Poussière, de et mise en scène de Lars Norén

 

Poussière, traduction d’Aino Höglund et Amélie Wendling,  texte et mise en scène de Lars Norén

©Brigitte Enguerand

©Brigitte Enguerand

 L’œuvre du dramaturge suédois de soixante-treize ans se situe dans une ligne proche  de celle d’August Strindberg, Anton Tchekhov ou Henrik  Ibsen…  Adolescent,  il écrit un premier recueil de poèmes… Mais plus tard, il est interné en hôpital psychiatrique pour schizophrénie.
Cet auteur de plus de soixante pièces, imprégnées de relations conflictuelles, surtout entre enfants et parents, sur fond de perversions sexuelles, maladies psychiques et mensonges, haines, trahisons, violences au sein du couple et de la famille. Avec des textes comme Démons, (voir Le Théâtre du Blog), La Veillée ou Automne et hiver. Mais il traite aussi de la marginalité dans Catégorie 3.1, Froid ! Et A la mémoire d’Anna Politkovskaïa.
Lars Norén a succédé à Ingmar Bergman à la tête du Théâtre National de Suède Il fut directeur artistique du Riks Drama, la troupe permanente du Riksteatern, le théâtre national itinérant de Suède. Il est maintenant devenu un auteur contemporain joué partout dans le monde, et bien connu depuis longtemps en France…  Il avait déjà mis en scène Pur au Vieux-Colombier en 2008 et entre cette fois, au répertoire de la Comédie-Française avec Poussière, un texte qui tient plutôt d’un long poème-monologue qu’il a conçu pour, et avec les comédiens.

 Six hommes, quatre femmes et la fille de l’une d’entre elles qui a un retard mental et ne parle pas. Maintenant âgés, ils vont en vacances depuis plus de trente ans dans le même hôtel, pendant une semaine, sans doute dans un pays ensoleillé de la Méditerranée. Pas très riches, ils n’ont pas vraiment choisi ; « Un putain d’endroit » mais bon à leur âge, ils sont résignés et cela leur va à peu près quand même: « Mourir d’une belle mort, ce n’est pas comme si on avait le choix, bordel! » ! (…) « Cela prend plus de temps de mourir ici que dans un opéra ». Dans le texte, ils n’ont pas d’autre identité qu’une lettre: A, B, C, D, E, F, G, H, I, J!  Bref, ils existent mais plus vraiment tout à fait…

Il y a ainsi un ouvrier du bâtiment dans un état physique et psychique lamentable (Hervé Pierre). Son père adoptif vient de mourir à 94 ans. Sa femme (Dominique Blanc) a été coiffeuse ; ils ont eu trois enfants. Une autre femme à la retraite, anorexique, très seule (Anne Kessler) était médecin : elle parle beaucoup de sa fille morte d’une sclérose en plaques à trente et un ans. Comme indifférente au monde, elle lit tout le temps le même quotidien, celui du 18 octobre 1961 : «Je ne supporte pas, dit-elle, les gens qui ont des problèmes qui peuvent être résolus.» Assis près d’elle, un pasteur de soixante-trois ans (Alain Lenglet) cumule psoriasis, arthrose et Parkinson. Il a été violé, quand il était enfant.

Une femme (Danièle Lebrun) a eu un AVC ; veuve après trente ans de mariage, elle se retrouve aussi seule que l’ancien médecin. Un ancien travailleur de nuit, (Christian Gonon), atteint de troubles du langage, vit seul lui aussi; il dit qu’il a eu des enfants et que son père s’est suicidé quand il était petit. Il raconte qu’il a dû vider la maison d’un frère récemment décédé qu’il n’a jamais connu, parce que ses parents lui avaient caché son existence… Une femme de soixante-six ans (Martine Chevallier) doit s’occuper de sa fille, Marylin, une handicapée mentale de trente-sept ans (Françoise Gillard). Elle a vécu, seule et très pauvre depuis longtemps, après que son mari qui la battait, soit parti. Son travail: s’occuper de personnes âgées ou mourantes.

Il y a encore un homme cardiaque, atteint d’un cancer du foie (Gilles David). D’abord coursier  il est arrivé à être chef-comptable dans une moyenne entreprise. Sa femme le quitte après vingt-sept ans de mariage.  Cet autre homme (Didier Sandre) vit seul, sans famille ; il n’a pas eu d’enfant et s’occupait lui aussi de personnes âgées. Il dit qu’il est constipé, et qu’il a un cancer des amygdales. Grand et  trapu (Bruno Raffaeli),  un curieux bonhomme, ex-chauffeur routier,  au chapeau melon blanc, a toujours avec lui  les cendres de son chien dans un petit sac; à la fin, il les dispersera sur la plage. Il a eu un AVC et des problèmes d’équilibre, ce qui ne l’empêche pas d’être parfois violent et bagarreur. Il se laisse caresser sans scrupules par Marylin qui se frotte contre lui. Il y a aussi deux autres personnages muets-sans doute des migrants venus d’Afrique-qui passent sur la plage : une jeune femme qui fait la manche avec son bébé dans les bras et un gamin dont, à la fin, on comprend qu’il s’est noyé. Un rappel sans doute de la photo de ce pauvre petit garçon kurde noyé en 2015  et dont la mort avait ému toute l’Europe.

Dénominateurs communs à cette galerie de personnages : pas bien riches, ils ont souvent eu de graves ennuis familiaux, et n’avaient pas de travail très valorisant, sauf le médecin. En proie à une grande solitude, ils n’ont plus de famille proche et atteints, pour la plupart, de pathologies sévères, ils en parlent tout le temps. Ils se connaissent plus ou moins, et savent bien que, de toute façon, vu leur âge, ils-surtout les hommes-seront de moins nombreux à venir ici… Certains résignés comme celui qui déclare: « Quelle chance de ne pas se souvenir comment c’était avant ».  D’autres angoissés à l’idée que leur corps reste sans sépulture: « Je me demande qui viendra nous enterrer! »

«Je n’aurais pas pu écrire ce texte, dit Lars Norén, avant d’avoir l’âge que j’ai aujourd’hui. C’est une pièce sur les « au revoir » et les souvenirs, sur les dernières vagues à traverser avant la fin. Une pièce belle et mélancolique qui ne parle que de la vie. » Lars Norén s’envoie des fleurs mais sur le plateau, que se passe-t-il? Il y a une belle scénographie de Gilles Taschet avec une plage de sable gris, avec côté cour et jardin, de hauts murs gris. Et des chaises de jardin pliantes dont ils changent, de temps à autre, la disposition: en V, en rectangle, ou face public, alignés près du bord de scène, etc.. Pratiquement toujours sur le plateau, sauf à la fin, ces dix personnages vont rester le plus souvent assis. Au début très impressionnants,  par leur stature et leur nombre, en costume gris ou noir, la peau grise, les cheveux gris… Très las mais n’imaginant pas de partir pour un autre monde, ils racontent leur vie passée et présente qu’encombrent maladies et malheurs de toute sorte, comme dans une sorte d’exorcisme de la mort qu’ils sentent venir. Cela rappelle, mais dans un autre genre, la formidable Classe morte (1975) de l’immense Tadeusz Kantor.

