Bourrasque, variation sur L’Ombre de la Vallée de John Millington Synge, Nathalie Bécue, mise en scène de Félix Prader

 

Bourrasque, variation sur L’Ombre de la Vallée de John Millington Synge, de Nathalie Bécue, mise en scène de Félix Prader

©Antonia Bozzi

©Antonia Bozzi

Les classiques nous appartiennent, c’est leur destinée : ne pas rester des monuments historiques et inspirer, encore et encore des interprétations et réécritures. Voir le sort de Dom Juan : pour Molière, le mythe et le personnage sont déjà matière à reprise. Nathalie Bécue s’est lancée, elle, dans une entreprise culottée: une “écriture augmentée“ du poète irlandais (1871-1909), auteur du célèbre Baladin du monde occidental.
C’est un pastiche rempli à ras bord du propre “ressenti“ par Nathalie Bécue, de John Millington Synge. Et cet investissement personnel et vital sort des projets de reconstitution historique, comme entre autres, la restauration par les Chinois faisant sortir de terre tout un quartier, tel qu’il aurait pu exister au temps du dernier empereur… Donc ici, aucun  folklore. Dans la scénographie très simple et efficace de Cécilia Galli, Félix Prader a conçu une mise en scène directe, sans coquetteries, sans effets ni dramaturgie démonstrative: tout repose ici sur les acteurs. De fait, cette Bourrasque est avant tout un projet de comédienne et de femme.

Perdue dans ses collines, Alice veille, seule, son mari défunt, le sombre Daniel Burke. Impossible, dans la nuit et la tempête, d’aller chercher des voisins ou sa belle-sœur pour cette veillée mortuaire traditionnelle. Unité de temps et de lieu : tout se passe dans la petite ferme, en une nuit. Un voyageur arrive et demande l’hospitalité : un étranger, un homme de nulle part, à l’image de John Millington Synge lui-même allant par les villages récolter des histoires. Ou les colporter, comme ici. Après cela, comme dans le théâtre classique, nous aurons droit à quelques coups de théâtre dont un, qu’on peut deviner: le destin d’Alice changera. Elle ne sera plus «la femme de… », pas même celle du séduisant berger. Elle troquera la lourdeur terrienne de sa vie, pour les courants d’air des grands chemins. Cette version contemporaine a quelque chose d’un peu volontariste, y compris dans le fait que la pièce acte le nouveau destin de chacun.

Mais ce qui pourrait être pesant, est ici balayé par une langue puissante, pleine de saveurs fortes, portée par les comédiens engagés dans l’affaire, avec toute la maîtrise et l’humour exigés par l’ombre de John Millington Synge : Nathalie Bécue, Pierre-Alain Chapuis (le couple Burke), et Philippe Smith (le conteur vagabond). C’est plus difficile pour le jeune Théo Chédeville (le marin berger) qui manque d’heures de vol.

Étourdi par l’abondance des mots et les retournements de situations, parfois répétitifs, le public peut ressentir quelques moments de fatigue. Mais il est aussitôt emporté par la générosité de la langue et du jeu de ce spectacle qui, paradoxalement, fait du vrai avec du faux, avec une copie d’ écriture authentique à laquelle on se laisse volontiers aller…

Christine Friedel

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 15 avril. T. : 01 43 73 36 36.

Le Théâtre de John Millington Synge, traduction de Françoise Morvan, est édité chez Actes Sud.

 


Archive pour mars, 2018

≈ [Presque égal à] de Jonas Hassen Khemiri, mise en scène d’Emmanuelle Jacquemard

 

27797551_2022612451314997_2506718978480244366_o≈ [Presque égal à] de Jonas Hassen Khemiri, traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, mise en scène d’Emmanuelle Jacquemard

L’auteur, trente-neuf ans et maintenant bien connu en France, est né d’un père tunisien et d’une mère suédoise, et a étudié la littérature et l’économie à Stockholm et à Paris. Son roman, Un œil rouge rencontra un grand succès en Suède et fut adapté au théâtre, puis au cinéma en 2007. Montecore, un tigre unique, 2006, traite de l’immigration et de la montée du racisme en Suède… Le Théâtre national de Stockholm joua sa première pièce Invasion ! en 2006,  montée aussi en France (voir Le Théâtre du Blog). Jonas Hassen Khemiri a écrit à ce jour cinq autres pièces créées aussi en Suède : Cinq fois Dieu (2008); Nous qui sommes cent  (2009)  et en 2012,  J’appelle mes frères,  mise en scène aussi en France.

