Dîner en Ville de Christine Angot, mise en scène de Richard Brunel
Dîner en Ville de Christine Angot, mise en scène de Richard Brunel
Marqueur social et rituel d’intégration, le dîner en ville tient une place importante dans la panoplie de la bourgeoisie. Classe sociale qui a tout: le pouvoir, l’argent et un raffinement supérieur avec goût et connaissance des arts. Et qui veut tout, absorbant ce qui lui résiste, quitte à l’expulser après digestion, ce que font les rapaces nocturnes, «en boulettes de réjection qui contiennent les éléments durs et non digérés des proies qu’ils avalent en entier». Esprit et amabilité règnent, masquant à peine les petites cruautés qu’il faut bien supporter ; si l’on veut «en être». Dialogues serrés et situations aisément reconnaissables : gaffes et griffes d’amour-propre, poison de l’argent dans un couple non homogène comme celui d’une grande et riche actrice et d’un ingénieur du son au chômage, ennui consubstantiel à la soirée, à laquelle on ne mettra pas fin pour autant, les “heureux du monde“ attendant sans espoir qu’il se passe quelque chose…
Les conversations de ce spectacle créé à la Comédie de Valence-Centre Dramatique National, resteraient banales… sans l’excellente qualité du travail des acteurs. Emmanuelle Bercot joue, tout en finesse, une grande actrice mêlée à ce monde et Valérie de Diedrich donne une originalité à Marie, remarquable professeure de médecine mais maladroite et frustrée. Noémie Devaley-Ressigner campe, elle, une directrice de Scène Nationale, vaillante quand on essaye de la flatter, et qui agite un petit drapeau social. Djibril Pavadé, en ingénieur du son au chômage, apporte le petit caillou dans la chaussure, nécessaire à ce groupe trop policé pour être honnête. Et en maître de cérémonie-remarquable langue de peste-Jean-Pierre Malo concentre ici dans son jeu l’essence de cette bourgeoisie qui confisque l’art. Rigueur impériale, ironie d’une forme impeccablement dessinée, il renvoie l’image d’un esthète dont Pierre Bergé aura été le modèle abouti. Bref, un quintette d’acteurs dirigé à la perfection par Richard Brunel, et sans concession à une psychologie rédemptrice : le texte ne s’y prête pas, et c’est un bon point. Ces gens-là disent qu’ils s‘aiment, on les croit, peu importe… Mais ils savent blesser et humilier ceux qui ne sont pas des leurs.
Un autre atout du spectacle: des châssis discrètement mobiles, ouverts ou fermés par un grand rideau gris : un décor rigoureux imaginé par Gala Ognibene (le vide de la mondanité?) “design“, dirait l’esthète qui a «déjeuné avec Andrée Putman», remarquable architecte d’intérieur et designer française des années soixante-dix. ce dîner en ville, sans table ni repas, serait le théâtre du monde, du moins de ce monde-là… s’il n’y avait une sorte de gêne intéressante. En fantôme, mais avec un regard, Christine Angot est présente, comme en porte-à-faux. Elle fait bien partie de ce monde, le succès aidant, et l’appétit des bourgeois pour les artistes étant ce qu’il est. Incluse, et prise au piège des bonnes manières, et d’une certaine fadeur. Et en même temps, non. Un dîner de choix… mais où les non-dits n’ont pas la puissance de ceux d’un Harold Pinter !
Christine Friedel
Théâtre de la Colline, rue Malte-Brun, Paris XXème jusqu’au 1er avril. T. : 01 44 62 52 52.