Bluebird de Simon Stephens, mise en scène de Claire Devers


Bluebird de Simon Stephens, traduction de Séverine Magois, mise en scène de Claire Devers

 

©Julien Piffaut

©Julien Piffaut

Simon Stephens, dramaturge et scénariste anglais de quarante six ans, s’est fait connaître dès 1998 avec Bluebird au festival des jeunes auteurs du Royal Court à Londres. Il a depuis écrit de nombreuses pièces qui font penser à celles de Dennis Kelly dont  en ce moment Oussama ce héros va être jouée au Monfort, et Constellations (voir Le Théâtre du blog) est présentée au Théâtre de l’Aquarium.
Claire Devers, cinéaste,  avait réalisé un premier et remarquable long métrage: Noir et Blanc en 1986, couronné de la Caméra d’or à Cannes… Puis Chimère, et surtout Max et Jérémie avec Philippe Noiret et Christophe Lambert, Les Marins perdus, Le Pendu, Rapaces… portrait d’un trader de la City à Londres. Mais elle s’est aussi intéressée au théâtre et à ses acteurs comme Marcel Bozonnet, Laurent Stocker, Clotilde Hesme, Domnique Reymond… qu’elle a fait jouer dans ses films. Bluebird est sa première mise en scène.

Cela se passe la nuit dans des quartiers sinistres de Londres, proches de la City avec ses grands buildings sans âme, canal glauque, lumières crues…  Jimmy Macneill, la quarantaine, chauffeur de taxi, conduit sa Nissan Bluebird et on devine vite qu’il est profondément seul.  Il écoute volontiers ses clients qui restent son unique et véritable contact avec le monde et qui lui parlent volontiers de leur vie. Comme Robert Greenwood, cinquante ans, corpulent, visiblement alcoolisé. Il y a aussi Angela, une très jeune femme  très sexy et rebelle que son oncle a violée et tabassée.  Et Andy Green, un videur de boîte, bâti comme une armoire à glace. Billy Lee, épuisé, un poignet dans le plâtre qui a eu trois tendons sectionnés. Richard Wright, un mécanicien écossais du Métro londonien, lui aussi cassé par un travail ingrat et à qui Jimmy confiera qu’il était écrivain. Une adolescente de quinze ans, mais au maquillage et aux vêtements très voyants et qui doit faire le trottoir. Elle lui proposera de coucher avec lui car elle n’a pas de quoi payer le prix de la course.  Janine Williams, une ancienne prof élégante mais sans doute dépressive, la quarantaine Bref, toute une galerie d’hommes  et femmes minés par une vie douloureuse, parfois violents que . Jimmy écoute bienveillant: « Je suis navré, je comprends » puis il finit par parler lui, de la tragédie absolue qui l’a cassé : la perte de sa petite fille tuée dans un accident de la circulation.

Il a quitté aussitôt sa compagne Clare, la mère de cette enfant et il l’appelle de temps en temps mais ne n’a pas revue depuis cinq ans. Il répète au téléphone qu’il doit absolument la voir et lui dire quelque chose, qu’il a aussi un cadeau à lui offrir. La rencontre aura finalement lieu. Ils sont seuls, tous les deux, la voiture entre eux. Aussi hostiles et maladroits l’un que l’autre. Avec des mots banals du genre: « Tu as bonne mine.(…). Tu as vraiment bonne mine. Tu t’es coupé les cheveux. Depuis la dernière fois qu’on s’est vus. » Et il lui répond : « C’était il y a cinq ans. Bien sûr que je me suis coupé les cheveux. »Il lui dit aussi que depuis qu’il l’a quittée très brutalement-il n’a en effet même pas assisté à l’enterrement de leur enfant-il n’a plus de logement, dort dans son taxi, et se  douche dans une station-service! Il prétend que cette vie lui convient.

Et comme pour expier, bien qu’il s’en défende, il veut lui donner un gros sac bourré de billets : toutes ses économies depuis cinq ans qu’il travaille comme taxi, lui, l’ancien écrivain qui a abandonné tout espoir de continuer à l’être! On ne vous révélera pas ce qu’il dit à son ancienne femme à propos de cet accident mortel, mais on peut le deviner… Après cette tragédie, Clare comme Jimmy n’ont plus que les mots pour faire face à toute la cruauté de la vie qui a fait exploser leur couple. Mais cette nuit-là, ils retrouveront un peu de la grande tendresse qu’ils avaient l’un pour l’autre. Même s’ils savent tous les deux qu’il y a désormais un avant et un après dans leur relation. Elle n’a de toute façon, lui dit-elle, pas beaucoup de temps à lui consacrer : elle vit maintenant avec un cardiologue dont elle attend un enfant. Et lui sait qu’il n’a pas d’autre issue que de continuer à faire le taxi. Se reverront-ils jamais ? » La scène finale est poignante de vérité: -Je suis contente d’être venue, Jimmy. -Bien. Ça m’a fait du bien de te voir, tu sais. Quelle nuit ça a été. Ouais. Quelle nuit. »  Fin de la rencontre…

Cette histoire tragique n’arrive pas qu’aux autres-il nous souvient d’un couple du Var qui a vécu presque exactement la même! Mais le mari et la femme ne se sont pas quittés. Et Simon Stephens sait parfaitement la dire au théâtre, même si les ficelles sont un peu grosses, et si la pièce est construite en deux parties distinctes : dans  la première, les clients de Jimmy lui racontent leur vie mais lui parle peu et répète souvent « Je suis navré, je comprends. »  Et dans la seconde, seul le couple  est en scène.

