Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine

©michele laurent

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Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre

danseur-terrukkutu

Dans Une Chambre en Inde, créé en 2016 (voir Le Théâtre du blog) et repris aujourd’hui, Anton Tchekhov dit à l’Assistante, perdue dans les inquiétudes et les doutes d’une création collective: «Un jour, vous monterez mes pièces »  et il interroge en russe : «Pourquoi chercher si loin, quand il y a tant de belles pièces comme les miennes?» Et il ironise: «Vous voulez parler du statut des femmes? Pojalouista : prenez Les Trois sœurs… » Et il insiste sur le fait que «c’est une comédie», puis lâche des bribes de l’histoire de cette pièce mise en scène entre autres par Constantin Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Peter Stein, trop tristes, trop noires, mais par Giorgio Strehler, oui : Il Giardino dei Cilegi (La Cerisaie), se souvient alors rêveusement Cornélia, l’Assistante apaisée du spectacle…

  C’est une des nombreuses scènes, particulièrement émouvante, du dernier spectacle du Théâtre du Soleil qui est allé en Inde, malgré les risques et le terrible chaos de ce pays, pour prendre de la distance par rapport à l’Europe, et se régénérer aux sources des théâtres traditionnels. Cette création collective commencée à Pondichéry, retrace les affres de la troupe du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine:  ici le personnage de Cornélia, l’Assistante (jouée par Hélène Cinque), en écho à Cordélia, troisième fille du Roi Lear. Un autre Lear est présent aussi, prénommé Constantin, (Constantin, le prénom de Stanislavski),  un Lear  japonais…

Le metteur en scène de cette troupe rendu fou par les désordres du monde et par les attentats de novembre 2015 à Paris, a tout quitté quand il est arrivé en Inde et a délégué à Cornélia, son assistante, la direction d’acteurs et le projet de monter un spectacle inspiré du Mahabharata, la grande épopée de ce pays.

©michele laurent

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Cette création collective  reste pourtant l’un des spectacles les plus personnels d’Ariane Mnouchkine. Dans la scène évoquée plus haut,  le docteur Tchekhov (Arman Saribekyan), en gilet noir et chemise immaculée, pince-nez, avec sa mallette de médecin, est précédé de trois femmes en corsage blanc et longue jupe noire. Un des  moments les plus intimes de cette création où Ariane Mnouchkine avoue son amour pour le dramaturge Anton Tchekhov… qu’elle n’a pourtant jamais mis en scène, et qui, sur l’immense plateau, fait donc une apparition. Comme auparavant, William Shakespeare dont elle a monté plusieurs pièces de façon mémorable.

Apparaissent ainsi de nombreux personnages (moments désignéspar : »les Visitations »), et se matérialisent alors visions et fantasmes, rêves et cauchemars : d’abord, ceux de Cornélia. Étendue ou recroquevillée sur un grand lit blanc, elle dort, se réveille et s’agite, toujours en chemise de nuit, en proie à ses émerveillements et terreurs, sans qu’on sache jamais vraiment si elle rêve, ou si elle travaille avec ses acteurs en regardant leurs improvisations.

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©Michèle Laurent

Le choix de la chambre, et de l’Inde, comme espaces du spectacle à fabriquer, est doublement pertinent: la chambre à la fois pour  l’intime, et même le plus intime, puisque, depuis les toilettes dont la porte reste ouverte, on saisit sans équivoque les dérangements causés par le stress des uns et des autres! Et d’autre part, le travail théâtral en Inde, pour l’Histoire, l’immensité d’un monde grouillant et la prise de distance nécessaire pour traiter notre présent. Une préoccupation constante d’Ariane Mnouchkine dans ses choix formels. Et d’autant plus juste ici, que les conflits comme le terrorisme -djiadhiste en Europe et au Moyen-Orient, se retrouvent ici. Les Hindous, en effet, maltraitent ou violentent quotidiennement leurs compatriotes musulmans, ce dont le spectacle rend compte, en évitant tout manichéisme.  