  ≈ [Presque égal à] a été créée en 2014 au Théâtre dramatique royal de Stockholm puis montée à Oslo, et ensuite à la Schaubühne de Berlin. Elle fut mise en espace par Michel Didym, il y a trois ans. Ses romans sont traduits en français, en allemand, en danois, en norvégien, etc. et ses pièces jouées en France, en Allemagne, en Norvège, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

 Jonas Hassen Khemiri traite surtout de thèmes comme le racisme, l’identité mise à mal dans une histoire en mouvement, sur fond de mondialisation et d’immigration et pertes de repères… À travers le parcours de personnages très proches de nous. Ainsi, dans ≈ [Presque égal à],  Andrej, un jeune diplômé se bat pour obtenir son premier emploi, déjà formaté et prêt à entrer dans le moule imposé: «J’irai jusqu’au bout de mes cours du soir, j’apprendrai le système, je me trouverai un boulot avec un bon gros salaire, une bonne prime de Noël, une belle secrétaire et une bonne grosse voiture d’entreprise. Et je continuerai aussi bien sûr à aider ma mère à payer le loyer pour qu’elle ne reste plus debout la nuit avec sa calculatrice à s’inquiéter pour la prochaine facture d’électricité. »

Il y a aussi Martina, d’un milieu social aisé, qui rêve d’exploiter une ferme bio mais qui n’a pour le moment que de petits boulots minables. Et Mani, jeune universitaire brillant, est pourtant sans travail. Freya, elle, vient d’être licenciée et veut prendre sa revanche. Il y enfin Peter, un SDF, qui subit des violences et qui est devenu une sorte d’expert en marketing de la rue, son domaine …
 Jonas Hassen Khemiri entrelace en virtuose, les destins de ces  gens qui pourraient être nous, ou parmi nos proches. On sent que l’auteur connaît parfaitement tous les mécanismes économiques du capitalisme bancaire et de  la société de consommation. Ce qu’il nous dit en filigrane: nous sommes sans doute financièrement plus à l’aise qu’il y a cinquante ans mais, guère plus heureux car nous vivons au-dessus de nos moyens et savons que nous aurons un jour ou l’autre à le payer, si ce n’est déjà fait. Il nous faudra alors dans notre vie la plus intime, subir les ratés de plus en plus fréquents d’un modèle financier à bout de souffle, les riches devenant plus riches, et les pauvres, de plus en plus pauvres surtout dans les pays européens.

Même si commencent à naître des comportement de révolte. « La pauvreté, dit Mani,  n’a pas le droit de vous suivre jusqu’à chez vous après une soirée au théâtre, elle doit s’arrêter à la fin des applaudissements, parce que sinon ça vous rappellerait que la pauvreté n’est pas belle ou drôle ou héroïque, la pauvreté écorche, blesse, rend silencieux, fait honte, la pauvreté, c’est des dos qui se courbent, des amis qui trahissent, des liens qui se brisent, des langues qui se taisent, des pères qui disparaissent.»

Nos gouvernements et représentants politiques-nationaux comme européens-que nous avons démocratiquement élus, n’ont en effet pas su-et/ou pas pu-mettre en place les indispensables mécanismes pour éviter que la société (donc nos vies) ne soit entièrement ou presque régie par les très gros trusts financiers mondiaux donc parfaitement anonymes et presque à l’abri de toute poursuite sérieuse, même si les lignes commencent timidement à bouger.

©paul Jacquemard

©paul Jacquemard

L’auteur suédois analyse très finement et avec humour notre existence quotidienne dans un monde subissant ainsi de fortes contraintes économiques et nous avertit: «Maintenant, levez-vous et parcourez le monde pour le changer. » Il y a politiquement chez lui du Bertolt Brecht, avec mini-conférences, voix intérieures, mais aussi dialogues très ciselés. Au fait, comment le grand dramaturge allemand aurait-il parlé aujourd’hui des bouleversements sociétaux actuels, dus entre autres au dérèglements climatiques, au phénomène de l’immigration actuelle en Europe, qu’elle soit d’origine politique et/ou économique?