« Porter Bluebird à la scène, dit Claire Devers, relève du défi, car tout est censé se passer dans un taxi. Comment restituer une parole dans l’habitacle d’un taxi sans en subir l’enfermement et laisser l’acteur au centre d’un projet théâtral sans l’obstruer par de la tôle. Comment faire exister ce taxi, son errance, sans le montrer ou partiellement ». Si on veut, mais on peut faire les choses simplement. Ce que la metteuse en scène a bien réussi. Nombre de scènes se passent dans  la voiture, mais filmées de façon très fine et retransmises sur grand écran. A des kilomètres de ce qu’on voit habituellement sur les plateaux de théâtre… Et il y a tout un beau travail de cinéaste expérimentée sur Londres la nuit, avec de grandes images projetées (vidéos de Yann Philippe et Renaud Rubiano) sur des châssis de grillage, ce qui donne la dimension nocturne nécessaire au quotidien de Jimmy et à cette virée nocturne obligatoirement immobile ici,  à bord de cette Nissan Bluebird. Sans jamais nuire à la qualité du travail théâtral. Une réserve importante: que deviendront ces images projetées sur multiples et grands écrans quand le spectacle sera en tournée dans des espaces beaucoup plus petits comme la salle Jean Tardieu du Théâtre du Rond-Point? Le bluebird, dans ces cas-là, risque fort d’y perdre pas mal de plumes!

La direction d’acteurs est en effet de tout premier ordre. Baptiste Dezerces, Serge Larivière, Marie Rémond qui joue Angela, une adolescente et Janine,  Julie-Anne Roth (Clare) et bien sûr, le grand Philippe Torreton (Jimmy) sont tout de suite crédibles. Et Claire Devers réussit à faire naître l’émotion, ce qui n’était pas gagné dans ce grand chapiteau dont les toiles vibraient ce soir-là sous le vent furieux.Visiblement, ce qui a plu à la metteuse en scène: la possibilité de raconter une histoire, chose peu fréquente-car mal vue-dans le théâtre contemporain. Mission accomplie, même si la pièce d’abord parfois longuette (les dialogues du début sont surtout des monologues) et aux effets un peu faciles. Le texte flirte parfois avec le théâtre de boulevard et ne prend vraiment son envol que dans la seconde partie. Mais tel que l’a montée Claire Devers, Bluebird mérite d’être découvert…

 Philippe du Vignal

Spectacle créé à L’Espace des arts (hors les murs) de Chalon-sur-Saône, du 16 au 18 janvier.
Théâtre du Jeu de Paume à Aix-en-Provence, du 23 au 27 janvier.
Maison de la Culture d’Amiens, les 1er et 2 février.
Théâtre du Rond-Point à Paris, du 7 février au 4 mars. Théâtre de Sartrouville, (Yvelines), les 29 et 30 mars.

Célestins-Théâtre de Lyon, du 3 au 7 avril.


Archive pour janvier, 2018

Les Bacchantes d’Euripide, mise en scène de Bernard Sobel

 

Les Bacchantes d’Euripide, mise en scène de Bernard Sobel, en collaboration avec Michèle Raoul-Davis

 

©Photo H. Bellamy

©Photo H. Bellamy

Le grand dramaturge grec écrivit cette pièce à la fin de sa vie la fin en 408 avant J. C. , en même temps qu’Oedipe à Colonne. On peut y voir comme Michèle Raoul-Davis: «une grande pièce sur le théâtre, la nature de l’illusion théâtrale et ses effets (…)  et sur l’identité, identité de nature, d’âge, de sexe, de position sociale et d’origine.» Mais bon, elle n’a pas la virulence tragique des Troyennes, de Médée ou même d’Hécube. On peut y voir toute la violence, la folie et le fanatisme s’emparer d’un pays dit civilisé… Comme aussi la naissance du théâtre occidental, à partir des cérémonies en l’honneur du dieu de la vigne. Chacun peut y retrouver les siens…

Cadmos, roi de Thèbes  a confié à Penthée son petit-fils le gouvernement de la cité. Et Dionysos, le fils de Zeus et de la mortelle Sémélé, lui, est revenu sous les apparences d’un mortel dans sa ville natale de Thèbes, et  veut se venger de ceux qui nient sa divinité, comme justement Penthée, son cousin. Le devin Tirésias, par calcul, respecte ce Dionysos qui va ensorceler les femmes de la ville et les conduire dans la forêt. Le vieux Cadmos autorisera ce culte dans l’intérêt de sa famille… Devenues  délirantes,  ces femmes se livreront à la destruction et à des orgies, mais à la grande colère de Penthée qui veut rétablir l’ordre. Travesti en femme, il va aller les voir mais découvert et battu par ces bacchantes, il sera tué par Agavé, sa mère qui découvrira ensuite qu’elle a tué son fils! Et cette terrible histoire peut sonner comme une victoire de la décadence et de la sauvagerie.

Cela commence par un beau petit film projeté sur le grand mur de pierres blondes en fond de scène, sur la fabrication dans un atelier de décors, de morceaux de colonnes doriques qui seront ensuite assemblés. Et qu’on apercevra entassés derrière ce mur, par deux ouvertures. A la fin,  ces superbes colonnes de marbre… en polystyrène seront broyées par les mâchoires d’engins de chantier dans un boucan infernal. Evocation d’une Antiquité à jamais disparu et dont nous n’avons conservé que quelques traces ? On ne sait trop mais en tout cas, cela se laisse voir avec plaisir… Mais ensuite malheureusement, les choses se gâtent et, entre ces deux parties filmées, on a droit à une bien mauvaise adaptation -nous avons vérifié- qui ne rend pas compte de la violence et de la poésie qui existe dans le texte en grec ancien avec des références mythologiques que la plupart des spectateurs ne connaissent pas. Prudent, Bernard Sobel a joint un glossaire au programme mais mieux vaut le lire avant la représentation…

Et la mise en scène ? Du genre appliqué, sans aucune audace et donc vite ennuyeuse. La pièce -c’est vrai- est très difficile à monter. Le grand Klaus-Michael Grüber en avait fait  fait une remarquable et forte adaptation, pleine de poésie, avec Michael Koenig et Bruno Ganz, à la Schaubühne en 1974 et il en existe une belle captation que Madeleine Marion montrait  toujours en exemple à ses élèves comédiens. Et nous n’avons pu voir la récente mise en scène de Sara Llorca.
Ici, on sent chez Bernard Sobel l’influence de Klaus-Michael Grüber mais il ose encore -sans doute pour faire moderne?- se servir des vieux trucs  roublards du théâtre contemporain, comme le jeu des protagonistes par moments dans la salle! Quant aux pauvres bacchantes aux longues chevelures végétales -quatre seulement!- il les fait se rouler dans l’allée centrale entre les gradins. Tous aux abris !

