Les Reines de Normand Chaurette, mise en scène d’Elisabeth Chailloux, collaboration artistique d’Adel Hakim
Les Reines de Normand Chaurette, mise en scène d’Elisabeth Chailloux, collaboration artistique d’Adel Hakim
Cela se passe dans l’Angleterre du XIVème et William Shakespeare a conté cette guerre des Deux-Roses dans Henri IV, Henri V, Henry VI et Richard III qui ont inspiré l’écrivain québécois dont la pièce (1991) est maintenant bien connue en France et jouée partout. Joël Jouanneau avait monté la pièce six ans après sa création à Montréal, avec Martine Chevallier, Catherine Hiegel et Christine Fersen.
Nous vous épargnerons toute la généalogie royale du Royaume-uni, très compliquée pour les Français… comme pour nos contemporains anglais. On est dans une tour du Château de Londres, le 20 janvier 1483 : Richard va faire assassiner les enfants de la reine Elisabeth dont l’époux, le roi Edouard IV agonise dans une chambre proche. Mais on ne verra ici aucune homme, pas même un serviteur. Il y a réunies dans un dramatique huis-clos, les mères, épouses et sœurs de ces hommes qui convoitent le trône d’Angleterre, et en conflit ouvert et violent comme entre Élizabeth et Isabelle, épouse de George et possible reine, ou la duchesse d’York, mère d’Edouard IV et Richard III (quatre-vingt dix neuf ans) incapable d’un véritable sentiment maternel. A son âge, elle n’a plus aucune illusion, quand enfin elle obtient cette couronne si convoitée : «J’ai régné dix secondes. Et j’ai vu ce que je voulais voir. Je me suis élevée sur le sort pitoyable du monde». Et la reine Marguerite, future épouse de notre Henri IV, qui s’accroche à un globe terrestre sur roulettes, qui voit les choses avec philosophie: «Les maux de l’Angleterre me feront sourire en France.» Et Anne Dexter, la sœur des rois, qui a eu les mains coupées que l’on a prié de rester muette. Et sa sœur Isabelle. Et Anne Warwick… Toutes sauf Anne, vont donc se battre pour la couronne. Vous suivez toujours? Avides de pouvoir absolu, elle parlent beaucoup, et dans une langue remarquable, comme pour exorciser le malheur qu’elles voient arriver.
Ces six femmes dont les personnages existent bien dans les tragédies de l’immense dramaturge, convoitent le trône d’Angleterre, et vont revivre ce jeudi 20 janvier, jour de la mort d’Edward IV et de la prise de pouvoir par Richard. Fils de la duchesse d’York, et frère d’Anne Dexter, il épousera Anne Warwick que le pouvoir fascine et horrifie à la fois: «L’idée de régner sur cette île m’est insupportable, me terrorise, et est un mauvais rêve. »Perfidie, manque d’amour maternel, ambition démesurée, sous-entendus fielleux: les mots de Normand Chaurette, bon connaisseur du théâtre shakespearien, frappent sec…
Elisabeth Chailloux a bien choisi-et on le sait : une bonne distribution, c’est déjà la moitié d’une bonne mise en scène-et elle a dirigé ses six comédiennes avec une grande précision mais sans aucune sécheresse. Ce qui est plus rare dans le théâtre contemporain… Il y a ici, à l’évidence, un jeu d’une belle unité et qui donne toute sa force au spectacle. Avec Bénédicte Choisnet (Anne Dexter), Pauline Huruguen (Isabelle Warwick), Anne Le Guernec (la Reine Élisabeth), Marion Malenfant (Anne Warwick). Et Sophie Daull (la duchesse d’York) et Laurence Roy (la Reine Marguerite)… Mention spéciale à toutes les deux, absolument magnifiques. Mais toutes ont une sacrée présence, un jeu toute en nuances et sans criaillerie aucune. Et crédibles dès qu’elles arrivent sur ce grand plateau.
Cette mise en scène est sans aucun doute la meilleure d’Elisabeth Chailloux, comparable, dans le registre shakespearien, à celles de Jean Vilar, Roger Planchon ou Antoine Vitez pour ne citer qu’eux… Rien n’est ici approximatif et tout fonctionne parfaitement pour dire la solitude et l’appétit de revanche absolue de ces femmes qui veulent aussi, comme les hommes, avoir droit au pouvoir suprême et qui sont prêtes, pour le conquérir grâce à la parole, à se battre sans concession
La metteuse en scène a mis ici toutes les chances de son côté. Rigueur de la dramaturgie, impeccable direction d’actrices, conception et réalisation d’images tragiques d’une grande force et d’une rare beauté, parfaite maîtrise de l’espace scénique… Il faut aussi dire un grand merci et voir à Adel Hakim, codirecteur avec elle de la Manufacture des Œillets. Malheureusement, les dieux ne lui auront pas laissé le répit nécessaire avant sa mort il y a quelques mois, pour qu’il puisse assister à la première de cette exceptionnelle mise en scène qu’Elisabeth Chailloux a réalisé avec sa collaboration.
Yves Collet a conçu une scénographie bi-frontale très réussie: un grand et long plateau nu juste avec un fauteuil en bois et un globe terrestre. Sur une vingtaine de mètres et sur deux passerelles en hauteur qui ajoutent une dimension de vertige à toute cet espace. Il a aussi imaginé des spots de lumière blanche et crue, renforçant la puissance du jeu des comédiennes. La metteuse en scène a su bien mettre en valeur ici grâce à un bon rythme, la temporalité de cette nuit où se joua cette tragédie du pouvoir qui marqua le pays, quand le 20 janvier 1483, agonisa le roi Edward. Sur fond sonore très efficace: des God save the queen répétés ponctuent l’action, comme ces volées de cloches et ces sinistres hurlements de vent accompagnant significativement la grandeur royale, mais aussi toute la sauvagerie de cette folle conquête du pouvoir absolu.
Aux chapitres des petites réserves: on oubliera ces fumigènes en nappe coulant trop souvent sur le sol (un bel effet qui marche à tous les coups mais usé) et les cadavres d’enfants dans de grands bocaux, d’un surréalisme encombrant. Mais bon, ce n’est rien à côté de la rigueur et de la force de cette mise en scène; si vous le pouvez, allez jusqu’à Ivry, on vous jure que vous ne le regretterez pas. Sinon, attendez ce spectacle d’une qualité exceptionnelle sera sans doute repris l’an prochain…
Philippe du Vignal
Manufacture des Œillets, Place Pierre-Gosnat, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). T: 01 43 90 11 11, jusqu’au 29 janvier.
La Comédie de l’Est -Colmar, du 6 au 9 février.