La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène de Christian Benedetti

©Simon-Gosselin

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La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction de Brigitte Barilley, Christian Benedetti et Laurent Huon, mise en scène de Christian Benedetti

L’immense dramaturge russe, né à 1860 à Taganrog  au bord de la mer d’Azov, est mort en juillet 1904) à Badenweiler en Allemagne où nous avons encore pu voir sa chambre à l’hôtel Sommer devenu centre de convalescence. Selon sa femme, l’actrice Olga Knipper, il dit (en allemand) au médecin: » « Ich sterbe » (Je meurs) puis il prend le verre, se tourne vers moi et dit : «Cela fait longtemps que je n’ai plus bu du champagne». Il a bu son verre tranquillement, se coucha sur le côté gauche et se tut à jamais ».
 La première de La Cerisaie, sa dernière pièce, avait eu lieu quelques mois avant sa mort. Il avait voulu, disait-il, écrire une comédie. Alors que, pour Constantin Stanislavski le metteur en scène, c’était une tragédie! Dans la bonne douzaine de  réalisations de cette pièce que nous avons vues, après la première en France en 1954 par Jean-Louis Barrault-Anton Tchekhov était encore très peu joué en France!-il y eut  bien sûr, celle, mythique de Giorgio Strehler (1974), et sept ans plus tard, celle tout aussi mythique, de Peter Brook mais cette fois avec peu d’éléments scéniques dans ce théâtre des Bouffes du Nord, aux murs nus, sans aucun décor, comme ici dans cet ancien entrepôt d’Alfortville. Peter Brook avait  insisté sur le respect dans la traduction, de la simplicité des dialogues de La Cerisaie et la ponctuation qui permet de saisir «ce que les mots cachent». Pour lui, ses personnages sont «bourrés de vie dans un monde léthargique», ce qui «bloque leur énergie». Autre mise en scène-culte, celle d’Alain Françon en 2009 (voir Le Théâtre du Blog) avec entre autres Jean-Paul Roussillon, très émouvant dans le rôle du vieux serviteur Firs. D’autant plus que nous savions qu’il n’allait pas tarder à mourir.

Dans cette pièce-véritable merveille-tout se passe comme si on retrouvait ici des personnages de notre famille que l’on a toujours connus, même si les acteurs ne sont pas les mêmes. Lioubov, l’actrice d’une quarantaine d’années qui revient de France, imprévisible et fauchée. Son amant parisien l’a quittée et malgré une tonne de dettes, elle continue à claquer son argent.  Même si elle sait bien que son seul espoir est de vendre cette propriété et sa cerisaie où elle a passé son enfance. Mais elle n’épousera pas le nouveau riche Lophakine. Ce fils de serfs et nouveau bourgeois, ne rêve pas et en homme d’affaires réaliste, cynique, sans états d’âme et parfois assez grossier, il sait aussi être bienveillant, et  conseillera en vain Lioubov. Et il rêve de s’offrir cette propriété pour en faire des lotissements ! Ce qu’il fera…. Ania, sa fille dix sept ans qui aime Trofimov, Varia, son autre fille, adoptive, de vingt-quatre ans, Gaev, le frère de Lioubov, Il y a aussi Iacha, le valet de  Lioubov, et Trofimov, l’éternel étudiant, amoureux d’Ania. Et enfin les domestiques qui ont toujours vécu là, partageant les joies et les deuils de leurs maîtres comme dans une seule et même grande famille: Firs (quatre-vingt sept ans),  Epikhodov, le comptable du domaine et amoureux de Douniacha, la bonne, Charlotta, la gouvernante, Boris Borrisovitch et le vieux Firs, que tout le monde rabroue et aime à la fois.

On entend une fois de plus, avec un grand bonheur,  ce chef-d’œuvre absolu, bien ancré dans la province russe mais universel. Quel texte! «Toute la Russie est notre cerisaie, dit Trofimov. La terre est vaste et belle, il y a beaucoup d’endroits splendides. « Imaginez, Ania: votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes, et ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n’entendez-vous donc pas leurs voix ?… Posséder des âmes vivantes-mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez de dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule… Nous sommes en retard d’au moins deux siècles.”