Vincent Minne (Dionysos), Matthieu Marie qui joue à la fois Penthée et sa mère Agavé) et Claude Guyonnet (Cadmos) font le boulot mais Jean-Claude Jay (Tirésias) avait ce soir-là quelque mal avec son texte… Impossible en tout cas de se laisser embarquer une minute dans cette histoire et aucun des personnages n’est vraiment crédible. Et on oubliera les costumes franchement ratés comme ces  jupes en tissu écossais des Bacchantes… Bref, il y aurait fallu plus d’impertinence pour dire toute la violence, le sexe et la sauvagerie qui sous-tendent cette pièce, y compris et surtout dans la scénographie. Désolé, mais cette mise en scène démonstrative et assez sèche, ne fonctionne pas bien et on n’y retrouve pas la force d’Hécube que Bernard Sobel avait montée autrefois. On ne vous conseille donc pas le déplacement, que vous connaissiez la pièce ou non…

Philippe du Vignal

 

 Les Bacchantes, sans doute  la dernière pièce d’Euripide et  la dernière mise en scène de Bernard Sobel qui y voit une correspondance forte avec ce que nous vivons aujourd’hui : la fin d’un monde et la difficile naissance du nouveau. Une faille anthropologique. Fin du (bref) siècle classique grec et fin pour nous-les politiques de droite l’ont dit et répété-du programme du Conseil National de la Résistance : non, le théâtre n’a plus à être un service public, pas plus que l’eau, l’électricité, ou la Poste, privatisées à tout va. Commencement d’un chaos d’on ne sait quoi encore.

Entre un Dionysos doucereux et un Penthée un peu raide, que vont choisir les bacchantes, ces petites paysannes fascinées par le demi-dieu? Mais peut-on être dieu à demi ? Difficile !  Elle sont comme celles du Dom Juan de Molière, avides de nouveauté et tentées par l’irrationnel… Quant à la vengeance de Dionysos contre Thèbes, elle est trop cruelle : enivrer les femmes de cette cité ingrate qui n’a pas rendu au nouveau dieu le culte qu’il demandait, jusqu’à les assoiffer de sang, et faire d’Agavé l’ogresse de son propre fils ? Cette fin “gore“ réjouirait les adolescents avides de sanglantes histoires, tout comme la poésie sauvage des noms de cette Grèce encore barbare. Ils seraient déçus de ne pas savoir, à la fin, qui sont les bons et les méchants, ce qui leur donnerait à penser peut-être même l’idée de dialectique. Valable aussi pour les adultes : comment interpréter ce mystère ?
Pas d’accord, avec notre ami Philippe du  Vignal :  cela vaut la peine d’y aller voir.

Christine Friedel

Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. T. : 01 48 08 39 74, jusqu’au 11 février.

 

 

Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Katie Mitchell

 

 

Schatten (Eurydike Sagt), Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, traduction de Sophie Andrée Herr, mise en scène de Katie Mitchell  (en allemand surtitré en français)

 

©Gianmarco Bresadola

©Gianmarco Bresadola

Orphée, véritable mythe du veuf inconsolé dans Les Géorgiques de Virgile et Les Métamorphoses d’Ovide, connaît, on le sait, une triste fin: les dieux des Enfers lui ont permis de revenir sur terre avec Eurydice mais elle doit marcher derrière lui, et il n’aura  pas le droit de se retourner pour la voir, avant qu’ils aient franchi la limite qui sépare les morts des vivants. Mais Orphée ne résistera pas à la tentation et perdra Eurydice une seconde fois, incapable de limiter ses désirs, victime d’un violent excès d’amour. Ce non-respect de l’interdiction traduit le flagrant délit d’un attachement aux sens.

 Dans Ombre (Eurydice parle) de l’Autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004, monté par la Britannique Katie Mitchell, avec la troupe de la Schaubühne de Berlin, Eurydice ne voit pas les choses sous cet angle. Contre l’injonction patriarcale mythique, elle se saisit en effet d’elle-même-corps et conscience-pour s’enfuir et disparaître d’un monde trivial et organisé pour le seul bien-être du mâle. D’abord, Orphée ne se retourne pas vraiment, et Eurydice résiste et traîne. Mordue par un aspic, elle rejoindra volontairement le royaume des morts et ne suivra donc pas celui dont elle veut se séparer.

Elle désirait en effet écrire, être elle-même enfin, et se concentrer sur un manuscrit, mais elle en était toujours empêchée par Orphée, ici un viril séducteur et chanteur de rock qu’adule sa foule de groupies et qui appelle son épouse à ses côtés pour qu’elle le rassure en se donnant à lui : «Et  alors, je devrais partir d’ici ? Alors que j’ai enfin trouvé ce que j’ai cherché : l’absence. L’être-loin. De tout… Les ombres ne veulent pas me lâcher et moi je ne veux pas les lâcher… et moi, pauvre ombre, je dois rester derrière lui. Seulement parce que le chanteur le veut ? Parce qu’il ne veut rien ? Parce qu’il me veut, moi, le rien ?» En accédant au songe existentiel, elle revendique le statut d’ombre…

Le spectacle est rythmé par une création vidéo en direct, dans un dispositif inventé avec les acteurs, réalisateurs et créateurs sonores de la Schaubühne qui réactualisent le cheminement visuel et auditif subi par Eurydice.  Sur le plateau, la Coccinelle Volskswagen de Madame lui est bien utile pour ses déplacements quotidiens et pour parcourir les tunnels sans fin de béton froid des nos immenses parkings infernaux avec ascenseur, pour atteindre entre autres, le niveau : «-99 », séjour d’Hadès. A jardin, la cabine de la narratrice et, à cour, la loge du chanteur rock que jouxte une route où roule la voiture. La vidéo fait défiler les lumières clignotantes jalonnant le labyrinthe. Et  les musiques et cris des fans résonnent au concert d’Orphée.