Dans une scénographie très épurée, faite de quelques praticables, conçue par Pauline Bernard, Emmanuelle Jacquemard dont nous avions  beaucoup aimé le très remarquable King Kong Théorie (voir Le Théâtre du Blog) sait appréhender et mettre en scène des situations du quotidien: un couple  pauvre qui se sépare, une agence de Pôle emploi qui n’a aucun travail sérieux à offrir, des diplômes  inutiles,  une vendeuse  qui n’a pas d’autre choix que de faucher des billets dans la caisse…

Emmanuelle Jacquemard dirige très bien et avec une grande rigueur, Rachel André, Rémy Coquelet-Ferreira, Cyril Fragnière, Anissa Kaki, Loïc Renard et Françoise Roche. Et la jeune metteuse en scène a su donner vie à ce qui tient parfois d’une démonstration brillante mais un peu  sèche. Un beau et intelligent travail scénique, fait avec pas grand-chose et qui nous change agréablement des grandes et récentes machineries vides de Christiane Jatahy (voir Le Théâtre du Blog). Et quand ce ≈ [Presque égal à]  sera au festival d’Avignon, ou passera près de chez vous, n’hésitez pas.

Philippe du Vignal

Spectacle joué au Théâtre de Belleville, 94 Rue du Faubourg du Temple,  Paris XIème. T.: 01 48 06 72 34, du 21 février au 4 mars.
Le texte est publié aux Éditions Théâtrales.

 

Tremblez machines et Animal épique de Jean-Pierre Larroche

Tremblez machines et Animal épique de Jean-Pierre Larroche

©Eric Sneed

©Eric Sneed

Leurs mains, elles, ne tremblent pas : ni celles de Catherine Pavet sur son piano bricolé, ni celles de Jean-Pierre Larroche tirant des fils et des traits. Un métronome paresseux (il leur faut sans cesse le remonter) rythme leur travail, et ils ne dévient pas: ils ont quelque chose à faire, à quatre mains qui, parfois, se rejoignent sur le clavier d’un piano; parfois, il leur faut aussi un second piano, tracé au feutre blanc sur fond sombre. Une succession de courbes régulières, dessinées à deux, changent de vocation en route et finissent par former des têtes.

«Mais je ne sais pas faire un visage qui ressemble», dit une phrase venue s’afficher par magie. Il arrive à ces acteurs musiciens-peintres-magiciens de parler, mais très peu. Les mots ne sont pas leur langage. Donc comment parler de cette création plastique avec son, comme une performance en train de se faire, même si elle a été répétée et mise au point. Nous sommes embarqués dans le processus,  silencieux, séduits, avec un sourire de temps en temps. Au passage, ils reconstituent L’Homme à l’oreille coupée de Vincent Van Gogh, et tout se fait et se défait devant nous en temps réel. Pas si fréquent, si l’on y réfléchit : un moment de temps réel, plein.

Animal épique-de la même densité mais d’un autre ordre-est-il ce monstre délicieux à tête de plumes, bras d’agneau et robe du soir que nous montre Zoé Chantre? Où est-il? Dans le film qui montre sa quête et ses traces à travers bois? Dans les quatre pattes d’une sorte de table brinquebalante, légère comme des jambes de biches, dans le cœur d’un menhir? Sur les cartes murales où s’inscrivent ses traces? Ou dans l’œil de celui qui l’a vu… Comme toujours, Jean-Pierre Larroche fait confiance au déséquilibre, à la fragilité et à la résistance des matières, pour fabriquer des objets pouvant devenir animaux épiques.

Impossible de dire la grâce de ces objets indéfinissables qui persiste même après leur “déconstruction“: tout est dans la concentration du geste, qui devient à l’instant le plus précieux du monde, et devant lequel on retient son souffle. Il ne faut pas manquer ces acteurs tout simples. (Jean-Pierre Larroche a des airs de Buster Keaton). Ils ne se la jouent pas, bien trop occupés à leur mystérieux et merveilleux travail poétique…

Christine Friedel

Spectacle vu le 18 mars au Théâtre Dunois, 7, rue Louise Weiss, Paris XIII ème. T. : 01 45 84 72 00.