 Un espace unique, vaste et lumineux, percé de huit portes et fenêtres, inspiré de la  maison d’hôtes, où a logé la troupe du Soleil à Pondichéry: à l’ombre de hauts volets, pénètrent ici les bruits et clameurs des foules mais aussi le monde de l’imaginaire. Ouvert côté public par une large volée de marches, ce dispositif permet de multiplier entrées inattendues, sorties rapides et multiples circulations des acteurs. Il profite aux « visions » qui hantent les personnages: la troupe et ses hôtes en Inde, comme les comédiens présentant à tour de rôle à l’Assistante, leurs scènes et créations-improvisations à partir desquelles se construira Une Chambre en Inde.  Un spectacle, on l’a compris, sur le spectacle en train de se fabriquer, dans une mise en abyme sans fin du Théâtre du Soleil à travers la troupe de Cornélia.

Un souffle épique et un monde en fureur traversent cette chambre où on entend parler français, anglais, russe, japonais, tamoul, allemand… Ce peut être la langue maternelle des acteurs de la troupe internationale du Soleil mais souvent aussi une autre qu’ils ont apprise. Avec des surtitrages projetés sur un mur de scène, un élément scénique ou un rickshaw,  et,  dans la salle, sur un petit écran.

 vacheOn voit ainsi pendant quatre heures, un théâtre-monde qui dans la chambre et dans cette Inde immense, est le moyen d’atteindre «le grand par le petit», vieil adage brechtien devenu et depuis longtemps, principe de travail au Soleil. Ici, les langues cohabitent et tous les règnes apparaissent: les hommes, les dieux (Krishna) et les animaux. Deux singes curieux accompagnent un bref passage de Gandhi, quand il traverse la chambre,  et un fragment d’un de ses discours retentit en voix off. Une petite vache blanche pointe son mufle gracieux et sacré. L’espace scénique se transforme instantanément grâce aux éclairages, et à la musique et aux sons de Jean-Jacques Lemêtre accompagnant la libre succession de visions qui s’enchevêtrent, s’emboîtent et se déboîtent, sans intrigue serrée.

  Une trappe permet ainsi à un des comédiens de visiter une nappe phréatique polluée, et à un autre, de voyager et communiquer avec nous, en envoyant sur scène, un document-vidéo où des acteurs syriens, empilés dans une cave-tunnel à Alep, jouent Richard III dans la poussière d’immeubles bombardés. Fantastiques images en noir et blanc de la résistance par l’art.

 Large et frontal, d’une simplicité convaincante et d’une fluidité onirique, l’espace s’apparente, dans ses objectifs d’immédiateté, au Jeux de cartes de Robert Lepage (2012), mais ne s’encombre pas de sa boîte circulaire hyper-technologique, complexe et modulable. Les acteurs utilisent cependant fax, smartphones, skype, caméras vidéo… pour transporter l’action d’Arabie Saoudite en Islande, de Pondichéry à Paris, etc. Les écrans des ordinateurs laissent voir et entendre les effroyables délires du Djihad. Mais la sonnerie stridente d’un vieux téléphone noir en bakélite rappellera les rêveurs à la réalité, interrompant nombre de scènes. C’est un appel depuis Paris, d’Astrid, l’administratrice de ce théâtre de fiction parti faire une création en Inde, sous l’égide de l’Alliance française…

 Parmi les nombreux thèmes traités, celui de la disparition des cultures, et en particulier du théâtre, récurrent. «J’ai peur pour le théâtre. Existera-t-il encore dans vingt ans ?», se demande Cornélia. Directe, sans apprêt, simple infiniment, la question de l’utilité du théâtre : «Si tous les théâtres du monde étaient démolis, à qui manqueraient-ils? » Réponse combative et optimiste : le théâtre doit vivre, et on le montre, avec des interventions d’un spectacle traditionnel tamoule, (Inde du Sud), qu’Ariane Mnouchkine a vu et qui l’a conquise: le Terrukkuttu, populaire et de basse caste, inspiré d’épisodes du Mahabharata, et qui dure toute une nuit. C’est aussi le plus vieux théâtre du monde.
Un de ses maîtres, Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran, originaire du village de Purisai, minuscule mouche sur la carte de ce sous-continent,  est venu passer plusieurs mois à la Cartoucherie de Vincennes, pour travailler cette forme, dans un processus de transmission exemplaire et généreux, avec les acteurs du Soleil de toutes nationalités. Une comédienne, Nirupama Nityanandan, la seule qui soit tamoule (ici, les femmes jouent), assure aussi l’interprétariat. Les acteurs sont comme des Tamouls, à tel point que le public se méprend. Ils interprètent cette forme totale de théâtre, parlée, chantée, jouée, dansée, et accompagnée de percussions, cymbales, hautbois et harmonium. 