Cette démonstration grandiose varie entre humour et amusement moqueur : la parole d’Eurydice est claire : la femme enfin révélée, œuvre aujourd’hui à la libération d’un joug ancestral qu’elle fait voler en éclats, après l’avoir subi puis analysé. Un spectacle flamboyant de conviction filmique et théâtrale, avec une belle orchestration scénique et des  propos subversifs: l’écrivaine dénonce en s’amusant, les postures d’autrefois! Avec des acteurs toujours justes et précis, comme Jule Böwe, Stephanie Eidt, Renato Schuch et Maik Solbach.

 Véronique Hotte

 La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun, Paris XXème  jusqu’au 28 janvier 2018. T. : 01 44 62 52 52

Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder, traduction du texte en grec et mise en scène de Giorgos Skevas

 

Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder, traduction en grec et mise en scène de Giorgos Skevas

 416BF3F7-A241-43D4-A800-3E483F8B4216Cette pièce est fondée sur la thématique d’un mariage conclu  en urgence, quand la seconde guerre mondiale explose. Dans une Allemagne en pleine confusion et plongée dans le désespoir et la mort, le mariage de Maria Braun devient alors un acte de révolte contre tous ceux qui profitent de cette tragédie meurtrière.

L’auteur décrit avec clarté la source des malheurs à travers ses personnages, des marionnettes manipulées par le besoin impérieux de survivre. Il raconte l’histoire de ce mariage «approximatif» mais aussi les événements qui se déroulent en même temps et construit ses personnages à mesure que l’action avance.  Dans une sorte de rupture entre le fait phénoménologique et le fait socio-ontologique: les héros de Rainer Werner Fassbinder sont en effet  censés rompre avec la conscience globalisante. Et il nous décrit la société de l’époque mais sans dire qui en est la victime ou le bourreau: cela lui importe  finalement peu…

 Le Mariage de Maria Braun met en relief un certain scepticisme : après tant d’aventures et comme une enfant de la guerre, après avoir été mûrie par des événements tragiques, à l’instant même où elle va enfin avoir une vie heureuse, Maria Braun se suicidera : elle n’avait en effet plus rien à attendre et surtout à réclamer ou à défendre. Une fois qu’elle a atteint un certain bonheur, elle est dépourvue de tout ce qui la différenciait des autres qui, durant la guerre, se comportaient comme elle.

L’acte civil de son mariage, au nom d’une quelconque famille Braun, montre une vérité impotente dans une ambiance pourrie. Construite à partir de tous les éléments qui avaient rendu presque héroïques, les services ignobles rendus à l’ennemi, la vie pour Maria n’a plus de valeur concrète. Tout devient neutre et coloré, comme si on lui arrachait l’auréole du sacrifice et du martyre. Maria ne possède plus en effet la carte d’identité qui la rendait unique et qui motivait ses décisions : son rôle devient alors très compliqué.

 Quand il l’a traduite en grec, Giorgos Skevas a transposé avec art le langage et l’humour  discret de cette pièce où son auteur a mis l’accent sur le tragique de la guerre. Mais sa mise en scène relève d’un esprit plus profond, qui va de pair avec la scénographie et les costumes d’Angelos Mendis. Entre sérieux et détente, chaque élément du spectacle est ici renforcé par l’attente d’un renversement de situation. Et les éclairages de Katerina Maragoudaki permettent au public de s’intégrer à un événement soudain et angoissant. Les comédiens sont bien dirigés: ainsi Maria Braun (remarquable Lena Papaligoura), amoureuse d’Herman, interprété avec justesse par Maximos Moumouris. Vanguélio Andreadaki joue avec vivacité le rôle de la mère de Maria Braun. Et Yannis Dalianis qui interprète le personnage d’Osvald sait faire naître l’émotion. Nikolas Guéorgakakis et Georges Syméonidis s’imposent dans les autres  rôles…
Un spectacle intéressant que le public athénien a très bien reçu…     

 

Nektarios-Georgios Konstantinidis

 

Théâtre de la rue Cyclades-Lefteris Voyiatzis, 11 rue Cyclades, Athènes. T. : 0030 210 82 17 877

 

 

La Maladie de la mort, libre adaptation d’après le récit de Marguerite Duras d’Alice Birch, mise en scène de Katie Mitchell

©Stephen Cummiskey

©Stephen Cummiskey

La Maladie de la mort, libre adaptation d’après le récit de Marguerite Duras d’Alice Birch, mise en scène de Katie Mitchell

Ce  livre (1982) s’achève sur ces mots qui corroborent le titre éponyme : « Ainsi cependant, vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il soit advenu. » Katie Mitchell, à la façon d’une performance cinématographique en direct, met ici en scène l’histoire d’un homme qui paie une femme pour passer plusieurs semaines avec lui dans un hôtel près de la mer, afin de l’aider à apprendre à aimer.

Echec et mat pour l‘homme dont la partenaire lui indiquera la cause de son mal : une incapacité à sentir et à vivre,  qui le confine dans une solitude infinie. Elle n’est pas une prostituée et lui rend visite la nuit mais ne doit jamais prendre la parole, sans qu’il ne l’y autorise. Cette performance participe d’un thriller psychologique, où on sent la proximité d’une menace encore énigmatique. La femme elle, approuve cet étrange contrat … Mais il y une forte somme d’argent en échange.