T. J. P.  à Strasbourg, le 21 mars, dans le cadre des Giboulées de la Marionnette, Biennale internationale corps objet image.

Poings, texte de Pauline Peyrade, chorégraphie de Justine Berthillot, composition sonore d’Antoine Herniotte, mise en scène collective

Festival Spring :

Poings, texte de Pauline Peyrade, chorégraphie de Justine Berthillot, composition sonore d’Antoine Herniotte, mise en scène collective

© Slimane Brahimi

© Slimane Brahimi

Dans toute la Normandie, Spring 2018, seul festival de cirque contemporain à l’échelle d’une région française, présente plus de cinquante spectacles dont neuf créations, et cela sur six semaines. Soit  plus de cent-sept représentations dans soixante lieux culturels et/ou communes, partenaires dont trois Scènes Nationales, trois centres Dramatiques Nationaux, un Centre Chorégraphique National, deux Scènes conventionnées… Et avec un focus sur des artistes très reconnus, comme le metteur en scène et circassien Mathurin Bolze et le magicien Yann Frisch (voir Le Théâtre du Blog). 

« Chaque édition de Spring, dit Yveline Rapeau, sa directrice, est prétexte à raconter des histoires et à mettre en lumière les voies qu’emprunte le cirque contemporain pour se raconter. Avec un regard particulier sur les nouveaux talents et les premiers pas.” Comme ceux de ces deux jeunes femmes qui se sont rencontrées dans Sujets à vif, ce volet un peu parallèle, mais très apprécié, du Festival d’Avignon, avec de petites formes dans un adorable cour du lycée Saint-Joseph, et souvent de belles surprises. 
 
Ce spectacle de Pauline Peyrade autrice, de la voltigeuse Justine Berthillot et du musicien Antoine Herniotte nous raconte cinq moments d’une relation amoureuse avec trois personnages juste indiqués par TOI, MOI, LUI. Quand la violence vient s’en mêler et que, d’un seul coup, rien ne va plus: aliénation, vaine quête de sens, perte de repères, obsessions. Que faire, sinon serrer les poings  pour ne pas sombrer, refuser le malheur et résister encore et toujours…
Sur le sol du grand plateau du Préau à Vire, du sable éparpillé, quelques  tabourets dans la pénombre,  et accrochée aux cintres, une large banquette de voiture. Un dialogue serré, avec très courtes répliques,  écrit dans le langage quotidien des ados d’aujourd’hui:  MOI. Quoi je me vexe ? T’ouvre ta gueule comme d’habitude t’as même pas essayé. TOI. Je me vexe pas. MOI. Tu parles sans savoir encore et tu crois que tu sais tout. LUI. Je vais pas te mentir. Je vais pas te dire que j’aime ça si je n’aime pas ça. TOI. Je sais. MOI. Tu sais pas tout. LUI. Et j’ai le droit de pas aimer ce que tu fais.MOI. Tu sais rien. TOI. Je sais, merci. LUI. On peut ne pas aimer les mêmes choses, c’est pas grave. MOI. C’est pas grave. TOI. Non, c’est pas grave. LUI. T’as même le droit d’aimer le roller, si tu veux… TOI. Ta gueule. Il rit. Ça la fait sourire. LUI. Ça te dérange pas ?TOI. Non.LUI. Tu seras bien, tu auras la maison pour toi toute seule. MOI. Quoi ? TOI. Quoi ?  Je pourrais  même pas venir avec vous ?

Et de très belles images, quand entre autres, Justine Berthillot tourne en patins à roulettes, indéfiniment sur le plateau dans un espace-temps qu’elle maîtrise parfaitement, ou quand elle est assise en hauteur sur cette banquette de voiture  qui se décroche tout d’un coup: elle se  retrouve accrochée dans le vide, belle métaphore d’une vie et d’un amour sans issue, avant de redescendre au sol…

 Et il y a des  moments d’une poésie forte, avec un texte plus écrit: « Quelqu’un qui t’aime, tu ne tournes pas sept fois la langue dans ta bouche avant de dire quelque chose. Quelqu’un qui t’aime, il ne s’amuse pas à te faire pleurer. Il ne te force pas à faire ce que tu n’as pas envie de faire. Quelqu’un qui t’aime, il ne te fait pas la gueule pendant deux heures parce que tu n’as pas voulu lui tailler une pipe. Quelqu’un qui t’aime, il ne te réveille pas au milieu de la nuit pour te gueuler dessus.»