Lars Norén a écrit ce texte qui s’apparente à un long poème à base de monologues,  sur le plateau avec les comédiens. Il y a des phrases étonnantes d’une réelle beauté mais bon, on lâche assez vite prise. La faute à quoi? D’abord à une direction d’acteurs mal maîtrisée : on entend très bien Bruno Raffaelli, Martine Chevallier, Hervé Pierre et Anne Kessler mais… souvent moins les autres comédiens. Une mienne consœur nous a dit qu’au premier rang, on entendait correctement mais désolé, on ne fait pas une mise en scène pour le seul parterre.

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(C)Brigitte Enguerand

Le grand dramaturge suédois aborde avec une belle ironie, presque avec tendresse, et en tout cas avec un certain humour, des thèmes aussi difficiles que la hantise de la mort, la souffrance au quotidien, la vieillesse inexorable, thèmes souvent traités dans le théâtre contemporain mais jamais encore sous la forme d’un choral. Une belle idée mais  Lars Norén semble avoir eu plus de mal à mettre en scène son propre texte et à diriger les comédiens. Même s’il crée, surtout à la fin, de belles images grâce aux lumières de  Bertrand Couderc. Et ce choral de deux heures où il y a très peu de dialogues semble n’en plus finir…

Pourtant cette méditation nous concerne tous: il suffit d’aller voir un proche dans un EPHAD! Obsession du passé, souvenirs des copains, époux, épouses, amants, amantes qui meurent les uns après les autres, cancers foudroyants, maladies physiques et/ou psychiques-ce n’est pas incompatible!-qui ne préviennent pas, fin de vie qui s’annonce sur fond de dépression permanente, et corps qui ne suit plus… On a ici comme une sorte de concentré de ce qu’on entend tous les jours… Mais ce memento mori aurait sans doute aussi été plus fort, s’il avait été mieux dirigé, sur une durée plus courte et avec un texte plus resserré. On sort de là déçu-et c’est vraiment dommage-surtout quand on connaît et apprécie le théâtre de Lars Norén. Le spectacle, encore très fragile, peut se bonifier mais il faudrait que Lars Norén, s’il est encore en France ou quelqu’un d’autre, remette d’équerre cette Poussière … A vous de voir si cela vaut le coup d’y aller : bref, nous n’avons pas tous la même sensibilité…

Philippe du Vignal

Comédie Française, salle Richelieu, Place Colette, Paris 1er, (en alternance), jusqu’au 16 juin.

Les textes de Lars Norén sont publiés chez l’Arche éditeur.

 

 


Archive pour février, 2018

Le grand sommeil, conception, texte, chorégraphie et mise en scène de Marion Siéfert

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Le grand sommeil, conception, texte, chorégraphie et mise en scène de Marion Siéfert, collaboration artistique d’Helena de Laurens

Non, ce serait plutôt Le grand réveil. Mais admettons et à nous de chercher de quelles profondeurs, dont seuls le sommeil et les rêves sont capables, d’où vient cet objet singulier. Voyons : une Zazie longiligne, en collant rouge et jupette plissée, se glisse sur scène comme dans une cour de récré. Tourbillons lestés par le sac de sport, grimaces, contorsions, acrobaties lentes et grimaces… Elle est en caoutchouc, en acier et, en plus, cette danseuse-clown parle ! Et comme elle a pris les gestes de l’enfance, elle en a pris aussi la langue. Oui, celle d’une Zazie 2.0, libre, accidentée, éclatante, énigmatique, avec sa poésie scato.

Cela donne déjà un spectacle d’une incontestable et jouissive originalité. Mais il est tout aussi intéressant de savoir d’où il vient. Marion Siéfert a entrepris à l’automne 2016, un long travail de recherche avec Helena de Laurens et Jeanne, une petite fille de onze ans. Ensemble, elles jouaient à être «deux vampires de rêves qui dérobaient les rêves des spectateurs». À elles deux, elles commencent à construire un “monstre“, un être unique à deux têtes et quatre jambes. Quelques présentations de moments du spectacle ont été présentés au public, puis vint le temps du spectacle.Heureusement le travail des enfants est très contrôlé dans notre pays. Malheureusement, ce contrôle et cette protection ont eu raison du projet! Quelque chose là-dedans paraissait contenir un germe de danger pour l’enfant. C’était oui, mais c’est devenu non !

D’un travail effacé d’un trait de plume, d’une signature, naît alors un autre travail. Durant ces mois de recherche ensemble, Helena s’est imprégnée de Jeanne. Qui a vampirisé l’autre? La fiction qu’est devenue Jeanne, a envahi la danseuse, elle-même nourrie du travail de la danseuse allemande Valeska Gert, et de ce qu‘elle a pris à l’enfant. Cette dévoration réciproque pouvait-elle devenir un danger psychique pour l’enfant?  Ou plutôt le «hors-cadre» qu’une telle expérience représente ? Danger de la liberté, de la création, il y là quelque chose de grave, et pas seulement pour les enfants. Peut-être pas un danger, mais à coup sûr, un risque. Une véritable aventure, à côté de laquelle les cadres scolaires et autres peuvent paraître bien ternes.