La narration s’accomplit via une troisième personne. Irène Jacob, enfermée dans une cabine insonorisée d’enregistrement installée à jardin, en décalage avec le plateau, désigne la femme par « Elle» et l’Homme par «Vous». Aucune authenticité, aucune correspondance émotionnelle ni sexuelle entre eux. L’homme ici s’inscrit d’emblée dans un voyeurisme dont il ne peut se départir, et  assiste sans être vu, à des films pornos qu’il peut regarder sur son portable, seul moyen pour lui d’atteindre le plaisir : « Le petit Robert, il se tenait plus. Il voulait à toute force les voir, Antoine et la patronne en train de s’emmancher… voyeur par nature. » (Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit)

Le spectacle participe donc d’une création théâtrale et d’un film tourné sur le plateau. Décor:  une chambre d’hôtel accueillant ces amants de quelques jours. Avec dans le fond, une fenêtre aux rideaux tirés ou non, donnant sur l’océan. Trois caméras filment simultanément l’action sur scène  et les images sont projetées sur un grand écran au-dessus de la scène. Ecran qui capte tous les regards : le  public prend alors la place de l’homme voyeur et regarde ce qu’il choisit de regarder, du corps nu et juvénile de la femme (Laetitia Dosch), aussi libre et aussi naturelle qu’il est possible de l’être, dans une telle situation d’impudeur. Elle s’habille et se déshabille, talons hauts ou chaussures de sport, cheveux libres ou bonnet, pantalon ou robe courte, la jeune femme va et vient… On voit aussi, par intermittence, une petite fille: elle, enfant errant dans sa campagne brumeuse d’origine et éprouvant plus tôt qu’il n’aurait fallu les affres de l’existence, ce qui expliquerait son indifférence et sa froideur d’adulte…

«Si je devais filmer le texte, écrivait Marguerite Duras, je voudrais que les pleurs sur la mer soient montés de telle sorte qu’on voie le fracas de la blancheur de la mer et le visage de l’homme presque en même temps. » Quand la femme quitte l’hôtel et rejoint la mer qu’elle observait depuis la fenêtre de la chambre où réside l’homme, elle contemple les vagues frangées d’écume blanche, la montée et la descente des marées, attendant son fils pour lequel elle «travaille».

Le spectacle sur le plan technique est très maîtrisé, et les scènes sont filmées avec précision, sans erreur. Quand l’homme nu, dans la salle de bain, s’emploie à retirer la lame de son rasoir, on pense à la douche emblématique de Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock, avec Anthony Perkins, dont le visage rappelle celui de Nick Fletcher, cet homme atteint d’une incapacité à vivre et à donner.

Véronique Hotte

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, Paris XX  ème,  dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Théâtre de la Ville, jusqu’au 3 février. T: 01 46  07 34 50.

 

Le Menteur de Pierre Corneille, mise en scène de Julia Vidit

 

Le Menteur de Pierre Corneille, mise en scène de Julia Vidit

©Anne Gayan

©Anne Gayan

 Commençons par le commencement : il faut le dire et le répéter, Pierre Corneille est drôle. Même dans ses tragédies, il ne peut se retenir d’un humour cruel et désabusé. Dans le genre, le célèbre et délicieux: «Ah! Ne me brouillez pas avec la République» du roi Prusias, trop soumis aux Romains (Nicomède). Chez Corneille, dans le combat du langage, le plus fort met le spectateur dans sa poche, en laissant le plus faible: en général, le tyran, s’enferrer jusqu’à n’avoir qu’un coup de force comme seul et ultime recours. Et les comédies ne sont pas toutes, comme on le croit parfois, des œuvres de jeunesse plus tard délaissées, au profit d’œuvres sérieuses.

La pièce est contemporaine de Polyeucte et de La Mort de Pompée que Corneille écrit  bien après Le Cid où il s‘amuse à reprendre en parodie le fameux monologue de Don Diègue. Devenu un pilier et un théoricien du classicisme, il n’a pas renoncé au théâtre baroque et puise sans vergogne-et il le dit-dans le répertoire espagnol, comptant bien divertir le public entre deux de ses tragédies.

Le menteur est le type de personnage que l’on trouve déjà chez Plaute,  puis chez Balzac (Un début dans la vie) de l’ “écolier“ sorti tout droit de sa province, ignorant, puceau mais décidé à ne pas le rester, qui cherche dans sa mythomanie les forces qui lui manquent. Il y faut un certain talent et de la mémoire, fait observer le fidèle valet, qui, pour son compte, a choisi le camp de la vérité.  Dorante l’étourdi a déjà quelque chose d’un petit Dom Juan, oubliant l’une pour l’autre, confondant les noms, embrouillant tout dans de nouvelles affabulations, et continuant cependant à plaire, en Phénix renaissant perpétuellement de ses cendres. Et les filles, là-dedans ? Elles visent le mariage, par nécessité sociale, avec le plaisir en prime, si possible. Une trouvaille (qui permet d’économiser un rôle) : Lucrèce, dont Dorante aime le nom avec erreur sur la personne, teste son soupirant en se déguisant en sa propre servante ; on approche de Marivaux, et de la volonté des filles de diriger leur vie.

Julia Vidit a pris un parti énergique: des miroirs articulés délimitent un intérieur et un extérieur : un  balcon de convention, et basta. Et cela fonctionne. Dans cette machine, les acteurs jouent le texte vite et fort, avec une énergie résolue, c’est déjà ça. C’est encore mieux quand la finesse s’y invite, comme chez les formidables Lisa Pajon (Cliton, le valet) et Jacques Pieiller (Géronte, Don Dièguisé). Les jeunes gens portent des tenues rutilantes de rappeurs, et, après tout, c’est cohérent : une affaire de tape-à-l’œil et de tchatche… Les filles portent des brassières en lycra de salle de sport, des jupons bon marché du Marché Saint-Pierre à Montmartre et un corset qu’elles tenteront de jeter par-dessus les moulins. Difficile pour autant d’introduire un peu de féminisme dans la pièce : on ne peut que reconnaître aux filles, leurs qualités de lucidité devant leurs propres illusions, et leur gaîté.

Reprochera-t-on à Julia Vidit une mise en scène volontariste et démonstrative? Les petites retouches apportées au texte mettent un peu trop les points sur les i. «Il faut apprendre à mentir», est assez clair. Riez avec moi, et sans illusions, dit notre Corneille politique. ». Devant cette mise en scène qui brutalise un peu la pièce et qui se défait à la fin par trop d’intentions explicatives, nous retrouvons quand même un plaisir toujours neuf  : Corneille est drôle. »

Christine Friedel

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.  T.01 43 28 36 36, jusqu’au 18 février.

