Mademoiselle Julie d’August Strindberg, adaptation et mise en scène de Gaétan Vassart
Mademoiselle Julie d’August Strindberg, traduction de Terje Sending, adaptation et mise en scène de Gaétan Vassart
Après avoir monté une adaptation d’Anna Karénine avec Golshifteh Farahani dans le rôle-titre, Gaétan Vassart met en scène cette pièce culte où s’était illustrée en 1983, de façon remarquable Isabelle Adjani-elle avait vingt-huit ans-puis Fanny Ardant, Juliette Binoche (voir Le Théâtre du Blog) etc. Et il a confié le rôle-titre à Anna Mouglalis, la très belle comédienne de Baron noir, la série de Canal plus, créée il y a deux ans et où elle jouait la conseillère d’un candidat politique, devenue ensuite Première secrétaire du Parti socialiste puis Présidente de la République…
On connaît l’histoire de cette Mademoiselle Julie, une aristocrate de vingt-cinq ans; par une nuit de fête, celle de la Saint-Jean où en Suède tout était permis sur fond d’alcool, elle ose braver les interdits sociaux et va faire l’amour avec Jean, le beau et intelligent valet de son père absent du château. Julie a rompu avec son fiancé et cela fait sans doute un moment que Jean la fascine; elle rode autour de lui et on voit qu’elle fait tout pour le posséder. Mais il est fiancé avec Kristin, la femme de chambre et cuisinière qui comprendra vite la situation, ce qui ne va pas simplifier les choses… Jean, humilié depuis toujours comme domestique, a, lui, besoin de prendre sa revanche et veut échapper à sa condition. Mais ici, le présent pour chacun est déjà lourd d’un passé, et n’a rien d’une promesse d’avenir. « Le passé me tourmente et je crains l’avenir », disait déjà Pierre Corneille dans Le Cid.
Et cette passion violente et brutale, très sensuelle, ne peut effacer les rapports de classe et donc de domination, voire de cruauté, chez l’un comme chez l’autre. C’est une vraie guerre entre cet homme mûr et cette jeune femme… Julie veut s’émanciper et quitter cette demeure où elle se sent seule et prisonnière de son père après le décès tragique de sa mère.. Mais un peu plus âgé qu’elle, aguerri par la vie et plus lucide, Jean lui, sait bien que, sans argent, la fuite en Suisse qu’elle lui propose, avec comme projet: acquérir et diriger un hôtel, relève de l’utopie! Un peu inconsciente, elle propose même dans un moment d’égarement à Karin de l’emmener avec eux pour les aider à l’hôtel!
Mais ce sera bientôt la fin de cette nuit de la Saint-Jean et de la récréation ! Le téléphone sonne de nouveau, impitoyable: le Comte est revenu et il va falloir se plier aux basses réalités du quotidien. Avec chacun, à sa place, maîtres d’un côté, et domestiques, de l’autre. Le carrosse redevient citrouille: Jean très pauvre, ne peut se permettre de perdre son travail: il s’empressera d’obéir et continuera à cirer les bottes du maître des lieux. Karin, elle, toujours épuisée par de longues journées de travail, devra quand même retourner à ses fourneaux. Quant à Julie, cyniquement abandonnée par Jean, sa vie est sans espoir : son père, dit-elle, ne supporterait pas qu’elle ait pour amant, un domestique! Elle n’a donc plus qu’une solution pour mettre fin à cette relation d’un soir qui l’a détruite: se suicider… Une mort qui sans doute marquera profondément le comte, Jean et Kristin ! La vie des domestiques comme celles de leurs maîtres n’a rien ici du fleuve tranquille promis par l’Ancien Testament…
La pièce a tout pour séduire un metteur en scène mais plus d’un s’y est cassé les dents. Il y a en effet un gros travail de dramaturgie (qui est rarement fait), si l’on veut restituer la force de provocation que Mademoiselle Julie avait, il y a presque un siècle et demi déjà. Rappelons qu’elle a été d’abord interdite à la représentation quelque dix-huit ans à Stockholm! Il faut donc trouver des équivalents forts et évidents, avec de nouveaux rapports de domination sociale et sexuelle, si on veut actualiser cette tragédie finalement très naturaliste, et la rendre crédible. Ce qui est loin d’être évident. On l’a bien vu dans les nombreuses mises en scène qui ont fleuri ces dernières années et les quelques dix adaptations de la pièce au cinéma…
Et ici, cela donne quoi? Un travail scénique, disons honnête, mais qui a tendance à ronronner. Malgré des intentions de mise en scène assez claires mais sans doute insuffisantes : “Creuser ce rapport au jeu de pouvoir et de domination, dont l’affaire Weinstein en est le dernier avatar : que signifie être une femme aujourd’hui, face à son propre désir, et celui assigné par la société? Quelle est notre part de liberté individuelle dans un monde marchand qui régit tout et nous oblige en permanence à séduire?» Oui mais voilà, Gaetan Vassart n’arrive pas bien à nous faire partager les enjeux la fois sociaux, amoureux, sexuels et métaphysiques de cette pièce formidable. On l’oublie trop souvent: il y a en effet aussi chez August Strindberg une interrogation sur la vie et la mort qui imprègne toute la pièce et qui passe malheureusement à la trappe dans cette adaptation.