De cet empêchement, donc, Marion Siéfert et Helena de Laurens-que l’on voit en fausses jumelles aux saluts-ont tiré un autre monstre, un autre hybride, “l’enfant grande“. Elles ont intégré à la pièce même, les obstacles et amputations qu’elle a subies, sans trop de rancune, avec humour et énergie. Reste quand nous creusons le pur plaisir du spectacle, cette faille : la liberté de la création est-elle un risque ou un danger ? Ce Grand sommeil va bien plus loin qu’un théâtre-laboratoire : du côté d’une trouvaille qui interroge sans fin. On lui espère une plus longue vie…

Christine Friedel

Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, jusqu’au 17 février. T. : 01 48 33 16 16.

Le Traitement de Martin Crimp, mise en scène de Rémy Barché

Crédits : Gg, Marthe Lemelle (photo de répétitions)

Crédits : Gg, Marthe Lemelle (photo de répétitions)

 

Le Traitement de Martin Crimp, traduction d’Elisabeth Angel-Perez, mise en scène de Rémy Barché

 Ce spectacle nous offre deux pièces en une, avec, en prologue, Le Messager de l’amour, un court texte encore inédit de l’auteur britannique. Une jeune femme évoque sa relation brutale et passionnée avec un homme plus âgé qui la séquestre pour la protéger des souillures d’un monde  «devenu si vieux qu’on peut voir son squelette transpercer le sol ». Elle l’attend : «C’est lui qui se déplace, ce sont les règles, dit-elle. Et je vis suivant ses règles  (…)  Ses mots font bouillonner la vie en moi.»Les bons jours, il lui offre des fleurs et des oiseaux, et le fouet, les mauvais jours.

Suzanne Aubert, immobile sur un haut tabouret, s’y reprend à plusieurs fois pour délivrer, avec délicatesse, ce beau monologue. Avec toute la naïveté de son personnage, elle nous plonge dans l’univers trouble d’une relation sado-maso. Le récit de la jeune femme fait écho celui d’Anne dans Le Traitement : elle a échappé à Simon, son mari, qui la séquestrait pour la préserver des violences d’un monde impur et d’une ville dangereuse, New York.

En réponse à l’annonce de producteurs de cinéma en quête de «réel», elle vient leur raconter son histoire. Séduits par son innocence et son authenticité, ils décident de porter cette histoire à l’écran et d’écrire Le Traitement avec elle, c’est-à-dire un texte continu non dialogué, étape préalable à l’élaboration du scénario. Anne est fascinée par ce couple vampirique de producteurs et par le nouveau monde qui s’ouvre à elle. Mais elle verra son  scénario maltraité par l’équipe artistique recrutée pour le rendre plus accessible et vraisemblable. John, la star engagée pour jouer le rôle du mari et coproducteur du film, Nicky, la secrétaire ambitieuse qui veut jouer le rôle principal, Clifford, un vieil auteur de théâtre oublié, prennent le projet en main et lui tendent un piège odieux. Anne, ainsi maltraitée, bernée et humiliée, ne se reconnaît plus. On lui a volé sa vie. Elle se réfugiera auprès de son mari et retournera au monde réel. Rudes en seront les conséquences…

Le Traitement figure parmi les meilleurs textes de Martin Crimp, et le prix John Whiting qu’il reçut en 1993, paraît totalement justifié. Protéiforme, quoique moins éclatée qu’Atteintes à sa vie, (1997) qui fit la renommée de l’auteur, cette pièce interroge déjà les rapports ambigus entre fiction et réalité. Le fin dramaturge a imaginé des personnages complexes, troubles et troublants, et il épingle sans pitié le milieu du cinéma dont il a été lui-même victime comme scénariste : «J’ai pris conscience que je me suis fait complètement avoir, écrit-il. Cette expérience a été très humiliante pour moi.» Avec un humour ravageur, il fustige aussi les auteurs de théâtre qui se complaisent dans la noirceur et fait dire à Simon, le mari d’Anne: «Je n’irai pas dans une salle pour m’entendre dire que le monde est un jardin ravagé par des mauvaises herbes, ou que l’homme est l’excrément de l’homme». Mais cette comédie de mœurs virera au cauchemar…

Rémy Barché a su en saisir toutes les nuances avec une direction d’acteurs minutieuse, proche de celle du tournage d’un film, avec des scènes parfois relayées en gros plan par une caméra. Les comédiens relèvent le défi, en particulier Thierry Bosc, en auteur « has been » devenu clodo et qui  se fera crever les yeux, en châtiment de son voyeurisme. Victoire du Bois incarne une Anne simple et nature, face à Catherine Mouchet, en productrice snobinarde. Suzanne Aubert, endosse plusieurs rôles avec le même talent que dans Le Messager de l’amour.

Salma Bordes a imaginé des praticables déplacés à vue par les techniciens qui apportent aussi les éléments de décor nécessaires, comme sur le tournage d’un film. Dans cette scénographie dépouillée, les acteurs glissent d’une séquence à l’autre, juchés sur ces petits plateaux flottant comme des icebergs. Des images de New York, omniprésentes, se profilent sur des écrans, fenêtres ou baies modulables selon les lieux  et, du haut d’une tour, on plonge dans Central Park. La ville défile devant le pare-brise d’un taxi… Les scènes de rue se nimbent de vapeur, comme dans les polars américains. Anne se perd dans le labyrinthe de la cité maudite, des quartiers huppés aux faubourgs populaires, et livrée à un chauffeur de taxi aveugle. Le même qui chargera l’auteur aveugle dans la  scène finale.

Tous ces excellents éléments réunis-texte, décor, comédiens, musiques-nous emportent dans cette histoire riche en questionnements et rebondissements. Avec quelques réserves… Le tempo vif de la pièce aurait mérité un rythme plus enlevé et le lever de rideau, morceau de bravoure  littéraire et théâtral est une fausse bonne idée: cela prolonge la soirée d’une bonne demi-heure! Et on ne voit pas bien la nécessité d’un entracte de vingt minutes, même s’il marque un tournant dramaturgique, celui où Anne, qui voit son histoire lui échapper, se précipite dans le drame. Nous sortons de ce spectacle trois heures plus tard, à la fois séduits et un peu frustrés. Cela dit, nous vous le conseillons.

 Mireille Davidovici

Théâtre des Abbesses, 31 rue de Abbesses, Paris XVIII ème, jusqu’au 23 février. T.01 42 74 22 77. Théâtre de Dijon-Bourgogne (Côte-d’Or) du 27 février au 3 mars.