 

 

La Maison de Julien Gaillard, mise en scène de Simon Delétang

 

La Maison de Julien Gaillard, mise en scène de Simon Delétang

 

 © Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Ce pourrait être l’histoire de notre enfance imaginaire : une maison habitée de troubles et de fantômes, une fratrie qui fait littéralement corps avec elle. Une histoire sans autres événements qui vaillent la peine d’en parler, quand on ne sait plus très bien s’il existe une limite entre notre propre corps et le mystère de la maison, entre “nous“ et “je“. Ils sont trois frères, et leurs souvenirs glissent de l’un à l’autre, dans la pénombre, au milieu des hautes herbes, dans un “là-haut » nocturne. L’aile de la mort plane en douceur,  et des petites filles manquent au tableau, les garçons découvrent la sensualité et les humeurs du corps, avec des peurs, des révoltes, de la douleur et des oiseaux… On entend à certains moments naître l’écriture même.

Le texte a tout pour être poétique et l’est, par moments, indiscutablement, puis s’use et se ferme. et ces fragments auraient sans doute gagné à être donnés pour tels, et non dans une continuité qui les lisse et qui nous lasse.  Le metteur en scène et l’auteur ont imposé une scansion monotone qui réduit le texte au lieu de l’ouvrir. Les comédiens forment un trio presque musical, soutenu par une gestuelle chorégraphiée, mais un trio qui jouerait tous les mouvements au même tempo. Quelques petits éclats, comme l’apparition d’un jouet électrique coloré, n’y changent rien : la poésie s’épuise d’elle-même.

Les premières images séduisent : trois garçons se hissant tour à tour d’un puits sur une colline, on devine une barque perchée dans l’ombre entre les hautes herbes qui, bien sûr, évoque les passeurs, entre la vie et la mort, la mémoire et le présent, l’enfance et l’oublieux âge adulte. Pourtant, cela ne fait pas du théâtre : la barque ne «joue» plus, au bout d’un moment, sinon un instant comme cercueil, ni les escaliers de bois mêlés de végétation qui contraignent les acteurs sans leur donner du jeu. Ça “n’avance pas“. La poésie ne nous embarque plus, et on finit par se demander si elle était vraiment là. Dommage, et injuste, car il y a de la beauté.

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris XXème. T. : 01 44 62 52 52, jusqu’au 11 février.

La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, mise en scène de Jean-Luc Lagarce

 

La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, mise en scène de Jean-Luc Lagarce

©Christian Berthelot

©Christian Berthelot

Il est neuf heures, Big Ben égrène sans fin son carillon. Nous sommes dans le jardin de Monsieur et Madame Smith. Leurs premiers échanges semblent puisés dans un manuel de conversation pour débutants étrangers: ils débitent des phrases toutes faites, sautant du coq à l’âne. Madame Smith raconte interminablement son repas : ils ont mangé « de la soupe, du poisson, de la salade anglaise ( …) Les enfants ont bu de l’eau anglaise (…) La soupe étaient un peu trop salée, etc. … » Le couple attend des invités qui sont en retard….

La pièce, créée en 1950 par Nicolas Bataille,  fut d’abord un four; reprise en 1957 au Théâtre de la Huchette, elle se joue depuis sans interruption : un record du mondial dans le monde du spectacle. Jean-Luc Lagarce, en 1991, en présenta une version décapante. Et onze ans après la disparition de l’auteur et metteur en scène bisontin (1957-1995), François Berreur qui jouait Le Capitaine des pompiers à la création, rassembla les comédiens de cette aventure et ils retrouvèrent, ensemble, petit à petit, la mise en scène initiale. Celle que nous avons donc l’occasion de revoir, maintenant après six mois de tournée, avec la distribution de 1991.

 Dans le décor d’origine, conçu par Laurent Peduzzi : une façade sans profondeur d’un cottage de la banlieue londonienne, avec son gazon vert impeccable, sa petite palissade et son petit portail. Entre la maison des nains de Blanche-Neige et l’extérieur de la villa de Mon Oncle de Jacques Tati. Et le jeu des acteurs rappelle souvent ceux des films du grand comique  français des années cinquante qui, comme Eugène Ionesco, a si bien fustigé la petite bourgeoisie. « Des effets de perspective font qu’à un moment donné‚ il y a quelque chose qui ne va pas très bien, en disait Jean-Luc Lagarce. L’idée de la façade  de cette maison qui est en bois‚ comme dans un tableau d’Edward Hopper‚ est importante ; l’effet est volontairement appuyé pour que l’on sente bien qu’il n’y a là qu’une façade‚ c’est-à-dire un décor. On est là pour faire semblant et on sait qu’on fait semblant. »*

Le jeu façon marionnettes des Smith (Mireille Herbstmeyer et Jean-Louis Grinfeld), avec des gestes saccadés, se retrouvent chez Mary la Bonne (Marie-Paule Sirvent), qui apparaît comme un diable hors de sa boîte, visage mâchuré, coiffe en bataille, tablier blanc de travers. Mi-Bécassine, mi-vamp, elle fouine partout. « Pour ce qui concerne le personnage de La Bonne‚ expliquait Jean-Luc Lagarce, j’ai pris au pied de la lettre une réplique du début de la pièce qui dit: “ Je ne suis pas Mary. Mon vrai nom est Sherlock Holmes.»* Mêmes postures outrées chez les invités qui arrivent, habillés exactement comme leurs hôtes : tailleur rose et chapeau à fleurs pour les femmes ; costume gris pour les hommes. Ils sont ainsi rendus inversement interchangeables  : Monsieur Smith est plutôt rondouillard, à côté de sa grande femme juchée sur des talons hauts;  Monsieur Martin (Olivier Achard) est dégingandé et filiforme et Madame Martin (Emmanuelle Brunschwig) fait figure de poupée minuscule. Des couples  qui rappellent ceux du dessinateur Albert Dubout (1905-1976).

