Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Katie Mitchell
Schatten (Eurydike Sagt), Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, traduction de Sophie Andrée Herr, mise en scène de Katie Mitchell (en allemand surtitré en français)
Orphée, véritable mythe du veuf inconsolé dans Les Géorgiques de Virgile et Les Métamorphoses d’Ovide, connaît, on le sait, une triste fin: les dieux des Enfers lui ont permis de revenir sur terre avec Eurydice mais elle doit marcher derrière lui, et il n’aura pas le droit de se retourner pour la voir, avant qu’ils aient franchi la limite qui sépare les morts des vivants. Mais Orphée ne résistera pas à la tentation et perdra Eurydice une seconde fois, incapable de limiter ses désirs, victime d’un violent excès d’amour. Ce non-respect de l’interdiction traduit le flagrant délit d’un attachement aux sens.
Dans Ombre (Eurydice parle) de l’Autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004, monté par la Britannique Katie Mitchell, avec la troupe de la Schaubühne de Berlin, Eurydice ne voit pas les choses sous cet angle. Contre l’injonction patriarcale mythique, elle se saisit en effet d’elle-même-corps et conscience-pour s’enfuir et disparaître d’un monde trivial et organisé pour le seul bien-être du mâle. D’abord, Orphée ne se retourne pas vraiment, et Eurydice résiste et traîne. Mordue par un aspic, elle rejoindra volontairement le royaume des morts et ne suivra donc pas celui dont elle veut se séparer.
Elle désirait en effet écrire, être elle-même enfin, et se concentrer sur un manuscrit, mais elle en était toujours empêchée par Orphée, ici un viril séducteur et chanteur de rock qu’adule sa foule de groupies et qui appelle son épouse à ses côtés pour qu’elle le rassure en se donnant à lui : «Et alors, je devrais partir d’ici ? Alors que j’ai enfin trouvé ce que j’ai cherché : l’absence. L’être-loin. De tout… Les ombres ne veulent pas me lâcher et moi je ne veux pas les lâcher… et moi, pauvre ombre, je dois rester derrière lui. Seulement parce que le chanteur le veut ? Parce qu’il ne veut rien ? Parce qu’il me veut, moi, le rien ?» En accédant au songe existentiel, elle revendique le statut d’ombre…
Le spectacle est rythmé par une création vidéo en direct, dans un dispositif inventé avec les acteurs, réalisateurs et créateurs sonores de la Schaubühne qui réactualisent le cheminement visuel et auditif subi par Eurydice. Sur le plateau, la Coccinelle Volskswagen de Madame lui est bien utile pour ses déplacements quotidiens et pour parcourir les tunnels sans fin de béton froid des nos immenses parkings infernaux avec ascenseur, pour atteindre entre autres, le niveau : «-99 », séjour d’Hadès. A jardin, la cabine de la narratrice et, à cour, la loge du chanteur rock que jouxte une route où roule la voiture. La vidéo fait défiler les lumières clignotantes jalonnant le labyrinthe. Et les musiques et cris des fans résonnent au concert d’Orphée.
Cette démonstration grandiose varie entre humour et amusement moqueur : la parole d’Eurydice est claire : la femme enfin révélée, œuvre aujourd’hui à la libération d’un joug ancestral qu’elle fait voler en éclats, après l’avoir subi puis analysé. Un spectacle flamboyant de conviction filmique et théâtrale, avec une belle orchestration scénique et des propos subversifs: l’écrivaine dénonce en s’amusant, les postures d’autrefois! Avec des acteurs toujours justes et précis, comme Jule Böwe, Stephanie Eidt, Renato Schuch et Maik Solbach.
Véronique Hotte
La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun, Paris XXème jusqu’au 28 janvier 2018. T. : 01 44 62 52 52