Le Traitement est publié aux Editions de l’Arche; Le Messager de l’amour, traduction de Christophe et Michelle Pellet, est à paraître dans un nouveau recueil, chez le même éditeur.

Mademoiselle Julie d’August Strindberg, adaptation et mise en scène de Gaétan Vassart

 

spe13-01Mademoiselle Julie d’August Strindberg, traduction de Terje Sending, adaptation et mise en scène de Gaétan Vassart

Après avoir monté une adaptation d’Anna Karénine avec Golshifteh Farahani dans le rôle-titre, Gaétan Vassart met en scène cette pièce culte où s’était illustrée en 1983, de façon remarquable Isabelle Adjani-elle avait vingt-huit ans-puis Fanny Ardant, Juliette Binoche (voir Le Théâtre du Blog) etc. Et il a confié le rôle-titre à Anna Mouglalis, la très belle comédienne de Baron noir, la série de Canal plus, créée il y a deux ans et où elle jouait la conseillère d’un candidat politique, devenue ensuite Première secrétaire du Parti socialiste puis Présidente de la République…

On connaît l’histoire de cette Mademoiselle Julie, une aristocrate de vingt-cinq ans; par une nuit de fête, celle de la Saint-Jean où en Suède tout était permis sur fond d’alcool, elle ose braver les interdits sociaux et va faire l’amour avec Jean, le beau et intelligent valet de son père absent du château. Julie a rompu avec son fiancé et cela fait sans doute un moment que Jean la fascine; elle rode autour de lui et on voit qu’elle fait tout pour le posséder. Mais il est fiancé avec Kristin, la femme de chambre et cuisinière qui comprendra vite la situation, ce qui ne va pas simplifier les choses… Jean, humilié depuis toujours comme domestique, a, lui, besoin de prendre sa revanche et veut échapper à sa condition. Mais ici, le présent pour chacun est déjà lourd d’un passé, et n’a rien d’une promesse d’avenir. « Le passé me tourmente et je crains l’avenir », disait déjà Pierre Corneille dans Le Cid.

Et cette passion violente et brutale, très sensuelle, ne peut effacer les rapports de classe et donc de domination, voire de cruauté, chez l’un comme chez l’autre. C’est une vraie guerre entre    cet homme mûr et cette jeune femme… Julie veut s’émanciper et quitter cette demeure où elle se sent seule et prisonnière de son père après le décès tragique de sa mère.. Mais un peu plus âgé qu’elle, aguerri par la vie et plus lucide, Jean lui, sait bien que, sans argent, la fuite en Suisse qu’elle lui propose, avec comme projet: acquérir et diriger un hôtel, relève de l’utopie! Un peu inconsciente, elle propose même dans un moment d’égarement à Karin de l’emmener avec eux pour les aider à l’hôtel!

 Mais ce sera bientôt la fin de cette nuit de la Saint-Jean et de la récréation ! Le téléphone sonne de nouveau, impitoyable: le Comte est revenu et il va falloir se plier aux basses réalités du quotidien. Avec chacun, à sa place, maîtres d’un côté, et domestiques, de l’autre. Le carrosse redevient citrouille: Jean très pauvre, ne peut se permettre de perdre son travail: il s’empressera d’obéir et continuera à cirer les bottes du maître des lieux. Karin, elle, toujours épuisée par de  longues journées de travail, devra quand même retourner à ses fourneaux. Quant à Julie, cyniquement abandonnée par Jean, sa vie est sans espoir : son père, dit-elle, ne supporterait pas qu’elle ait pour amant, un domestique! Elle n’a donc plus qu’une solution pour mettre fin à cette relation d’un soir qui l’a détruite: se suicider… Une mort qui sans doute marquera profondément le comte, Jean et Kristin ! La vie des domestiques comme celles de leurs maîtres n’a rien ici du fleuve tranquille promis par l’Ancien Testament…

La pièce a tout pour séduire un metteur en scène mais plus d’un s’y est cassé les dents. Il y a en effet un gros travail de dramaturgie (qui est rarement fait), si l’on veut restituer la force de provocation que Mademoiselle Julie avait, il y a presque un siècle et demi déjà.  Rappelons qu’elle a été d’abord interdite à la représentation quelque dix-huit ans à Stockholm! Il faut donc trouver des équivalents forts et évidents, avec de nouveaux rapports de domination sociale et sexuelle, si on veut actualiser cette tragédie finalement très naturaliste, et la rendre crédible. Ce qui est loin d’être évident. On l’a bien vu dans les nombreuses mises en scène qui ont fleuri ces dernières années et les quelques dix adaptations de la pièce au cinéma…

Et ici, cela donne quoi? Un travail scénique, disons honnête, mais qui a tendance à ronronner. Malgré des intentions de mise en scène assez claires mais sans doute insuffisantes : “Creuser ce rapport au jeu de pouvoir et de domination, dont l’affaire Weinstein en est le dernier avatar : que signifie être une femme aujourd’hui, face à son propre désir, et celui assigné par la société? Quelle est notre part de liberté individuelle dans un monde marchand qui régit tout et nous oblige en permanence à séduire?» Oui mais voilà, Gaetan Vassart n’arrive pas bien à nous faire partager les enjeux la fois sociaux, amoureux, sexuels et métaphysiques de cette pièce formidable. On l’oublie trop souvent:  il y a  en effet aussi chez August Strindberg une interrogation sur la vie et la mort qui imprègne toute la pièce et qui passe malheureusement à la trappe dans cette adaptation.

