Mireille Davidovici

Théâtre Gérard Philipe-Centre Dramatique National, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis (Seine Saint-Denis) jusqu’au 28 janvier. T. : 01 48 13 70.

La pièce, traduite par Laurence Sendrowicz, est publiée aux Editions Théâtrales.

 

 

 

 

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