Quills, de Doug Wright, mise en scène et espace scénique de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage
Quills de Doug Wright, traduction de Jean-Pierre Cloutier, mise en scène et espace scénique de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage
Pour Robert Lepage, cette pièce écrite en 1995, «est avant tout un prise de position sur la censure, dans le contexte des années 90 aux Etats-Unis (…) Et elle est une métaphore sur le liberté d’expression de l’artiste ». On comprend que, dans le contexte puritain de l’Amérique du Nord, ce thème ait attiré le grand artiste canadien, et qu’il ait aussi été tenté d’interpréter le personnage sulfureux du marquis de Sade et de le faire évoluer dans un somptueux décor à la fois moderne et baroque. Robert Cloutier, traducteur et co-metteur en scène, s’étonne lui, que la pièce n’ait jamais été représentée en français, malgré son succès outre-Atlantique et son adaptation à l’écran en 2000 par Philip Kaufman, et diffusée chez nous sous le titre La Plume et le sang. Mais au terme du spectacle, on réalise pourquoi: cette œuvre verbeuse et d’une construction laborieuse, instrumentalise le célèbre écrivain libertin pour célébrer la liberté artistique qu’aucune censure ne pourra museler.
Nous sommes en 1808, sous Napoléon Ier. Le marquis de Sade (1740-1814), libéré un temps des geôles royales à la Révolution, est de nouveau interné, mais cette fois à l’asile de Charenton où il finira ses jours. Il bénéficiait jusqu’alors d’un régime spécial, mis en place par l’abbé de Coulmier, convaincu des vertus thérapeutiques de l’art. Il pensait que le Marquis, par sa plume, pourrait être réhabilité. « Dans l’enceinte de l’hospice, on érige une scène et un parterre, prêt à accueillir près de deux cent spectateurs, relatera, en 1835, le psychiatre Jean-Étienne-Dominique Esquirol dans Mémoire historique et statistique de la Maison royale de Charenton. Et pour mettre en musique son étrange thérapie, l’abbé de Coulmier enrôle son prisonnier le marquis de Sade. Il peut enfin réaliser son rêve d’enfant : devenir dramaturge.»
Pas pour longtemps : le docteur Royer-Collard, fraîchement nommé à la direction de l’hospice, va mettre le hola et contraindre le prêtre à faire taire son illustre patient par tous les moyens. Mais Sade continuera à diffuser ses récits sulfureux, aidé par Madeleine, une jeune lavandière. Rien ne l’arrêtera: privé d’encre et de papier, il trempera sa plume dans son sang pour écrire sur ses vêtements. Privé de plume et nu, il se sert de ses doigts et ses excréments pour écrire sur les murs. Pour le plus grand plaisir de Madeleine, avide de ses contes. Même la mort ne le réduira pas au silence : «Vous avez anéanti son corps, il est vrai. Mais qu’en est-il de son esprit ? » Désormais, son esprit libertin souffle sur la société toute entière…
Quills (Plumes d’oie, en français) tricote la vérité historique en une fiction baroque, à la limite du «gore». Dans une sorte de grand palais des glaces en perpétuelle transformation, avec des miroirs coulissants, qui s’ouvrent et se referment, multipliant ainsi les images ; sans tain, ils guident aussi les regards au-delà des reflets, dans les profondeurs du plateau où circulent les patients, ombres fugaces et inquiétantes. Une tournette permet de voir de courtes scènes simultanées. « Nous avons travaillé, disent Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage, un univers visuel inspiré des petites horloges allemandes qui représentent une foule de saynètes dans un tout petit espace (…) On avait envie d’entraîner le public dans cette chute où les personnages perdent le nord »,.
Dans une longue scène d’exposition, l’épouse du marquis de Sade demande au directeur de l’asile de réduire son mari au silence. Deux heures et demi plus tard, on les retrouve face à face, après la mort du Marquis, dans la dernière séquence, tout aussi pénible… Les comédiens évoluent avec aisance dans ce labyrinthe fascinant dont les mécanismes huilés offrent des changements de décor et de points de vue rapides. Cette boîte magique s’ouvre et se déploie, puis se referme. «Je souhaitais faire voyager le spectateur dans tous les recoins possibles de l’asile de Charenton», dit Robert Lepage qui joue le divin marquis, et qui apporte une touche de fantaisie et de légèreté à la pièce. La scénographie inventive avec des trucages astucieux, et la belle prestance de Robert Lepage, son ironie et son cynisme, face à Madeleine ou l’Abbé de Coulmier (tous deux excellents) évitent au spectacle de s’enliser, et nous offrent quelques moments de bonheur.
Mireille Davidovici
Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun Paris XXème T. 01 44 62 52 52, jusqu’au 18 février.