Côté sensualité, Anna Mouglalis bouge bien, mais on ne ressent pas de véritable relation amoureuse entre les deux amants.  Mademoiselle Julie semble avoir peu de plaisir à bafouer les interdits et elle semble aussi éprouver peu de souffrance alors elle sent qu’elle va droit dans le mur. Et il n’y a guère ici d’émotion sauf quand Jean va tuer l’oiseau de Julie …
La faute à quoi? D’abord on l’a dit à une dramaturgie faiblarde, et à une scénographie inefficace qui veut faire en vain dans le contemporain: au fond un rideau de fils, et côté cour et jardin, deux consoles en bois teinté noir  genre mobilier nordique bas de gamme (pas de nom, mais suivez notre regard!) avec cuvette ronde en inox, et au sol-redoutable erreur-un carrelage à damier noir et blanc qui bouffe le jeu des acteurs!
 Quant à la mise en scène, elle reste trop souvent floue: comment croire à cette danse érotique de quelques minutes d’une jeune personne en body argenté et pailleté sur la table, alors qu’en dessous, les deux amants sont censés faire l’amour. Et sans doute pour signifier la fête, il y a des jets de gros confettis  et de ballons de baudruche rouges depuis les cintres!  Pourquoi Julie retire-t-elle de son pantalon une serviette hygiénique tachée de sang? Même si August Strindberg a dit, mais pas dans la pièce, que Julie avait  ses règles ce jour-là? Petite provocation qui a fait sursauter deux amies, mamies d’Amiens! Pourquoi a-t-on mis, depuis le début, un petit fumigène dans une casserole pour faire croire que Kristin préparait un plat? Et on oubliera le costume laid et raté de Julie, un pantalon noir avec un vague chemisier.

Côté direction d’acteurs, le compte n’y est pas tout à fait non plus; au début Xavier Legrand (Jean), Sabrina Kouroughli (Kristin) et Anna Mouglalis (Mademoiselle Julie)sont crédibles, même si cette dernière n’a plus tout à fait l’âge du rôle. Mais ensuite les choses vont moins bien, et on peine vraiment à comprendre ce que dit Anna Mouglalis qui boule et/ou marmonne  son texte. Ce qui n’est pas admissible, surtout dans un  petite salle. L’actrice s’est éloignée du théâtre depuis quelque dix ans pour jouer au cinéma, et ceci explique sans doute cela. Et il ne s’agit pas d’un mauvais soir: un mien confrère venu la veille, avouait qu’il n’avait rien compris d’elle pendant la première demi-heure…

Tout semble donc flotter un peu dans cette mise en scène; on peut à la rigueur considérer ces trois représentations comme un galop d’essai, même si c’est dommage pour le public d’Amiens qui, pas dupe, a applaudi mollement. Bref, il faudrait que Gaétan Vassart resserre d’urgence les choses, s’il y a une tournée. En tout cas, Mademoiselle Julie mérite beaucoup mieux que ce résultat approximatif…

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 10 février, à la Comédie de Picardie, 62 rue de Jacobins, Amiens (Somme). T: 03 22 22 20 28.

 

J’ai rêvé la Révolution de Catherine Anne, co-mise en scène de Catherine Anne et Françoise Fouquet

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J’ai rêvé la Révolution de Catherine Anne, co-mise en scène de Catherine Anne et Françoise Fouquet

«La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune» Qui a rêvé ? Autant Catherine Anne, auteure, metteuse en scène et interprète, que le personnage exemplaire qui l’a inspirée, Olympe de Gouges. Une femme libre : veuve très tôt, par chance, dit-elle, mère, auteure de théâtre et de libelles, elle milite contre l’esclavage et entre dans la Révolution avec la certitude qu’elle et ses sœurs y auront toutes leur juste place.

Elle écrit ainsi la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791), qui n’est pas une simple paraphrase de la première Déclaration de droits de l’Homme et du citoyen. On connaît la suite: que les femmes de Paris aillent chercher le Roi à Versailles, l’Histoire  l’accepte! Mais ensuite, elles doivent rentrer dans le rang : voir les combats de libération du vingtième siècle…

Olympe de Gouges a voulu miser sur la démocratie, au moment où la Terreur suspend la démocratie et où sont guillotinées des centaines de suspects, dont des députés girondins ; où les clubs de femmes sont interdits. Pourtant, elle croit en la justice de sa patrie, au droit, à un procès juste, et se montre relativement sereine. Quand elle comprend que ce ne sera pas le cas, elle se voit en résistante, en Antigone, quoique elle s’en défende.

Le rêve commun à cette figure de l’histoire et à Catherine Anne: l’égalité entre femmes et hommes (ordre alphabétique : le F est avant le H), inscrite dans le droit et les faits. C’est aussi le rêve d’une Révolution qui ne dévore pas ses enfants. Ici, d’abord inscrit dans la scénographie: un cyclorama fait de centaines de chemises juxtaposées, comme autant de vies détruites, et par la symétrie de deux mondes : la prison d’Olympe et le logement, assez semblable, de la famille pauvre du gardien et de sa mère, se partagent la scène en diagonale. Reflétant l’écriture de la pièce, politique et intime à égalité.

Pourtant, dans ce spectacle freiné par une sorte de réserve, de retrait: on n’est ni dans une adresse au public, ni dans un théâtre d’incarnation. Catherine Anne, elle-même, portant la situation et le discours d’Olympe de Gouges, avec parfois des airs de Louise Michel, semble refuser d’entrer dans la psychologie d’une figure qu’elle a pourtant créée avec ses peurs et ses revirements. De même, l’écriture ne donne pas assez de chair  au  couple mère-fils (Luce Mouchel et Pol Tronco) : dommage ! Si bons soient-ils, leur jeu est chargé d’une fonction, ce qui l’affaiblit là où, concret, il pourrait nous renvoyer d’autant plus fort à une pensée. Avec ses accès d’autoritarisme à l’égard de sa mère, le jeune gardien devient une figure de la domination masculine telle qu’on la connaît dans bon nombre de sociétés aujourd’hui. Avec son courage au seul service de la cohésion familiale, la jeune belle-fille illustre la régression de certaines femmes «traîtres» d’aujourd’hui, tandis que la mère rejoint peu à peu, grâce à son expérience de sa vie, les  combats d’Olympe.

C’est bien combiné, mais on voit où le bât blesse: on regrette que le jeu lisse une écriture qui a le mérite d’être hétérogène-une voie intéressante vers le vrai-entre allégories, figures, personnages, avec un langage simple et des éclats d’un lyrisme sec. Un spectacle passionnant donc, même s’il ne séduit pas toujours…

Christine Friedel

Théâtre des Quartiers d’Ivry, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) jusqu’au 16 février. T. : 01 43 90 11 11.

Les 8 et 9 mars, Théâtre du Sillon, Clermont-l’Hérault; les 15 et 16 mars, Théâtre de Privas (Ardèche). Et les 3 et 4 mai, Théâtre des Halles, Avignon (Vaucluse).