« Il faut de très bons maîtres, dit Ariane Mnouchkine pour que les comédiens acceptent la rudesse d’un tel l’enseignement. Et Sambandan est un très grand maître.» L’entraînement quotidien leur a fourni un socle corporel commun et solide. La théâtralité colorée, étrange, conventionnelle et lyrique à la fois, grandiose et comique du Terukkuttu structure le spectacle, tout en le reliant à l’histoire de famille du théâtre mondial, avec des apparitions de William Shakespeare, du théâtre nô ou d’Anton Tchekhov, des allusions au roi Lear, à Molière, Antonin Artaud et à des metteurs en scène comme Constantin Stanislavski, Peter Stein…  Cette nouvelle forme d’accueil et de transfert esthétique de formes venues d’Asie se joue sur la scène du Soleil qui en a pratiqué déjà bien d’autres. Et on pourrait la rapprocher de l’appropriation dans Tambours sur la digue, de l’art des joueurs de tambours coréens, par les comédiens qui en étaient devenus virtuoses. 

 En accord avec Sambandan, Ariane Mnouchkine a choisi, dans le riche répertoire du Terukkuttu, deux récits mettant en scène des femmes, et leur terrible asservissement. Ainsi, le viol de Draupadi (Judit Jancsó), épouse des Pandavas, traînée par les cheveux devant ses cinq maris. Ainsi les adieux, avant la bataille, de Karna à sa femme Pounourouvi (Shaghayegh Beheshti).  Restée seule après son départ, déjà veuve, abandonnée et sans avenir possible, elle se lamente en se frappant  violemment la poitrine : « Sur cette terre, pourquoi suis-je née femme? ». Déchirant.  

 

©Michèle Laurent

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Un spectacle courageux et sans concession, en phase avec nos angoisses et avec les questions que chacun se pose face à la régression galopante, à la violence et au doute général. Ce qui a engendré la question d’Ariane Mnouchkine : «A quoi sert le théâtre, quand les démons sont à nos portes? » Dès sa création en novembre 2016, Une Chambre en Inde a fait salle comble. A travers une construction onirique et turbulente qui permet tout, le Théâtre du Soleil interroge l’état et l’évolution du monde. Il  s’en représente, et nous en présente, les noirceurs, mais produit une énergie communicative qui provient de la présence active non pas d’une troupe mais de trois, toutes au travail sur le plateau : celle du Soleil, celle de l’autofiction d’Une Chambre en Inde, et celle du Terukkuttu. Et une quatrième encore : celle de cette compagnie syrienne, serrée sous les bombes, et que l’on voit dans une courte séquence vidéo… Il y a aussi une apparition furtive mais marquante-qui nourrit aussi le spectacle-des aventures périlleuses du théâtre du Soleil en Afghanistan, et de la troupe Aftaab, fondée après un stage à Kaboul.
 Il y a aussi bien sûr l’énergie qui jaillit du comique des sketches satiriques. Le rire devient ici une arme théâtrale pour endiguer la peur, entretenir l’espoir, ouvrir une éclaircie, ou pour rester digne, tout simplement. «Avions-nous le droit de rire de choses aussi graves ? La censure très insidieuse, se glisse partout, dans la trouille surtout. Mais nous avons décidé, ensemble, que, même si nous avions peur,  il fallait y aller», racontera plus tard, Ariane Mnouchkine.

Il est alors logique alors que Charlie Chaplin rejoigne les «ombres des ancêtres disparus » hantant le spectacle. Depuis toujours, il a été une des sources d’inspiration de la metteuse en scène et devient ici un personnage très présent dans la scène finale. Charlot (Duccio Belluci-Vannuccini), apparaît dans un nouvel avatar: un Arabe, tout de noir vêtu et coiffé, fragile et hésitant qui prend la parole au micro placé devant lui, avec, presque intégralement et en anglais sur-titré, le discours qui clôture Le Dictateur (1940) : «Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place, et notre terre, bien assez riche, peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre, mais nous l’avons oublié… »