 Et comment ne pas être séduit par les phrases de cette virée en voiture dans Paris: «Quai de Conti. La circulation se raréfie. Quelques véhicules descendent vers la rive à vive allure. Quelque chose bouge en toi. Tu te sens merveilleusement vide. Miraculeusement tendre. Tu ne veux pas rentrer tout de suite. Tu as le temps. Il est encore tôt. Feu vert. Des tambours dans ta poitrine. Le vent contre tes paumes. La tête plongée dans un brouillard multicolore. Tu n’as plus peur. Tu es libre. Rien de plus sûr. Rien de plus définitif. Gauche, droite. Tu danses. Ce n’est pas toi qui trembles. C’est tes jambes. C’est la fatigue. Virage à droite. »

Mais s’il y a de belles images, l’interpénétration  gestualité, texte  et musique ne se fait pas vraiment. La faute à quoi ? D’abord à une salle à l’acoustique médiocre et qui n’est sûrement pas faite pour cela, la faute aussi à une diction loin d’être irréprochable, et à une direction d’acteurs encore incertaine. Il manque sans doute ici un metteur en scène pour fixer un  travail encore en cours et revoir d’urgence la balance texte/musique, et les éclairages… Bref, imposer aussi un fil rouge scénique qui semble avoir ici fait défaut. Le public était partagé : parfois avec des réactions assez dures, mais aussi parfois sensible à une démarche exigeante et d’une grande rigueur, entre cirque et texte, certes pas toujours facile d’accès, mais dont les interprètes ont eu raison de prendre des risques : il faudra les suivre.

 Philippe du Vignal

Spectacle vu au Préau de Vire-Centre Dramatique, le 15 mars. Le festival Spring continue jusqu’au 18 avril.

Les Subsistances à Lyon, les 22, 23, et 24 mars.

Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.

Le Domino noir: Entretien avec Valérie Lesort et Christian Hecq

©Lorraine Wauters

©Lorraine Wauters

Le Domino noir entretien avec Valérie Lesort et Christian Hecq

Cet opéra en trois actes, livret d’Eugène Scribe et musique de Jacques Auber, a été créé à l’Opéra-Comique en 1837, et a eu au XlX ème siècle plus de mille deux cents  représentations! Mais  a ensuite été oublié…
Créé le 23 février dernier à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège, il sera donné à l’Opéra-Comique à Paris pour six représentations. Pour  Christian Hecq,
la gestuelle est fondamentale dans l’art de l’acteur.  Valérie Lesort a conçu des costumes originaux et d’une grande beauté, en complicité absolue avec lui. Ces deux metteurs en scène ont une même complicité  avec le charismatique maestro Patrick Davin, la chorégraphe Glyslein Lefever et les techniciens. Ils utilisent toutes les possibilités d’un théâtre à l’italienne, et sans micros ni vidéos! Allez célébrer le printemps avec tous ces chanteurs, musiciens, choristes, danseurs, et marionnettes, au service d’un opéra iconoclaste et joyeux.

-Pourquoi monter cet opéra aujourd’hui ?

-Jamais nous n’aurions pensé mettre en scène un opéra! L’idée ne vient pas de nous mais d’Olivier Mantei, le directeur de ce théâtre qui nous l’a proposé, après avoir vu notre Vingt Mille Lieues sous les mers à la Comédie-Française. Dès la première lecture du Domino Noir, nous avons surtout été séduits par la musique, bien sûr, mais aussi par la succession de quiproquos dans ce livret, suggérant une grande et belle fête. Le joyeux mariage entre conte de Noël et mythe de Cendrillon, avec des ressorts comiques à la Georges Feydeau, reste une œuvre riche et intemporelle, dont le texte et la musique offrent une vaste palette d’émotions et situations romantiques, burlesques ou angoissantes, avec des personnages hauts en couleur.