 Christian Benedetti a voulu monter Tchekhov avec un traitement radical pour aller à l’essentiel du texte. Et, à un rythme beaucoup plus rapide que d’habitude. Il a un peu coupé dans le texte, éliminé les personnages non essentiels comme le chef de gare, le récepteur des postes, des invités et adopté un minimalisme scénique: aucun samovar, et posés contre le mur du fond de cet ancien entrepôt, l’armoire et les lits de la chambre d’enfants, une grande et deux petites tables, un guéridon, un banc en bois, des valises et des cantines à l’arrivée de Lioubov comme au départ de tous à la fin. Aucune fioriture donc, et des costumes de nos jours.
D’abord, avec une salle restée éclairée, puis sous de discrets éclairages, la direction d’acteurs est des plus rigoureuses avec des dialogues rapides, sans aucun temps mort et d’une grande unité de jeu… Avec parfois des moments de silence où les personnages semblent figés dans leur vie, comme si la mort planait déjà…  On peut discuter du parti-pris- c’est parfois un peu sec-mais Christian Benedetti sait faire!  Comme dans La Mouette, Oncle Vania, Les trois Sœurs qu’il avait déjà montées auparavant, cette reprise de la pièce créée il y a trois ans, est toujours d’une grande qualité de mise en scène: serrée au plus juste mais très vivante-et dès qu’un personnage entre sur le plateau, il est aussitôt crédible. «Il faut effrayer le public, disait Anton Tchekhov, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus.» Effectivement, on a ici l’impression d’un monde en perdition et d’une société qui vont s’écrouler. Mais avec des moments assez comiques. « Jouer La Cerisaie en vaudeville, précise le metteur en scène, n’a rien d’une proposition iconoclaste, mais une invitation suggérée par le texte même. Et pourtant, c’est une pièce sur la mort. Le personnage principal : la maison, le domaine, la Russie qui est notre cerisaie comme le dit Trofimov ». Et ici, cela fonctionne remarquablement.
 Malgré une erreur à corriger d’urgence : quelques comédiens ont tendance à bouler leur texte mais sans grand souci de la diction, ce qui les rend à peine compréhensibles. Comme Brigitte Barilley, si bien qu’on n’en perçoit qu’une partie de son texte, et qu’elle est donc peu crédible. Très dommage, quand il s’agit d’un rôle-clé comme celui de Lioubov, mais bon, cela peut s’arranger. Alors qu’Hélène Vivies (Varia) très juste, a une excellente diction…
Mais Christian Benedetti en Lopakhine, surtout quand il avoue être l’acheteur de la propriété, est exceptionnel de vérité. Et il y a aussi Philippe Crubezy (Gaev) à la formidable présence et Jean-Pierre Moulin, lui aussi exceptionnel dans le rôle court mais capital de Firs, ce maître d’hôtel qui a servi plusieurs générations. On  le voit traverser la scène lentement, tristement, comme s’il voyait déjà sa mort, lui que la famille oubliera au moment de quitter la maison… Et quand il dit: «La vie a passé, comme si je n’avais pas vécu», on en prend un coup dans le ventre. Il s’allongera sur une table, bercé si l’on peut dire par le bruit ravageur des tronçonneuses s’attaquant aux cerisiers…
Bref, une intelligente et remarquable mise en scène que l’on ne saurait trop vous conseiller. D’accord, il faut aller à Alfortville mais cela vaut vraiment le coup, et on peut rêver que le spectacle soit un jour présenté à Paris… Tiens, une idée: pourquoi pas à Chaillot, dans la nouvelle et belle salle Gémier? Aller Didier Deschamps, un effort….

Philippe du Vignal

Théâtre-Studio, 19 rue Marcelin Berthelot, Alfortville (Val-de-Marne). T : 01 43 76 86 56, jusqu’au 24 mars. 

 


Archive pour 9 mars, 2018

Fondu au noir de Pierre Henry, interprétation de Thierry Balasse

Fondu au noir de Pierre Henry interprétation de Thierry Balasse

Piere henryC’est avec émotion qu’on découvre, dans la salle de l’ancien Conservatoire de musique, l’ultime œuvre de Pierre Henry, décédé en juillet 2017, à quatre vingt-neuf ans. Ce lieu, dévolu aujourd’hui au Conservatoire National Supérieur d’art dramatique, a été édifié  en 1811 par l’architecte François-Joseph Delanoy pour accueillir de prestigieux concerts. De par son acoustique inégalée, on le qualifie de  Stradivarius des salles de concerts.   Hector Berlioz y créa sa Symphonie Fantastique en 1830 et Pierre Henry en 1952, y donna Symphonie pour un homme seul, composée avec Pierre Schaeffer: il revint en 1976 présenter douze œuvres, pour marquer ses vingt-cinq ans de carrière. Il rêvait d’y jouer sa dernière partition, Fondu au noir