Le pressant appel écrit par Charlie Chaplin à la responsabilité et à l’union des démocraties, est interrompu par deux terroristes qui tirent sur lui à bout portant. L’Assistante furieuse se précipite : « Cela ne se terminera pas comme cela ! ». Suspense, comédie et tragédie… Placé dans trois temporalités (celle du film, celle du spectacle et celle de la répétition avec la «vision» proposée), le public retient son souffle. Et cela ne se termine pas en effet comme cela. Le mot-clef du metteur en scène en répétition avec ses comédiens, est très tendrement murmuré par l’Assistante à Charlot-Duccio Belluci, effondré au sol : «Reprends ». Un mot magique : Charlot, assassiné, se lève en titubant, reprend ses phrases mais tombe sous une nouvelle salve de kalachnikov. Une troisième fois, il recommence, et alors, dans un mouvement choral circulaire, se groupe puis s’enroule autour de lui, la foule bigarrée des trente-cinq comédiens qui ont joué plus d’une centaine de personnages, et raconté leurs mille et une histoires. Le théâtre-monde s’incarne ainsi une dernière fois, dans un ralliement aussi court que saisissant: une image de notre humanité maladroite mais qui voudrait comprendre, trouver des réponses, croire, envers et contre tout, en un avenir possible,  et agir ensemble. 

 Après l’arrêt des représentations en juin dernier:  tournée à New York, et école nomade en Inde, le Théâtre du Soleil reprend le spectacle qui a gagné en légèreté et en clarté, tout en conservant son lot d’énigmes sans lesquelles il n’est point de théâtre. La trame onirique s’impose comme guide, et d’emblée, on est embarqué. Ce beau et  grand spectacle doit pouvoir continuer à se jouer longtemps… Comme le dit plaisamment cet avatar de William Shakespeare (Maurice Durozier) dans Une Chambre en Inde, en jouant sur ses propres mots, un des secrets du théâtre, c’est : «Work, work, work ».  

Béatrice Picon-Vallin

©michele Laurent

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Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.
Location: pour les individuels, T. : 01 43 74 24 08; pour les collectivités et groupes d’amis, T. : 01 43 74 88 50,  et en ligne : FnacThéâtreOnline. S’il n’y a plus de places sur internet, vérifier auprès de la location.


Archive pour 18 mars, 2018

Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine

©michele laurent

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Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre

danseur-terrukkutu

Dans Une Chambre en Inde, créé en 2016 (voir Le Théâtre du blog) et repris aujourd’hui, Anton Tchekhov dit à l’Assistante, perdue dans les inquiétudes et les doutes d’une création collective: «Un jour, vous monterez mes pièces »  et il interroge en russe : «Pourquoi chercher si loin, quand il y a tant de belles pièces comme les miennes?» Et il ironise: «Vous voulez parler du statut des femmes? Pojalouista : prenez Les Trois sœurs… » Et il insiste sur le fait que «c’est une comédie», puis lâche des bribes de l’histoire de cette pièce mise en scène entre autres par Constantin Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Peter Stein, trop tristes, trop noires, mais par Giorgio Strehler, oui : Il Giardino dei Cilegi (La Cerisaie), se souvient alors rêveusement Cornélia, l’Assistante apaisée du spectacle…

  C’est une des nombreuses scènes, particulièrement émouvante, du dernier spectacle du Théâtre du Soleil qui est allé en Inde, malgré les risques et le terrible chaos de ce pays, pour prendre de la distance par rapport à l’Europe, et se régénérer aux sources des théâtres traditionnels. Cette création collective commencée à Pondichéry, retrace les affres de la troupe du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine:  ici le personnage de Cornélia, l’Assistante (jouée par Hélène Cinque), en écho à Cordélia, troisième fille du Roi Lear. Un autre Lear est présent aussi, prénommé Constantin, (Constantin, le prénom de Stanislavski),  un Lear  japonais…

Le metteur en scène de cette troupe rendu fou par les désordres du monde et par les attentats de novembre 2015 à Paris, a tout quitté quand il est arrivé en Inde et a délégué à Cornélia, son assistante, la direction d’acteurs et le projet de monter un spectacle inspiré du Mahabharata, la grande épopée de ce pays.