 

 

Finding now, chorégraphie d’Andrew Skeels

 

Finding now,  chorégraphie d’Andrew Skeels

_101Finding.Now-A.Skeels-Dan.AucanteClôturant le festival Suresnes Cités-Danse, la pièce a  pour cette dernière représentation, a connu une ovation debout bien méritée. Le chorégraphe, bientôt en résidence aux Grands Ballets Canadiens, est un fervent partisan du mélange des styles de danse. «Pour ce projet, je me suis entouré de cinq artistes charismatiques et passionnés, désireux de faire exister et partager leur singularité et leur technique (house, pop-ping, break, contemporain…).»

Andrew Skeels a choisi ici la solennité de la musique classique avec des extraits  d’œuvres de Georg-Friedrich Haendel, Antonio Vivaldi, Henry Purcell, etc, pour accompagner les mouvements,  d’une grâce exceptionnelle, de ses trois danseurs et deux danseuses qui se croisent, se touchent, formant parfois des figures ressemblant des statues religieuses. Avec des portés des corps et glissés au sol impressionnants de justesse et de beauté. Parfois, les mains ou les corps servent de réceptacle dans un passage tout en douceur,  pour d’autres danseurs.

Fluidité des mouvements et unité entre les interprètes constituent un ensemble harmonieux, magnifié par ces musiques d’un autre temps. «Je souhaite, dit Andrew Skeels, parler de la façon dont la danse permet de traiter le passé, et influencer son point de vue sur l’avenir». L’animalité des corps soulignée par de courts gestes saccadés, contraste avec la tendresse de certaines figures. Les costumes clairs de Xavier Ronze et les lumières rasantes d’Alain Paradis complètent une chorégraphie envoûtante. Cette commande du théâtre de Suresnes a demandé quatre mois de répétition qui auront permis aux jeunes danseurs : Mellina Boubetra, Hugo Ciona, Noémie Ettlin, Tom Guichard et Nicolas Grosclaude de former un groupe uni et cohérent. On reverra bientôt sans aucun doute cette pièce d’une heure sur d’autres scènes.

« La danse, écrivait le compositeur André Jolivet (1905-1974), est pour moi un élément d’inspiration, dans la limite où elle m’apporte un ensemble de possibilités rythmiques pouvant former l’une des bases d’une partition, et la nécessité d’un épanchement lyrique, celui-ci pouvant naître de la Danse, tout comme il la fait naître». Dans Finding now, la danse contemporaine naît de partitions classiques et reste en parfaite communion avec elle.

 Jean Couturier

Le spectacle a été dansé au Théâtre de Suresnes-Jean Vilar, 16 place Stalingrad, Suresnes (Hauts-de-Seine) du 9 au 11 février. Suresnes-cites-danse.com

Imitation of life, mise en scène de Kornél Mundruczó

 

Imitation of life, mise en scène de Kornél Mundruczó (spectacle en hongrois, sur-titré en français)

 

© Proton Theatre

© Proton Theatre

 

Kornél Mundruczó, metteur en scène et cinéaste hongrois pratique un théâtre politique et esthétiquement impressionnant. Il a un regard lucide sur les contradictions de son pays, entre autres… Et il s’attache aux laissés pour compte, aux marginaux, «les seuls qui peuvent encore nous tendre un miroir». Son œuvre, hyperréaliste et lyrique à la fois, met en lumière la part sombre de l’humanité. 

Kornél Mundruczó aborde des thèmes comme  le totalitarisme d’une secte dans un film comme La Glace; la violence et l’inceste, dans The Frankenstein project ; le trafic d’humains et la prostitution, dans Hard to be a god. Il n’est pas inconnu en France et avait présenté Disgrâce au festival d’Avignon  en 2012 (voir Le Théâtre du Blog).

Il se livre ici à une plongée radicale et fascinante dans cette partie de la société où l’injustice est une loi non écrite. Sommes-nous prédestinés? Un thème, inspiré d’un fait divers survenu à Budapest en 2015: dans un tramway, un jeune rom désespéré avait agressé et tué un autre rom! Kornél Mundruczó  nous emmène avec  efficacité mais sans fausse pudeur ni précaution, dans un monde où sévit, au quotidien, une discrimination manifeste et injuste des origines. Apparaît d’abord sur grand écran, l’image d’une femme qui résiste par les mots, aux questions d’un locuteur invisible. Zoom sur son visage un peu fané dans un appartement dont on aperçoit les fenêtres à l’arrière.  En fait, elle répond de mauvaise grâce à un huissier-dont on n’entendra que la voix-venu pour une mise en demeure de quitter les lieux, suite à des impayés. Il filme l’entretien, pose des questions et essaye de briser la résistance que la femme lui oppose, quand elle ne le provoque pas : «Le risque d’être expulsé? Je n’y ai pas pensé. Il s’agit de nos origines. Nous sommes tziganes, c’est-à-dire criminels. C’est ça?»

Recluse ici, elle lui explique qu’elle est sans moyens depuis la mort récente de son mari, et leur fils unique s’est enfui dans la grande ville, menant une drôle d’existence dans un hôtel. Les souvenirs d’une vie malheureuse s’accumulent: enfant, son fils refusait en effet d’appartenir à la communauté rom. «Il reviendra», dit-elle, sans hésiter. La situation dramatique, tendue à l’extrême, oblige l’huissier à un examen de conscience ; déstabilisé, il réalise alors à quel point  des gens sont ainsi ignorés et méprisés par une frange de la population, nationaliste d’extrême-droite. Kornél Mundruczo met en scène une métaphore de la misère du monde, hyperbolique, grandiloquente et absurde mais tellement vraie. Dans une mise en abyme spectaculaire, grâce à la remarquable scénographie de Márton Ágh.

 Une jeune femme loue à l’huissier l’appartement, laissé tel quel et lourd d’un passé, de traces de vie… Elle  y vit avec son fils, dans une misère affective, morale et sociale, comparable à celle de la précédente locataire. Indifférent et seul, l’enfant se retrouve confronté à la mémoire du lieu, quand le fils arrive-mais trop tard!-rendre visite à sa mère, très malade et veuve. A l’intérieur de l’appartement, une machine à laver qui tourne, des meubles et ustensiles ménagers  et  à l’extérieur, une grande roue qui tourne, un plateau qui se descelle et des murs qui virent de haut en bas. Meubles, tables et chaises, canapés et livres sur les étagères vont alors se renverser progressivement dans un désordre sans nom. Une  mise en scène fascinante, avec utilisation  de la vidéo; on entend la voix envoûtante de Nina Simone dans Feeling good.