Côté sensualité, Anna Mouglalis bouge bien, mais on ne ressent pas de véritable relation amoureuse entre les deux amants. Mademoiselle Julie semble avoir peu de plaisir à bafouer les interdits et elle semble aussi éprouver peu de souffrance alors elle sent qu’elle va droit dans le mur. Et il n’y a guère ici d’émotion sauf quand Jean va tuer l’oiseau de Julie …
La faute à quoi? D’abord on l’a dit à une dramaturgie faiblarde, et à une scénographie inefficace qui veut faire en vain dans le contemporain: au fond un rideau de fils, et côté cour et jardin, deux consoles en bois teinté noir genre mobilier nordique bas de gamme (pas de nom, mais suivez notre regard!) avec cuvette ronde en inox, et au sol-redoutable erreur-un carrelage à damier noir et blanc qui bouffe le jeu des acteurs!
Quant à la mise en scène, elle reste trop souvent floue: comment croire à cette danse érotique de quelques minutes d’une jeune personne en body argenté et pailleté sur la table, alors qu’en dessous, les deux amants sont censés faire l’amour. Et sans doute pour signifier la fête, il y a des jets de gros confettis et de ballons de baudruche rouges depuis les cintres! Pourquoi Julie retire-t-elle de son pantalon une serviette hygiénique tachée de sang? Même si August Strindberg a dit, mais pas dans la pièce, que Julie avait ses règles ce jour-là? Petite provocation qui a fait sursauter deux amies, mamies d’Amiens! Pourquoi a-t-on mis, depuis le début, un petit fumigène dans une casserole pour faire croire que Kristin préparait un plat? Et on oubliera le costume laid et raté de Julie, un pantalon noir avec un vague chemisier.
Côté direction d’acteurs, le compte n’y est pas tout à fait non plus; au début Xavier Legrand (Jean), Sabrina Kouroughli (Kristin) et Anna Mouglalis (Mademoiselle Julie)sont crédibles, même si cette dernière n’a plus tout à fait l’âge du rôle. Mais ensuite les choses vont moins bien, et on peine vraiment à comprendre ce que dit Anna Mouglalis qui boule et/ou marmonne son texte. Ce qui n’est pas admissible, surtout dans un petite salle. L’actrice s’est éloignée du théâtre depuis quelque dix ans pour jouer au cinéma, et ceci explique sans doute cela. Et il ne s’agit pas d’un mauvais soir: un mien confrère venu la veille, avouait qu’il n’avait rien compris d’elle pendant la première demi-heure…
Tout semble donc flotter un peu dans cette mise en scène; on peut à la rigueur considérer ces trois représentations comme un galop d’essai, même si c’est dommage pour le public d’Amiens qui, pas dupe, a applaudi mollement. Bref, il faudrait que Gaétan Vassart resserre d’urgence les choses, s’il y a une tournée. En tout cas, Mademoiselle Julie mérite beaucoup mieux que ce résultat approximatif…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 10 février, à la Comédie de Picardie, 62 rue de Jacobins, Amiens (Somme). T: 03 22 22 20 28.