©michele laurent

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Cette création collective  reste pourtant l’un des spectacles les plus personnels d’Ariane Mnouchkine. Dans la scène évoquée plus haut,  le docteur Tchekhov (Arman Saribekyan), en gilet noir et chemise immaculée, pince-nez, avec sa mallette de médecin, est précédé de trois femmes en corsage blanc et longue jupe noire. Un des  moments les plus intimes de cette création où Ariane Mnouchkine avoue son amour pour le dramaturge Anton Tchekhov… qu’elle n’a pourtant jamais mis en scène, et qui, sur l’immense plateau, fait donc une apparition. Comme auparavant, William Shakespeare dont elle a monté plusieurs pièces de façon mémorable.

Apparaissent ainsi de nombreux personnages (moments désignéspar : »les Visitations »), et se matérialisent alors visions et fantasmes, rêves et cauchemars : d’abord, ceux de Cornélia. Étendue ou recroquevillée sur un grand lit blanc, elle dort, se réveille et s’agite, toujours en chemise de nuit, en proie à ses émerveillements et terreurs, sans qu’on sache jamais vraiment si elle rêve, ou si elle travaille avec ses acteurs en regardant leurs improvisations.

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©Michèle Laurent

Le choix de la chambre, et de l’Inde, comme espaces du spectacle à fabriquer, est doublement pertinent: la chambre à la fois pour  l’intime, et même le plus intime, puisque, depuis les toilettes dont la porte reste ouverte, on saisit sans équivoque les dérangements causés par le stress des uns et des autres! Et d’autre part, le travail théâtral en Inde, pour l’Histoire, l’immensité d’un monde grouillant et la prise de distance nécessaire pour traiter notre présent. Une préoccupation constante d’Ariane Mnouchkine dans ses choix formels. Et d’autant plus juste ici, que les conflits comme le terrorisme -djiadhiste en Europe et au Moyen-Orient, se retrouvent ici. Les Hindous, en effet, maltraitent ou violentent quotidiennement leurs compatriotes musulmans, ce dont le spectacle rend compte, en évitant tout manichéisme.  

 Un espace unique, vaste et lumineux, percé de huit portes et fenêtres, inspiré de la  maison d’hôtes, où a logé la troupe du Soleil à Pondichéry: à l’ombre de hauts volets, pénètrent ici les bruits et clameurs des foules mais aussi le monde de l’imaginaire. Ouvert côté public par une large volée de marches, ce dispositif permet de multiplier entrées inattendues, sorties rapides et multiples circulations des acteurs. Il profite aux « visions » qui hantent les personnages: la troupe et ses hôtes en Inde, comme les comédiens présentant à tour de rôle à l’Assistante, leurs scènes et créations-improvisations à partir desquelles se construira Une Chambre en Inde.  Un spectacle, on l’a compris, sur le spectacle en train de se fabriquer, dans une mise en abyme sans fin du Théâtre du Soleil à travers la troupe de Cornélia.

Un souffle épique et un monde en fureur traversent cette chambre où on entend parler français, anglais, russe, japonais, tamoul, allemand… Ce peut être la langue maternelle des acteurs de la troupe internationale du Soleil mais souvent aussi une autre qu’ils ont apprise. Avec des surtitrages projetés sur un mur de scène, un élément scénique ou un rickshaw,  et,  dans la salle, sur un petit écran.

 vacheOn voit ainsi pendant quatre heures, un théâtre-monde qui dans la chambre et dans cette Inde immense, est le moyen d’atteindre «le grand par le petit», vieil adage brechtien devenu et depuis longtemps, principe de travail au Soleil. Ici, les langues cohabitent et tous les règnes apparaissent: les hommes, les dieux (Krishna) et les animaux. Deux singes curieux accompagnent un bref passage de Gandhi, quand il traverse la chambre,  et un fragment d’un de ses discours retentit en voix off. Une petite vache blanche pointe son mufle gracieux et sacré. L’espace scénique se transforme instantanément grâce aux éclairages, et à la musique et aux sons de Jean-Jacques Lemêtre accompagnant la libre succession de visions qui s’enchevêtrent, s’emboîtent et se déboîtent, sans intrigue serrée.

  Une trappe permet ainsi à un des comédiens de visiter une nappe phréatique polluée, et à un autre, de voyager et communiquer avec nous, en envoyant sur scène, un document-vidéo où des acteurs syriens, empilés dans une cave-tunnel à Alep, jouent Richard III dans la poussière d’immeubles bombardés. Fantastiques images en noir et blanc de la résistance par l’art.