Les  personnages de cette fiction s’en prennent au racisme ordinaire. Tous saisissants de justesse, grâce à la qualité du jeu de Lili Monori, Roland Raba, Annamaria Lang, Zsombor Jéger et Dariusz Kozma, conscients des enjeux symboliques de la pièce. Un engagement poétique et politique qui force l’admiration.

Véronique Hotte

Spectacle joué à la MC 93 -Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, du 7 au 10 février.

 

 

Quills, de Doug Wright, mise en scène et espace scénique de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage

Quills de Doug Wright,  traduction de Jean-Pierre Cloutier,  mise en scène et espace scénique de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage

 

(C) Stéphane Bourgeois

(C) Stéphane Bourgeois

Pour Robert Lepage, cette pièce écrite en 1995, «est avant tout un prise de position sur la censure, dans le contexte des années 90 aux Etats-Unis (…) Et elle est une métaphore sur le liberté d’expression de l’artiste ». On comprend que, dans le contexte puritain de l’Amérique du Nord, ce thème ait attiré le grand artiste canadien, et qu’il ait aussi été tenté d’interpréter le personnage sulfureux du marquis de Sade et de le faire évoluer dans un somptueux décor à la fois moderne et baroque. Robert Cloutier, traducteur et co-metteur en scène, s’étonne lui, que la pièce n’ait jamais été représentée en français, malgré son succès  outre-Atlantique et son adaptation à l’écran en 2000 par Philip Kaufman, et diffusée chez nous sous le titre La Plume et le sang. Mais au terme du spectacle, on réalise pourquoi: cette œuvre verbeuse et d’une construction laborieuse, instrumentalise le célèbre écrivain libertin pour célébrer la liberté artistique qu’aucune censure ne pourra museler.

Nous sommes en 1808, sous Napoléon Ier. Le marquis de Sade (1740-1814), libéré un temps des geôles royales à la Révolution, est de nouveau interné, mais cette fois  à l’asile de Charenton où il finira ses jours. Il bénéficiait jusqu’alors d’un régime spécial, mis en place par l’abbé de Coulmier, convaincu des vertus thérapeutiques de l’art. Il pensait que le Marquis, par sa plume, pourrait être réhabilité. « Dans l’enceinte de l’hospice, on érige une scène et un parterre, prêt à accueillir près de  deux cent spectateurs, relatera, en 1835, le psychiatre Jean-Étienne-Dominique Esquirol dans Mémoire historique et statistique de la Maison royale de Charenton. Et pour mettre en musique son étrange thérapie, l’abbé de Coulmier enrôle son prisonnier le marquis de Sade. Il peut enfin réaliser son rêve d’enfant : devenir dramaturge.»

Pas pour longtemps : le docteur Royer-Collard, fraîchement nommé à la direction de l’hospice, va mettre le hola et contraindre le prêtre à faire taire son illustre patient par tous les moyens.  Mais Sade continuera à diffuser ses récits sulfureux, aidé par Madeleine, une jeune lavandière. Rien ne l’arrêtera: privé d’encre et de papier, il trempera sa plume dans son sang pour écrire sur ses vêtements. Privé de plume et nu, il se sert de ses doigts et ses excréments pour écrire sur les murs. Pour le plus grand plaisir de Madeleine, avide de ses contes. Même la mort ne le réduira pas au silence : «Vous avez anéanti son corps, il est vrai. Mais qu’en est-il de son esprit ? » Désormais, son esprit libertin souffle sur la société toute entière…

 Quills (Plumes d’oie, en français) tricote la vérité historique en une fiction baroque, à la limite du «gore». Dans une sorte de grand palais des glaces en perpétuelle transformation, avec des miroirs coulissants, qui s’ouvrent et se referment, multipliant ainsi les images ; sans tain, ils guident aussi les regards au-delà des reflets, dans les profondeurs du plateau où circulent les patients, ombres fugaces et inquiétantes. Une tournette permet de voir de  courtes scènes simultanées. « Nous avons travaillé, disent Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage, un univers visuel inspiré des petites horloges allemandes qui représentent une foule de saynètes dans un tout petit espace (…) On avait envie d’entraîner le public dans cette chute où les personnages perdent le nord »,.

Dans une longue scène d’exposition, l’épouse du marquis de Sade demande au directeur de l’asile de réduire son mari au silence. Deux heures et demi plus tard, on les retrouve face à face, après la mort du Marquis, dans la dernière séquence, tout aussi pénible… Les comédiens évoluent avec aisance dans ce labyrinthe fascinant dont les mécanismes huilés offrent des changements de décor et de points de vue rapides. Cette boîte magique s’ouvre et se déploie, puis se referme. «Je souhaitais faire voyager le spectateur dans tous les recoins possibles de l’asile de Charenton», dit Robert Lepage qui joue le divin marquis, et qui apporte une touche de fantaisie et de légèreté à la pièce. La scénographie inventive avec des trucages astucieux, et la belle prestance de Robert Lepage, son ironie et son cynisme, face à Madeleine ou l’Abbé de Coulmier (tous deux excellents) évitent au spectacle de s’enliser, et nous offrent quelques moments de bonheur.

 Mireille Davidovici

 Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun Paris XXème T. 01 44 62 52 52, jusqu’au 18 février.

R+O chorégraphie de Kitsou Dubois

 

R+O chorégraphie de Kitsou Dubois (pour tout public à partir de douze ans)

© Olivier Metzger

© Olivier Metzger

La question de la gravité a toujours occupé danseurs et circassiens en général, et Kitsou Dubois, en particulier. Depuis la création de sa compagnie, la chorégraphe poursuit une recherche artistique et scientifique sur l’apesanteur. Elle s’est ainsi embarquée dans des vols paraboliques au Centre National des Etudes Spatiales (une vingtaine à ce jour). Expérience fondatrice qui oriente son travail autour de la micro-gravité. Elle poursuit sa quête en immergeant ses interprètes dans des milieux où la gravité est altérée: dans une piscine, en vol ou dans des dispositifs de réalité virtuelle (environnements sonores, capteurs sensoriels). Avec R+O, elle essaye de restituer ces sensations de décollage.

