Les Emigrants d’après Les Emigrants, roman de Winfried Georg Sebald, traduction de Patrick Charbonneau, adaptation et mise en scène de Volodia Serre
Winfried Georg Sebald (1944-2001) a consacré des récits, toujours accompagnés de photos, surtout aux émigrés qui, comme lui, ont quitté leur pays pour essayer de trouver une nouvelle vie. Lui aussi, est parti d’Allemagne, son pays, à vingt-deux ans donc en 1966, refusant la conspiration du silence sur les crimes nazis de l’après-guerre qui pesait sur toute la société allemande. L’écrivain retrace dans ce roman cinq vies dont celle du narrateur puis tire les fils d’une pérégrination qui lui fit traverser Allemagne, Lituanie, Suisse, Angleterre… puis arriver à New-York. Il fait de l’émigration une nécessité existentielle, une tradition instinctive de survivance.
Le narrateur relie symboliquement sur le plateau les fils rouges de ces déplacements entre grandes cartes géographiques. Comme une sorte de double littéraire de l’auteur lui-même, il retrace le parcours de personnages qui, inconnus de lui, ont réellement existé et qui lui sont liés. Ce narrateur et chasseur de fantômes relie les vivants aux morts à travers des parcours semblables, pour préserver une existence d’abord, et la reconstruire ensuite ailleurs, coûte que coûte.
Ce spectacle, construit à partir d’une adaptation du roman, relève d’un théâtre-documentaire mais aussi d’une fiction sur fond réaliste. Les destinées chaotiques des personnages sont arrachées à l’oubli, via d’abord le roman, et ici le théâtre, dans une réparation métaphorique d’un trauma dû à l’arrachement d’avoir dû quitter son pays natal. Un trauma fondateur que partagent le narrateur et ses quatre acolytes, dont trois se sont donné la mort, comme s’ils ne pouvaient plus se sentir autorisés à vivre.
©Pierre Grosbois
Le premier de ces fantômes est celui qui a logé le narrateur dans les années 1970, un médecin juif lituanien vivant en solitaire au fond de son jardin, dans la campagne anglaise du Norfolk; son épouse, une femme d’affaires, elle voyageant à son gré… Pour dire cela scéniquement: sur une grande table noire rectangulaire, juste six pommes rouges dans une corbeille posée sur un carré de gazon synthétique que l’on déroule, et le chant printanier des oiseaux.
Pour la seconde enquête, le narrateur revient dans l’Allemagne de son enfance, et cherche à découvrir ce qui a poussé son maître d’école pédagogue inventif et tant admiré, à se suicider de retour dans ce pays qu’il avait quitté. Grande cartes de géographie et fenêtre ouverte sur la campagne, dans la salle de classe, les enfants vivent une belle vie….
La troisième étape concerne l’oncle de l’auteur-narrateur, émigré aux Etats-Unis, au tournant du XIX ème siècle, devenu majordome, et proche d’un riche héritier avec lequel il voyagea jusqu’à Jérusalem et avec lequel il fréquenta les jeux de roulette dans les casinos, en Suisse et à Deauville. Et le quatrième personnage, lui encore vivant, est Max Ferber : un nom fictif, inspiré de celui du peintre Franck Auerbach, reclus dans son atelier de Manchester et œuvrant à la résurrection des visages enfouis.
Ce processus théâtral est comparable à celui l’écriture de l’auteur, rendant à la lumière des destins significatifs oubliés, à la fois confus et éloquents. Juif allemand, Max Ferber, enfant, a émigré avec sa famille en Angleterre et apprendra plus tard le destin tragique de ses parents restés au pays. Son père était marchand d’art mais aussi peintre passionné et marqué par son histoire…
Nous sommes dans un studio de radio dont la table servira aussi de praticable aux quatre comédiens. Cette émission réalisée sur le plateau de la petite salle du théâtre de la Bastille est aussi diffusée sur les ondes*. Les acteurs figurent des intervenants qui éclairent l’œuvre et nous en explicitent l’esthétique. Aussi entend-on s’exprimer et commenter, les ombres surgies ici via l’écriture, de personnages plongés dans une grande solitude et coupés des leurs. Olivier Balazuc, Gretel Delattre, Pierre Mignard et Volodia Serre incarnent alternativement ces êtres déplacés, la parole du récit allant et venant, parmi eux.
Les chansons de Marianne Faithfull sur une musique de Nick Cave: There is a ghost, Sing me back home, In Germany before the war… scandent les différents moments du spectacle. Le fond de l’espace scénique est composé de placards fermés par des rideaux de plastique translucides: un tout petit abri de SDF, des étagères avec des vêtements bien rangés en pile ou pendus, ou pleines de verrerie, ou encore de livres et documents. Il y a aussi un écran où Volodia Serre place quelques jeux d’ombres. Cet espace suggère, bien entendu, les camps d’internement des parents et grands-parents de ces fantômes. Avec une lumière parfois très limitée et des ombres humaines au loin, Volodia Serre réussit à créer un sentiment impressionnant de claustrophobie,
De petites photos anciennes, des cartes postales et des cartes géographiques sont accrochées aux parois en une sorte de patchwork poétique, avec des traces du temps visibles mais non linéaires, accumulées au hasard des événements et rencontres. De nombreuses photos, ce qui est rare, illustrent aussi le roman Les Emigrants. Les quatre comédiens-dont le metteur en scène-très engagés dans cette restitution de petites histoires inscrites dans la Grande, sont justes et délicats, et ont tous une présence intense. Témoins sensibles et réservés mais parfois extravagants, ils emportent l’adhésion du public. Ils incarnent très bien ceux qui ont eu à subir des épreuves existentielles mais parlent au besoin de cette histoire avec une sorte de second degré, en restant eux-mêmes… Une interprétation remarquable d’un spectacle d’actualité sur le présent de nos voisins, nos contemporains.