-A la Comédie-Française, Christian Hecq, vous  avez joué, entre autres, les pièces de Georges Feydeau. Cela a-t-il eu une influence sur votre mise en scène?

- Le travail artistique de Valérie, comme mon travail habituel de comédien ont une grande influence sur ce projet commun, et nous n’avons pas eu de rôle défini dans  cette collaboration. Je prends part à tout ce qui est d’ordre visuel, et Valérie,  intervient aussi dans la direction d’acteurs. Nous avons pu faire un parallèle avec les pièces de Georges Feydeau et inclure  des images-mais sans trop forcer la chose- dans les scènes de Noël, du bal masqué  ou du couvent

-Après le grand succès de Vingt-mille lieues sous les mers au Vieux-Colombier en 2015, (voir Le Théâtre du blog) avec une esthétique nouvelle et une interprétation de grande qualité, vous réalisez, pour la première fois, une mise en scène d’opéra. Avec quelles difficultés?

- Nous avons adoré ce travail et nous ne pouvons donc pas parler de réelles difficultés! Notre plus grande crainte était d’avoir à se partager le travail avec le chef d’orchestre mais Patrick Davin a totalement adhéré à notre projet, et nous a guidé. Puis nous avons trouvé des compromis pour donner le jour à certaines de nos idées loufoques, sans dénaturer la musique. Mais nous avons fait très attention à ce que ces idées ne prennent pas trop de place et mettent surtout en valeur les chanteurs. Ne pas choisir la distribution ou très peu, était aussi angoissant mais nous avons eu de la chance : les chanteurs ici sont de bons comédiens. »

Jean Couturier                                                                                                                           

Opéra-Comique, Place Boieldieu, Paris IIème. T. : 0 825 01 01 23, du 26 mars au 5 avril.

     

Ithaque, Notre Odyssée 1, spectacle de Christiane Jatahy, inspiré d’Homère

 

Ithaque, Notre Odyssée 1, spectacle de Christiane Jatahy, inspiré d’Homère, (en français et portugais, surtitré en français et portugais)

 

© Elizabeth Carecchio

© Elizabeth Carecchio

Les soirs se suivent mais ne se ressemblent pas. Après cette très belle Orestie à Bobigny, douche froide… Artiste associée au Théâtre de l’Odéon, la brésilienne Christiane Jatahy veut « convoquer théâtre, cinéma et performance pour lancer des passerelles d’une pratique artistique à l’autre et offrir à leurs publics une expérience inédite ». (sic) Après A Floresta que anda (2016) et La Règle du jeu (voir Le Théâtre du blog), elle  a pris  comme prétexte  la fin de l’Odyssée. Avec une référence à Ithaque, la petite île chère à Ulysse et dont Homère parle  à la fin de cette grande épopée.  Quand son célèbre héros, après la longue guerre de Troie, et après de nombreuses aventures notamment avec la belle Calypso qui sera sa compagne pendant sept ans, il rentrera à Ithaque… Où l’attend sa femme Pénélope qui, depuis des années, ne sait même pas s’il est encore vivant. 

Le public est invité à entrer par les deux portes de la salle mais successivement. On comprend qu’il s’agit d’un espace bi-frontal avec deux salles et scènes, juste séparées de part et d’autre par un grand rideau de fil blanc. Comme dans le formidable Lapin-Chasseur de Macha Makeieff et Jérôme Deschamps à Chaillot en 1989, avec salle de restaurant et cuisine séparées par une cloison et des portes battantes. Une scénographie dont Christiane Jatahy s’est sûrement inspirée…On ne voit pas ce qui se passe de l’autre côté mais on entend des bribes de conversation. Mobilier des années 60 : table basse, guéridon, canapé,  lampadaires, tables de chevet, et une grande table avec des verres. Décor similaire ou presque de l’autre côté que l’on découvre après une pause. On demande en effet au public, par le bais de consignes projetées sur le rideau, de bien vouloir descendre les gradins en commençant depuis le rang le plus élevé, pour regagner en file l’autre côté  et rejoindre la place numérotée identique qu’avait chaque spectateur! Résultat:  il faut être patient et on se croirait en voyage organisé, et il faut dix bonnes minutes pour réaliser l’opération car il y a un certain cafouillage, à cause d’un manque de places… malgré celles libérées par des spectateurs exaspérés qui en ont profité-les heureux lâches!-pour s’enfuir.