 Large et frontal, d’une simplicité convaincante et d’une fluidité onirique, l’espace s’apparente, dans ses objectifs d’immédiateté, au Jeux de cartes de Robert Lepage (2012), mais ne s’encombre pas de sa boîte circulaire hyper-technologique, complexe et modulable. Les acteurs utilisent cependant fax, smartphones, skype, caméras vidéo… pour transporter l’action d’Arabie Saoudite en Islande, de Pondichéry à Paris, etc. Les écrans des ordinateurs laissent voir et entendre les effroyables délires du Djihad. Mais la sonnerie stridente d’un vieux téléphone noir en bakélite rappellera les rêveurs à la réalité, interrompant nombre de scènes. C’est un appel depuis Paris, d’Astrid, l’administratrice de ce théâtre de fiction parti faire une création en Inde, sous l’égide de l’Alliance française…

 Parmi les nombreux thèmes traités, celui de la disparition des cultures, et en particulier du théâtre, récurrent. «J’ai peur pour le théâtre. Existera-t-il encore dans vingt ans ?», se demande Cornélia. Directe, sans apprêt, simple infiniment, la question de l’utilité du théâtre : «Si tous les théâtres du monde étaient démolis, à qui manqueraient-ils? » Réponse combative et optimiste : le théâtre doit vivre, et on le montre, avec des interventions d’un spectacle traditionnel tamoule, (Inde du Sud), qu’Ariane Mnouchkine a vu et qui l’a conquise: le Terrukkuttu, populaire et de basse caste, inspiré d’épisodes du Mahabharata, et qui dure toute une nuit. C’est aussi le plus vieux théâtre du monde.
Un de ses maîtres, Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran, originaire du village de Purisai, minuscule mouche sur la carte de ce sous-continent,  est venu passer plusieurs mois à la Cartoucherie de Vincennes, pour travailler cette forme, dans un processus de transmission exemplaire et généreux, avec les acteurs du Soleil de toutes nationalités. Une comédienne, Nirupama Nityanandan, la seule qui soit tamoule (ici, les femmes jouent), assure aussi l’interprétariat. Les acteurs sont comme des Tamouls, à tel point que le public se méprend. Ils interprètent cette forme totale de théâtre, parlée, chantée, jouée, dansée, et accompagnée de percussions, cymbales, hautbois et harmonium. 

« Il faut de très bons maîtres, dit Ariane Mnouchkine pour que les comédiens acceptent la rudesse d’un tel l’enseignement. Et Sambandan est un très grand maître.» L’entraînement quotidien leur a fourni un socle corporel commun et solide. La théâtralité colorée, étrange, conventionnelle et lyrique à la fois, grandiose et comique du Terukkuttu structure le spectacle, tout en le reliant à l’histoire de famille du théâtre mondial, avec des apparitions de William Shakespeare, du théâtre nô ou d’Anton Tchekhov, des allusions au roi Lear, à Molière, Antonin Artaud et à des metteurs en scène comme Constantin Stanislavski, Peter Stein…  Cette nouvelle forme d’accueil et de transfert esthétique de formes venues d’Asie se joue sur la scène du Soleil qui en a pratiqué déjà bien d’autres. Et on pourrait la rapprocher de l’appropriation dans Tambours sur la digue, de l’art des joueurs de tambours coréens, par les comédiens qui en étaient devenus virtuoses. 

 En accord avec Sambandan, Ariane Mnouchkine a choisi, dans le riche répertoire du Terukkuttu, deux récits mettant en scène des femmes, et leur terrible asservissement. Ainsi, le viol de Draupadi (Judit Jancsó), épouse des Pandavas, traînée par les cheveux devant ses cinq maris. Ainsi les adieux, avant la bataille, de Karna à sa femme Pounourouvi (Shaghayegh Beheshti).  Restée seule après son départ, déjà veuve, abandonnée et sans avenir possible, elle se lamente en se frappant  violemment la poitrine : « Sur cette terre, pourquoi suis-je née femme? ». Déchirant.  