Ces contrastes de couleurs et d’allures et le jeu mécanique des acteurs sont étudiés avec un soin méticuleux et ajoutent une touche de fantaisie au texte. Au langage en vrac d’Eugène Ionesco, répondent les gestes incongrus des comédiens. Leur logique implacable, celle du non-sens, semble se déglinguer à l’arrivée du Capitaine des pompiers (François Berreur), avec son interminable histoire à rallonges sur le rhume, quintessence de l’écriture à la Ionesco et du théâtre dit «de l’absurde ».

Bientôt les acteurs vont quitter leurs personnages et se regrouper face public, pour évoquer les diverses fins envisageables à cette pièce sans queue ni tête. Ils prennent les spectateurs à partie: « Nous nous défendrons contre le public en l’empêchant de venir au théâtre. ». « Chassez-les », demandent-ils aux gendarmes qu’ils auraient appelés. Et pour finir, ils avertissent les spectateurs : «Ne mettez plus jamais les pieds ici. » Quant à La Cantatrice chauve, on l’aura attendue en vain. On sait seulement qu’  « elle se coiffe toujours de la même façon ». 


A l’époque, Jean-Luc Lagarce avait eu du mal à boucler sa production : « Quand vous dites que vous allez monter La Cantatrice chauve,  ils se disent tous que ça va être comme à la Huchette »*, confiait-il. D’où quelques perfides allusions-dites en aparté- à l’inoxydable mise en scène de Nicolas Bataille, comme: «Dans la mise en scène de Nicolas Bataille, on n’embrasse pas Le Pompier »….

 « J’en suis arrivé à la conclusion, disait le metteur en scène, que les gens ne connaissaient pas bien cette pièce dont ils ont une idée a priori. Dans le spectacle que j’ai réalisé‚ le public rit beaucoup. Il est surpris de rire‚ parce qu’il pense que le climat d’une pièce de l’absurde est toujours gris !» * La pièce prend ici des couleurs et un coup de jeune, avec un décor  de  bonbons anglais et des costumes pimpants. La temporalité disloquée comme le langage, est rendue par la course erratique de la lune dans le ciel, par-dessus le toit, comme un point sur un i ; une touche poétique, enfantine, presque. De brefs thèmes musicaux accompagnent discrètement l’action comme Musique mécanique de Carley Bley ou les airs  de Frank Churchill, Leigh Harline et Paul J. Smith pour Blanche-Neige et les Sept Nains de Walt Disney.

La mise en scène et les comédiens insufflent une énergie nouvelle  à ce classique du théâtre de l’absurde. Mais cela n’empêche pas d’éprouver parfois une certaine lassitude: la pièce a vieilli et sa virulence alors provocatrice nous paraît gentillette. Mais la distance, la légèreté et la poésie décalée, servies en supplément par ce spectacle, nous permet de recevoir cette Cantatrice chauve dans une perspective historique, eu égard à son auteur et son metteur en scène…

Mireille Davidovici

 Athénée-théâtre Louis-Jouvet, Square de l’Opéra Louis-Jouvet, Paris IX ème. T. 01 53 05 19 19, jusqu’au 3 janvier
6 février, Espace Jean Legendre, Compiègne ; du 8 au 9 février, Le Phénix, Scène Nationale de Valenciennes et  du 15 au 16 février, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise.

* Extraits d’un entretien de Jean-Pierre Han avec Jean-Luc Lagarce (1992) publié dans theatre-contemporain.net.

Les Fils prodigues :Plus qu’un jour de Joseph Conrad et La Corde d’Eugène O’Neill, mise en scène de Jean-Yves Ruf

 

Les Fils prodigues : Plus qu’un jour de Joseph Conrad et La Corde d’Eugène O’Neill, nouvelles traductions de Françoise Morvan, mise en scène de Jean-Yves Ruf

©Rodolphe Gonzales

©Rodolphe Gonzales

Deux pièces courtes sur le thème de la maison, lieu de tous les malheurs : peines, vexations, humiliations et empêchements de vivre, quand les temps sont durs, et grande,  la misère sociale qui entrave les êtres et les désirs. Certains sont comme en prison, isolés dans leur propre demeure comme dans Plus qu’un jour où l’auteur analyse les enfermements existentiels, provoqués par la pauvreté. Un vieux père aveugle et revêche vit avec sa fille fidèle, victime sacrifiée à la loi parentale et incapable de s’enfuir pour vivre enfin. Elle lit à ce tyran intéressé des bribes du sacrifice d’Abraham dans la Bible…

En face de cette maison, une autre, comparable, où on devine une accumulation de meubles et d’objets, qui sont absents chez le vieil aveugle et sa fille, complètement démunis. Là, un capitaine des mers âgé ne cesse de ressasser la possibilité  que son fils,  parti à seize ans,  revienne un jour même s’il n’a jamais donné la moindre nouvelle. Le vieux fou attend ce retour qu’il prévoit toujours pour le lendemain.

Faux désirs et souhaits inespérés : la jeune fille mélancolique de la maison d’à côté tente en vain de révéler sa folie à ce voisin aimable qui envisage même de lui faire épouser son fils. L’un et l’autre continuent à espérer jusqu’au jour où le fils arrive enfin.  Mais il mettra à bas les tentatives ou tentations de croire en l’amour et au vrai partage sentimental, par-delà la souffrance. Cette jeune voisine si douce, remarquablement interprétée par Johanna Hess, boira un philtre au goût bien amer… On la voit, pleine de pudeur et de rêves enfouis  et sur l’écran vidéo au-dessus de la scène,  Ophélie aux longs cheveux noyée, flottant à la surface des eaux. Sarcasmes et  injures sont proférées par ces pères qui ressassent et qui en veulent au monde entier, crispés sur leurs seuls biens. Le fils reprend en main ces destins cruels  et va faire éclater les égoïsmes.