Véronique Hotte
Nous confirmons mais il nous faut insister : le spectacle conçu et mis en scène par Volodia Serre, est d’un haut niveau et a été longuement applaudi par le public. Le metteur en scène est, mieux qu’avant (voir Le Théâtre du Blog) un remarquable directeur d’acteurs. Ici, pas de vidéos aussi vaines qu’inutiles, pas d’effets sonores insupportables ni de lumières latérales rasantes accompagnées de fumigènes en rafales, pas de criailleries au micro ni jeu dans la salle; bref, rien de ces trucs stéréotypés dont se servent avec ravissement et naïveté, de trop nombreux jeunes metteurs en scène.
Mais une sobre et remarquable scénographie, comme un peu artisanale mais précise, signée Mathis Baudry, et de très bons acteurs-belle présence, excellentes diction et gestuelle. Ils sont à la fois humbles et généreux, au service d’un texte souvent poétique pas toujours facile mais qui reste formidable, même après adaptation et traduction, grâce à une mise en scène des plus rigoureuses : «Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port, et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial. »
Il s’agit donc à la fois d’une sorte de théâtre-document auquel se prête bien un roman,ce qui est rare mais pas seulement! Les Emigrants participe aussi en effet d’une enquête et d’une fiction où le narrateur, double de l’écrivain, réussit à faire revivre des êtres séparés de leur patrie et donc nostalgiques, sans espoir et malmenés par la vie… Et ce spectacle, bien tissé, qui tient la route sur plus de deux heures, nous raconte une histoire dont on ne se lasse pas.
On pense à Catherine, un théâtre-récit, d’après aussi un roman: Les Cloches de Bâle d’Aragon, qu’Antoine Vitez avait mis en scène autour d’une grande table rectangulaire et dont nous gardons encore un souvenir précis, plus de quarante ans après l’avoir vu. Même simplicité, même rigueur, même envie de faire revivre une histoire où se mêlent dialogues incisifs, discours des personnages, et ici incursion du narrateur qui, au micro d’une radio, n’a aucune supériorité sur eux. Comme chez Aragon, il s’agit aussi de guerre, comme si l’Histoire bégayait encore une fois. Dans un studio de radio, lieu intime à la fois des plus fermés mais aussi des plus ouverts, puisqu’il reçoit en général de nombreux chroniqueurs et invités successifs et va être celui de la transmission d’une parole jusqu’à l’autre bout de la planète.
Les Emigrants partcipent d’une narration du déracinement et de la fragilité d’être en terre inconnue, avec parfois des apartés, des histoires à l’intérieur de l’action principale, comme l’exil de la famille juive lituanienne du docteur Henry Selwyn en Angleterre. L’écrivain, pour l’évoquer en fait surgir une autre image comparable, celle de ce guide de montagne, ami de jeunesse du docteur disparu en 1914 et dont le squelette fut restitué par un glacier sept décennies plus tard…
Mieux vaut, si vous le pouvez, voir l’intégrale de ce spectacle, joué avec un entracte de quinze minutes. Même s’il y a quelques petites longueurs, vous serez vite plongé dans une sorte d’univers fascinant, à la limite du rêve éveillé. Et la fin a tout d’une courte installation-performance d’art contemporain. Avec douceur, les comédiens se passent une dizaine de seaux en plastique noir emplis de gravier blanc que l’un d’entre eux fait couler en tas sur la grande table, tandis que la lumière descend doucement…Métaphore du temps qui passe et remarquable fin pour un remarquable spectacle.
Allez encore pour la route, quelques mots de ce romancier qui fut aussi poète: « Difficiles à découvrir en effet, déposés entre les lames de schiste, les vertébrés ailés de la préhistoire. Mais quand j’ai sous les yeux, sur un tableau, les nervures de la vie qui passe, je me dis toujours que cela a quelque chose à voir avec la vérité. »
Philippe du Vignal
Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette XI ème Paris, jusqu’au 31 mars. Attention : spectacle en alternance: partie 1 : les 27 et 29 mars. Partie 2: les 23, 28 et 30 mars. Et encore une seule intégrale: le 31 mars. T : 01 43 57 42 14. Sinon, patience, cela serait étonnant que ce spectacle ne soit pas repris…
*Petit miracle: chaque représentation est diffusée en temps réel depuis theatre-bastille.com . Pour se connecter, code: ghostchaser. On peut donc écouter le spectacle en direct-cela vous évitera de lire cet article!-ou réécouter durant vingt-quatre heures, la représentation de la veille…
Le roman de Winfried Georg Sebald est publié chez Actes-Sud.