La double Inconstance (ou presque) de Marivaux, adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux
La double Inconstance (ou presque) de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux
Après La Fausse Suivante (1981) et Arlequin poli par l’amour (2001), Jean-Michel Rabeux retrouve Marivaux. Mais, cette fois avec une adaptation: d’où cet énigmatique (ou presque). Quatrième comédie de l’auteur, aux couleurs romanesques: «Sylvia aime Arlequin, qui l’aime en retour. Mais le Prince tombe amoureux de Sylvia ; il l’enlève et l’enferme dans son palais. Puis il envoie Flaminia à la conquête d’Arlequin. Les jeunes amants se laissent subjuguer par leurs nobles séducteurs… ».
Jean-Michel Rabeux n’a en rien altéré l’essence même de la pièce, et exprime bien la modernité de la pensée de Marivaux qui fut visionnaire dans sa conception de l’amour et des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, qu’ils soient sentimentaux ou/et politiques. Nous connaissons tous le mot marivaudage. Chez lui, l’action dramatique et les conflits résident dans les mots et la parole, elle-même «action» pour reprendre le terme de Michel Vinaver.
Comme le remarque Marmontel, cité par François Deloffre dans Une préciosité nouvelle: Marivaux et le marivaudage : «C’est sur le mot qu’on réplique, et non sur la chose ». Et l’adaptation comme la mise en scène de Jean-Michel Rabeux ne perturbent en rien le climat enchanteur de la pièce. En effet, il a su alléger le texte en réagençant la construction des phrases. La pièce prend ainsi une respiration, un rythme dramatique, plus épurés et plus directs. Et il a imaginé un prologue, ouvrant le spectacle avec humour: «Bonsoir. Je voudrais dire un petit mot (…) Pour être clair : vous êtes là, vous n’y êtes pas.
Vous êtes venu voir La double Inconstance de Marivaux. Vous ne la verrez pas. Et voilà. Même la simple, vous ne la verrez pas.
» La cadence poétique et physique ne cesse d’habiter le jeu des acteurs et la langue de Marivaux.
Dans cette création, tous les comédiens rendent sensuelle et véritablement sous tension dramatique, cette conception moderne du langage et du dialogue. Sans oublier aussi cette nouveauté qui singularise la comédie chez Marivaux, au regard de la comédie classique: l’intériorisation du conflit. Le sentiment amoureux de Sylvia et d’Arlequin, n’est plus confronté avec une loi qui l’opprime, mais avec lui-même. Chez Marivaux, l’amour n’a plus rien d’une fatalité. Il y a dans cette pièce, dit Jean-Michel Rabeux, «derrière les attendus, une noirceur inattendue, terrible d’être drôle». En effet, le rire (souvent tragique), l’érotisme, la séduction, tout cela à double tranchant et tantôt délicieux, tantôt cruel, est ici merveilleusement mis en éveil. Entre ombre et légère clarté, les rapports complexes entre pouvoir et désir se dévoilent sous nos yeux éblouis.
La double Inconstance, à l’écriture parfois qualifiée de précieuse et légère, arrive jusqu’à nous en 2018, avec à la fois, humour et gravité : ainsi des costumes noirs pour les gens de la Cour, et colorés pour les villageois, semblent annoncer la chute de la royauté et la Révolution de 1789… Cette création est toute en finesse et très contemporaine, grâce à l’énergie et à l’intelligence de cette mise en scène. Grâce aussi à la scénographie de Noémie Goudal: belle et subtile idée que ces trompe-l’œil Renaissance de palais aux arches labyrinthiques, en parfaite résonance avec le cache-cache entre vérité et mensonge, oppression et liberté, auquel jouent les personnages qui, dit Jean Michel Rabeux, «semblent sortir à l’aube, d’une boîte de nuit branchée, mélange de trash, sexy, contemporain et de XVIII ème siècle. » Claude Degliame (Le Prince) est impressionnante de justesse et d’ambiguïté.
Le public entend parfaitement le texte et ses variations-impeccable diction des comédiens-et en perçoit ainsi les subtilités et traits d’esprit chers à l’auteur, avec la force et le pouvoir des mots qui possèdent véritablement les personnages et qui les entraînent, sans qu’ils ne sachent bien où. Par exemple, à propos de Sylvia, lors de leurs premières rencontres: «Ensuite elle me donnait, dit Arlequin, des regards pour des paroles, et puis des paroles qu’elle laissait aller sans y songer, parce que son cœur allait plus vite qu’elle». Ou encore par exemple, la fin qu’il a modifiée en un vrai coup de théâtre. Tragique ou/et humour noir? A nous de choisir… Jean-Michel Rabeux et toute sa troupe nous offrent une adaptation exceptionnelle et à ne pas manquer, de cette double Inconstance.
Elisabeth Naud
Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules Guesde Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). T. : 01 48 13 70 00, jusqu’au 25 mars.