Il ne se passe en effet pas grand chose et on a droit à quelques paroles banales et tiédasses. Un acteur invite un spectateur à boire un verre. Un couple s’embrasse.  Derrière le rideau de fils, on aperçoit une autre femme, le torse nu qui se  douche avec une carafe d’eau sur la tête sans dire un mot. Un jeune homme lit quelques phrases dans un carnet.  On se raconte des rêves. Un autre couple fait l’amour (mais en vidéo sur le rideau). Et il ne se passe toujours rien ou si peu!  Passionnant! Cela tient d’une performance mais sur ce grand et beau plateau, avec surtout nombre de régisseurs très efficaces en coulisse, et bien entendu, avec de gros moyens  techniques… donc financiers!

Arrivés de l’autre côté, nous assistons à peu de choses près, au même genre de texte sur le thème: exil et aventure personnelle, et aux mêmes projections de corps à moitié nus. Dans un immense ennui. Karim Bel Kacem, Cédric Eeckhout, Matthieu Sampeur,  trois garçons francophones et trois Brésiliennes, Julia Bernat, Isabel Teixeira  et Stella Rabello sont sympathiques et font le boulot. Mais le spectacle tourne à vide…
Il parait qu’on découvre, soit le point de vue de Pénélope, soit celui d’Ulysse. “Véritable voyage sur place, scène et publics, réalité et fiction se verront confondus en un seul et même espace.” ( sic).  Effectivement, les deux rideaux  se relèvent et on voit l’autre partie du public en face! Ah! Ah! Ah! Quelle découverte intéressante! Et l’eau- celle de la Méditerranée?-va envahir le parquet à larges lattes.

Les comédiens vont donc patauger jusqu’à la fin- là aussi c’est très inédit!!!- et, avec deux caméras,ils vont se filmer et bien entendu-c’est aussi inédit!!! mais madame Jatahy adore cela-on verra donc de très gros plans de visages sur les écrans placés au-dessus des rideaux qui  replongeront dans l’eau. Et cela n’en finit plus, malgré la lecture d’un extrait de James Joyce, et il y aura deux fausses fins! Plastiquement,  c’est assez beau, on peut accorder cela à Christiane Jatahy  mais quelle absence de dramaturgie et quelle prétention! Quelle lamentable débauche de moyens techniques, quel argent dépensé pour quelques images de qualité sans doute, mais qui ne font jamais sens ou si peu!  Ce qui aurait pu être une performance de quarante minutes maximum, semble ici bien inutile et à la limite du scandale. Cette plaisanterie snobinarde dure deux heures, dans un un immense ennui…  Pourquoi Stéphane Braunschweig  a-t-il programmé une pareille chose?

Selon la metteuse en scène: “L’imagination est ce qu’il y a de l’autre côté”. “Elle pratique un art des mélanges et des confrontations qui fait bouger les lignes et franchir les frontière (sic). Non désolé, ce genre de choses ne fait absolument rien bouger  sinon des centaines de litres d’eau..
A quelques heures d’avion, à Moscou, pour dénoncer l’Etat policier, un artiste russe Piotr Pavlenski avait  fait il y a cinq ans une sacrée performance sur la Place Rouge en se clouant les testicules sur le sol. Et, en 2017, il a commencé à incendier une agence de la Banque de France, place de la Bastille à Paris… (voir l’émission récente d’Arte).  Cela  n’a rien à voir, nous direz-vous sans doute mais cela a une autre classe, que cette pièce aux vagues allures de performance avec quelques propos sur l’immigration et l’exil.

C’est le premier volet de ce qui s’annonce comme un diptyque! Vous l’aurez compris, tous aux abris: le masochisme a des limites, et conseil d’ami: vraiment, abstenez-vous!

Philippe du Vignal

Odéon-Ateliers Berthier, rue Georges Suarès, Paris XVII ème jusqu’au 21 avril.