La Muse en Circuit, Centre national de création musicale, qui accompagne les formes nouvelles, a permis d’exaucer son vœu. Thierry Balasse,  très proche collaborateur  de Pierre Henry, a pu  mettre en place l’orchestre de haut-parleurs nécessaire à l’exécution de ce morceau d’une heure vingt. Il a fallu deux jours d’installation et réglages pour ce concert exceptionnel. Thierry Balasse connaît bien son œuvre pour avoir, ces dernières années, installé avec lui les orchestres de haut-parleurs du studio Son/Ré, et parfois interprété ses musiques. A l’aise, quand il travaille sur l’énorme console analogique multi-pistes du pionnier de la musique concrète, il fait circuler les sons, tous issus d’un piano arrangé (et souvent malmené), dans les quelque cinquante enceintes, grand orchestre immobile et imposant, dont les membres disposés sur scène et dans la salle, manifestent leur entrée en jeu par des signaux lumineux verts, bleus et rouges…

Dès les premiers sons, nous voilà happés et transportés dans un voyage hypnotique: aux périodes graves, succèdent des séquences plus légères. Naissent alors des images, couleurs, événements, situations et personnages d’une grande concrétude. La musique convoque les éléments : eau, air, terre, et chaque auditeur trace son itinéraire dans cette forêt sonore et peut imaginer sa propre fiction. On tombe dans des gouffres, pour en ressortir vers des espaces lumineux. La pièce dessine six mouvements principaux où alternent graves et aigus, sombres et clairs. Non avec des notes, mais avec des entités porteuses de sensations. «Les compositeurs travaillent avec des sons à tout faire, l’équivalent de notes de musique, écrivait Pierre Henry. Moi, je n’ai pas de notes. Je n’ai jamais aimé les notes. Il me faut des qualités, des rapports, des formes, des actions, des personnages, des matières, des unités, des mouvements.»*

Terminée peu avant sa disparition, cette œuvre nous entraîne dans des souterrains obscurs et des abysses marins d’où l’on sort pour y replonger. «J’explore, avec ce Fondu au noir, une recherche sonore et musicale des abîmes, dit Pierre Henry. Uniquement pianistique, c’est une tentative  pour pénétrer l’univers sonore intérieur de l’expérience de la mort.» Une lutte s’établit entre ombre et lumière et, pour finir, émane de cette aventure, une certaine sérénité voire, parfois quelques moments de gaieté. Et, bien sûr, tout l’humour que l’on connaît, du pape de la musique électro- acoustique. «Je ressens le besoin impérieux de mettre en musique les sensations qui m’habitent »,  disait -il. Et c’est dans tous les états émotionnels qu’il nous transporte.

Avec la destruction de la « Maison de sons » où Pierre Henry composait et donnait des concerts, des pans entiers de notre patrimoine musical s’envolent. Le père de Messe pour le temps présent, simple locataire de ce pavillon dans le 12 e arrondissement de Paris, en avait fait son instrument: «Il créait des sons dans la salle de bains, dans la cuisine, avec différents appareils, des pierres, des ressorts, des plaques, des couvercles: tout lui servait», se souvient son assistante Bernadette Mangin.  Artiste talentueux, il y exposait aussi ses “peintures concrètes », des natures mortes  faites de clous, ampoules, anciennes bobines et touches de pianos… Mais pétitions et appels aux politiques n’auront rien fait pour  éviter que cette maison disparaisse, rasée pour une opération immobilière.. Pour ne pas perdre toute trace de cet antre de création, des projets sont à l’étude, comme des photos en 3 D ou la reconstruction, à l’identique, de cet environnement. La Bibliothèque Nationale, à laquelle le compositeur avait confié il y a dix ans la conservation de son œuvre, a entrepris la numérisation des bandes analogiques et magnétiques (environ 15.000) …

Plusieurs compositeurs, dont Thierry Balasse (compagnie Inouïe) et Vincent Laubeuf (compagnie Motus) ont à cœur de créer un lieu pour faire vivre ce fonds novateur et passionnant.  En attendant, les trois dernières œuvres du compositeur ont été créées par France-Musique en décembre dernier. Et ce concert à la Maison de la Radio était initialement prévu pour son anniversaire de quatre-vingt dix ans, avec la complicité de son propre studio, Son/Ré de la compagnie Inouïe de Thierry Balasse et du Groupe de Recherches Musicales. La quatrième pièce, jouée ce soir pour la première fois, résonne donc comme un ultime adieu à ce grand artiste.

Mireille Davidovici

*Journal de mes sons de Pierre Henry https://fr.wikipedia.org/wiki/Actes-Sud
Actes Sud collection Un endroit où aller, 2004

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