En fond de scène, sont projetées des images qu’elle a tournées lors de ses vols mais aussi les évolutions de danseurs en milieu aquatique. Sur les écrans, les corps se meuvent librement, et sur le plateau, les danseuses-circassiennes Pauline Barboux et Jeanne Ragu se livrent à des exercices d’équilibre. Avec la lenteur de cosmonautes sur la lune, chacune se suspend à une longue corde, tombe et se relève en parfaite et délicate symétrie avec l’autre. Vêtues du même costume garni de quelques plumes, elles ressemblent à deux gros oiseaux jumeaux. Puis, réunis au terme du parcours, elles grimpent le long de minces filins qu’elles emmêlent et démêlent tels des écheveaux. Leurs silhouettes aviaires se découpent dans l’espace sur les images projetées, arabesques des corps cherchant appui l’un sur l’autre pour résister à la gravité.

La présence et la musique de Cyril Hernandez apportent un contrepoint à ce spectacle de quarante-cinq minutes. Les premiers numéros d’équilibre, laborieux, peinent à contrebalancer la magie des images projetées. Mais ensuite, de séquence en séquence, la pièce trouve son rythme et la lenteur gracieuse des danseuses finit par nous captiver.  

Mireille Davidovici

Les 14 et 15 février, Festival Pouce ! Le Cuvier Centre de Danse Contemporaine d’Aquitaine- Bordeaux métropole.  Du 23 au 25 février, Espace 1789 de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis).


Les 1er et  2 mars, L’Etincelle, Théâtre de la Ville de Rouen,. Le  9 mars – Le Lux, Scène nationale de Valence (Drôme). Les 21 et 22 mars, à La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil.  Du 30 mars au 1er avril, Circa d’ Auch (Gers);  le 25 avril, Espace Malraux, Ville de Joué-lès-Tours

Le 4 mai, Le Rayon Vert, Scène conventionnée de Saint-Valéry-en-Caux. Du 10 au 13 mai, MA-Scène Nationale, Pays de Montbéliard (Drôme).

Richard II de William Shakespeare, conception de Guillaume Séverac-Schmitz, traduction et adaptation de Clément Camar-Mercier

© G. Cuartero

© G. Cuartero

Richard II de William Shakespeare,  conception de Guillaume Séverac-Schmitz, traduction  et adaptation de Clément Camar-Mercier

 Le Théâtre du Blog avait rendu compte de ce spectacle en 2015: il était encore brut de décoffrage mais déjà bien là. Ce Richard II  a encore de beaux jours devant lui : un succès, en un mot, franc et généreux. Et réjouissant! Le bien nommé Collectif Eudaimonia (en grec ancien: bonheur, prospérité) prend le théâtre par la peau du cou, au droit du texte et les pieds bien ancrés sur le plateau. Pourquoi William Shakespeare ? Parce qu’on n’a pas encore trouvé mieux pour parler avec force,  des faiblesses humaines mais aussi de ce terrible appât qu’est le pouvoir.

Donc, il était une fois un roi, Richard II, content de l’être, non sans divertissement. Un jour, à propos de l’assassinat de son oncle Gloucester, il rend une sentence un peu hâtive, que son cousin et héritier Bolinbroke juge indigne : le bannissement. À quoi, il ajoute la spoliation de son héritage, à la mort de Jean de Gand. Bref, l’injuste Richard oppresse son peuple d’impôts, l’étourdi Richard quitte son royaume pour aller guerroyer en Irlande quand ce n’est vraiment pas le moment…

Bolinbroke revient en triomphateur, Richard abdique avec  une superbe mélancolie, une vraie pensée sur le pouvoir, et des questions qui ressemblent à celles du vieil usurier Shylock dans Le Marchand de Venise : les rois ne mangent-ils pas, comme vous, ne pleurent-ils pas, comme vous, ne meurent-ils pas? Fin. «Asseyons-nous et racontons les histoires tristes de la mort des rois» (Richard II).

Si l’on peut résumer la pièce jouée ici en une si vive cavalcade et avec une telle simplicité, le mérite en revient au travail de la troupe : Eudaimonia visait dès le départ la clarté, l’efficacité, et a eu le temps après deux années de tournée, de s’harmoniser et de s’assouplir. Tout fait signe : la première baignoire remplie d’un «bain de sang», les mains tenant la couronne, les giclées de sang laissant des taches sur le plateau, et ici tout fait sens.

C’est du théâtre «à l’os», rapide, musclé, porté par des comédiens en perpétuelle transformation. Soit sept pour une vingtaine de rôles : l’unique  actrice de la distribution–pas de quotas, c’est la faute à Shakespeare- est aussi crédible en jeune reine éperdue qu’en duchesse-mère défendant son fils avec furie, ou en chevalier. Les acteurs plus âgés circulent entre les diverses fonctions paternelles ou avunculaires, et les deux jeunes rois successifs incarnent des rapports différents au pouvoir : fantaisie et jouissance style rock-star pour Richard, et raideur, justice et droit pour Bolinbroke, devenu Henry IV, au risque de l’injustice et d’une cascade de successions royales violentes : pain blanc et noir chez le grand Will…

Incarnation n’est pas allégorie : rois ou pas rois, tous sont des forces agissantes, y compris sur la scénographie, très simple et très soignée. Les comédiens amènent une nouvelle scène en faisant rouler un trône, bousculant la scène précédente : on avait déjà vu cette dynamique dans le prodigieux Henry VI, mise en scène de Stuart Seide, il y a un vingtaine d’années, héritée elle-même d’une belle tradition de théâtre forain. On la retrouve ici dans toute son énergie contemporaine. Plaisir complet devant ce travail fort et bien fait. Et l’intelligence y trouve son compte, comme  l’histoire, en ces temps de «dégagisme», aux conséquences incalculables. William Shakespeare a pensé tout cela, y compris l’espoir sans illusions d’une réconciliation. Voilà comment on sort, regonflé à bloc, d’un théâtre…

Christine Friedel

Spectacle vu à la MAC de Créteil (Val-de-Marne).
 
Du 27 février au 1er mars, à la Coursive-scène nationale de La Rochelle. Du 15 au 24 mars au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon. Les 28 et 29 mars au Théâtre de la Piscine à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).
 Les 4 et 5 avril, au Théâtre d’Angoulême-Scène nationale.

 

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