 

©Michèle Laurent

©Michèle Laurent

Un spectacle courageux et sans concession, en phase avec nos angoisses et avec les questions que chacun se pose face à la régression galopante, à la violence et au doute général. Ce qui a engendré la question d’Ariane Mnouchkine : «A quoi sert le théâtre, quand les démons sont à nos portes? » Dès sa création en novembre 2016, Une Chambre en Inde a fait salle comble. A travers une construction onirique et turbulente qui permet tout, le Théâtre du Soleil interroge l’état et l’évolution du monde. Il  s’en représente, et nous en présente, les noirceurs, mais produit une énergie communicative qui provient de la présence active non pas d’une troupe mais de trois, toutes au travail sur le plateau : celle du Soleil, celle de l’autofiction d’Une Chambre en Inde, et celle du Terukkuttu. Et une quatrième encore : celle de cette compagnie syrienne, serrée sous les bombes, et que l’on voit dans une courte séquence vidéo… Il y a aussi une apparition furtive mais marquante-qui nourrit aussi le spectacle-des aventures périlleuses du théâtre du Soleil en Afghanistan, et de la troupe Aftaab, fondée après un stage à Kaboul.
 Il y a aussi bien sûr l’énergie qui jaillit du comique des sketches satiriques. Le rire devient ici une arme théâtrale pour endiguer la peur, entretenir l’espoir, ouvrir une éclaircie, ou pour rester digne, tout simplement. «Avions-nous le droit de rire de choses aussi graves ? La censure très insidieuse, se glisse partout, dans la trouille surtout. Mais nous avons décidé, ensemble, que, même si nous avions peur,  il fallait y aller», racontera plus tard, Ariane Mnouchkine.

Il est alors logique alors que Charlie Chaplin rejoigne les «ombres des ancêtres disparus » hantant le spectacle. Depuis toujours, il a été une des sources d’inspiration de la metteuse en scène et devient ici un personnage très présent dans la scène finale. Charlot (Duccio Belluci-Vannuccini), apparaît dans un nouvel avatar: un Arabe, tout de noir vêtu et coiffé, fragile et hésitant qui prend la parole au micro placé devant lui, avec, presque intégralement et en anglais sur-titré, le discours qui clôture Le Dictateur (1940) : «Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place, et notre terre, bien assez riche, peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre, mais nous l’avons oublié… »

Le pressant appel écrit par Charlie Chaplin à la responsabilité et à l’union des démocraties, est interrompu par deux terroristes qui tirent sur lui à bout portant. L’Assistante furieuse se précipite : « Cela ne se terminera pas comme cela ! ». Suspense, comédie et tragédie… Placé dans trois temporalités (celle du film, celle du spectacle et celle de la répétition avec la «vision» proposée), le public retient son souffle. Et cela ne se termine pas en effet comme cela. Le mot-clef du metteur en scène en répétition avec ses comédiens, est très tendrement murmuré par l’Assistante à Charlot-Duccio Belluci, effondré au sol : «Reprends ». Un mot magique : Charlot, assassiné, se lève en titubant, reprend ses phrases mais tombe sous une nouvelle salve de kalachnikov. Une troisième fois, il recommence, et alors, dans un mouvement choral circulaire, se groupe puis s’enroule autour de lui, la foule bigarrée des trente-cinq comédiens qui ont joué plus d’une centaine de personnages, et raconté leurs mille et une histoires. Le théâtre-monde s’incarne ainsi une dernière fois, dans un ralliement aussi court que saisissant: une image de notre humanité maladroite mais qui voudrait comprendre, trouver des réponses, croire, envers et contre tout, en un avenir possible,  et agir ensemble. 

 Après l’arrêt des représentations en juin dernier:  tournée à New York, et école nomade en Inde, le Théâtre du Soleil reprend le spectacle qui a gagné en légèreté et en clarté, tout en conservant son lot d’énigmes sans lesquelles il n’est point de théâtre. La trame onirique s’impose comme guide, et d’emblée, on est embarqué. Ce beau et  grand spectacle doit pouvoir continuer à se jouer longtemps… Comme le dit plaisamment cet avatar de William Shakespeare (Maurice Durozier) dans Une Chambre en Inde, en jouant sur ses propres mots, un des secrets du théâtre, c’est : «Work, work, work ».  

Béatrice Picon-Vallin

©michele Laurent

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Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.
Location: pour les individuels, T. : 01 43 74 24 08; pour les collectivités et groupes d’amis, T. : 01 43 74 88 50,  et en ligne : FnacThéâtreOnline. S’il n’y a plus de places sur internet, vérifier auprès de la location.

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