La Corde, cette pièce de jeunesse d’Eugène O’Neill (1888-1953), écrite trente ans après celle de Joseph Conrad,  fut créée en 1918 ; avec elle, on pénètre dans des maisons paysannes, mortifères et d’une pauvreté chronique. Les murs de la façade sont tombés et il ne reste que les fondations en bois où marche à cloche-pied pour s’amuser, une petite fille un peu hébétée. Dans cet espace ouvert au vent, passent des images vidéo de flots marins.

« La pièce, dit Jean-Yves Ruf, est une sorte de préfiguration d’une des pièces les plus connues d’Eugène O’Neill, Le Désir sous les ormes. Un fils quitte son père après l’avoir volé, et part en mer. Le père maudit son fils et lui promet la corde s’il ose revenir. Et il en accroche une dans la grange pour rendre sa malédiction présente quotidiennement à son esprit. Quand le fils rentre de ses voyages, cinq ans plus tard, la corde est toujours là. « 

Ce fils d’un second lit, «un fils de garce selon son père.  Sa fille aînée, mariée, lui reproche son absence d’affection, sa vie de débauche, et son avarice mortifère. Les relations  des jeunes mariés avec le père sont au plus bas  et ils veulent lui soutirer, avant sa mort, l’argent qu’il a caché, malgré la misère. Le fils maudit a volé le père  et le couple va faire de même. Le beau-fils et le fils revenu s’entendent pour lui voler cette cagnotte. Mais personne n’y trouvera son compte, sauf la petite fille qui, sans le savoir, tirera les marrons du feu.

 Ce qui fait la force de ce spectacle: l’interprétation de Djamel Belghazi,  à la présence forte et sensuelle (le beau-fils dubitatif) comme celle de Jérôme Derre et de Fred Ulysse (les affreux patriarches, repliés sur leur obsession). Mais aussi la langue de la traductrice qui s’amuse de celle, familière, de son enfance en Basse-Bretagne, un parler ni identifié ni répertorié, ignoré même de ses locuteurs, hors de toute expression écrite. Avec des tournures de l’anglo-irlandais transposées  en franco-breton, le dialogue est ici ludique, lumineux et significatif.

Les personnages façonnent leur identité à partir d’un verbe qu’ils recréent spontanément: «Les personnages parlent mal, dit Françoise Morvan, mais ils ne parlent pas n’importe comment. Leur dignité est dans les fautes ». Hors normes avec les mal-dits d’un parler brut de terroir,  avec  aussi des hésitations et des expressions heurtées, et une poésie inventive, où l’auteur exprime frustrations, enfermement et impossibilité de fuir ailleurs.  Violentes injures, anaphores vibrantes d’espoirs perdus et phrases vaines reprises sans écho  du genre Si j’aurais fait, si j’aurais pu :la pièce participe d’un voyage existentiel, près de la mer, avec des pères durs et inconséquents,  qui ont brisé la vie de leurs fils.

Véronique Hotte

Le Maillon-Théâtre de Strasbourg, Scène européenne,  jusqu’au 19 janvier. Sénart-Scène nationale, les 20 et 21 mars. Comédie de Picardie, à Amiens, du 4 au 7 avril. Comédie de l’Est-Centre dramatique national d’Alsace, du 17 au 19 avril.

Morphed, chorégraphie de Tero Saarinen, musique d’Esa-Pekka Salonen

©Jean Couturier

©Jean Couturier

 

Festival nordique de danse contemporaine au Théâtre National de la danse de Chaillot

Morphed, chorégraphie de Tero Saarinen, musique d’Esa-Pekka Salonen

Avec cinq compagnies venues d’Islande, Norvège, Suède, Danemark et Finlande, cette programmation sur quinze jours, rassemble petites formes et larges ensembles, créateurs repérés et jeunes pousses. Le Finlandais Tero Saarinen, est de retour ici avec une pièce axée sur la personnalité des danseurs. La Compagnie des hommes, titre d’une pièce du dramaturge anglais Edward Bond, pourrait servir de sous-titre à Morphed, une chorégraphie d’une heure.

La scénographie et les lumières de Mikki Kunttu sont d’une grande beauté, avec deux rangées de cordes tombant des cintres qui délimitent l’espace scénique. Le chorégraphe connaît-il ce mot fatal en France : corde, que personne ne doit jamais prononcer dans un théâtre, et remplacé par « guinde », « fil », « bout ». Corde évoque, dit-on, (les interprétations divergent) le sort des marins d’autrefois ayant échappé de justesse à la pendaison mais condamnés à travailler comme machinistes dans les cintres des théâtres: ils étaient seuls à ne pas avoir le vertige parce qu’habitués à monter très haut sur les mâts des bateaux. Cette tradition de reconversion des taulards s’est poursuivie encore il y a peu…

Les danseurs vont jouer régulièrement avec ces éléments du décor, s’en entourant ou en luttant contre eux. Sur une musique, très cinématographique, tour à tour douce et violente. Les huit interprètes, en formation compacte, commencent à dessiner avec des mouvements de rotation,  une sorte de beau kaléidoscope…un peu monotone. Puis ce groupe homogène va progressivement se dissocier, et chacun des danseurs va alors retirer sa veste à capuche, pour se lancer dans une belle danse libre. 

«Les huit danseurs et moi-même, dit le chorégraphe, avons tendu vers les limites de la puissance expressive du corps humain, et du mouvement libérateur.» Seul, ou par groupe de deux ou trois, ils expriment en effet leur personnalité en développant leur propre langage,  entre sauvagerie et sensualité. Les corps sont beaux, et les mouvements, plutôt simples, bien réalisés.  Avec un engagement total des artistes.

Que représente l’homme, aujourd’hui, après des siècles de domination sans limites, à une époque où nous regardons plutôt les hommes tomber? Un des thèmes essentiels  de cette pièce…

Jean Couturier

Théâtre National de la danse de Chaillot, 1 Place du Trocadéro, Paris XVIème, jusqu’au 20 janvier.

 

          

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