São Luiz Teatro Municipal de Lisbonne du 7 au 10 juin.

 

L’Orestie, opéra hip hop texte de D’ de Kabal, mis en scène d’Arnaud Churin et D’ de Kabal, d’après Eschyle

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©Christophe Raynaud de Lage

 

L’Orestie, opéra hip hop, texte de D’ de Kabal, mise en scène d’Arnaud Churin et D’ de Kabal, d’après Eschyle

La trilogie de cet immense dramaturge, comprenant: Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides-et un drame satyrique Protée aujourd’hui perdu-fut créée en 458 avant J.C. aux grandes Dionysies d’Athènes où elle remporta le premier prix. Comme les autres pièces d’Eschyle,  encore inconnue chez nous au XVII ème siècle, c’est donc une œuvre récente dans l’histoire du théâtre européen… Agamemnon et Les Choéphores ont été adaptées par D’ de Kabal, et il a entièrement réécrit Les Euménides. Soit quatre ans de travail avec une vingtaine d’acteurs pour  « cette  aventure qui a été une vraie utopie artistique et qui a permis de créer des ponts entre différentes disciplines pour parler, comprendre et avancer ensemble».

L’Orestie a toujours fasciné, parfois pour le meilleur mais souvent pour le vraiment pas très bon, les metteurs en scène et non des moindres des XX et XXI èmes siècles qui en ont tous fait des adaptations plus ou moins fidèles avec tout ou partie des trois pièces: d’abord, Alexandre Dumas fils en 1856 au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris, avec un grand succès. Puis Maurice Jacquemont avec Agamemnon en 1947 pour le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne, Jean-Louis Barrault (1955), André Steiger (Les Choéphores et Les Euménides en 1961), et Philippe Lagard (Agamemnon  deux ans plus tard) de nouveau pour le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne, Peter Stein (1980), puis Ariane Mnouchkine, (1990-91-92), Georges Lavaudant (1999), Jean-Pierre Vincent, (2007), et Olivier Py, (2008), ou encore Romeo Castellucci, (1995 et 2015),  et Krystoff Warlikowski en 2009 avec certains dialogues pour A(p)olonia (voir pour ces trois dernières créations, Le Théâtre du Blog).

Agamemnon, roi d’Argos, revient victorieux de la guerre de Troie, accompagné de sa captive et amante Cassandre, fille de Priam, roi de Troie. Clytemnestre, son épouse veut le tuer pour venger le sacrifice de leur fille Iphigénie,  qu’Agamemnon avait ordonné pour obtenir des dieux les vents nécessaires au départ de la flotte pour Troie. Cassandre prophétise sa propre mort et celle du roi, puis la vengeance d’Oreste, leur fils. Agamemnon et Cassandre seront tués par Clytemnestre, avec l’aide d’Egisthe, son amant et cousin qui voulait se venger du roi car son père Atrée avait banni son frère Thyeste, le père d’Égisthe. Thyeste lui avait servi en festin, la chair de douze de ses propres enfants; le seul à avoir survécu est Egisthe, avec lequel Clytemnestre dirigera donc le royaume d’Argos… Quant à Oreste, sa mère avait dit à Agamemnon qu’elle l’avait envoyé chez un ami, Strophios de Phocide, pour le protéger des rumeurs quand il était à la guerre. Agamemnon, le roi orgueilleux et criminel aurait pu ne pas obéir à l’oracle sacrilège, ne pas se livrer à la loi du talion et épargner ainsi le sang de sa fille innocente. A son retour au palais, il marchera sur le tapis de pourpre, grand honneur réservé aux statues des dieux dans les processions, et il payera la très grave faute qu’il a commise. Aveuglé par la gloire de sa victoire à Troie, il va ainsi, seul responsable de son malheur, au devant de son tragique destin. Grande leçon…

Dans Les Choéphores, le jeune Oreste, revient en effet à Argos avec son ami Pylade, le fils de Strophios. L’oracle de Delphes, Apollon lui a donné l’ordre de punir les assassins de son père. Électre, la sœur d’Oreste vient apporter des libations sur la tombe d’Agamemnon, car sa mère Clytemnestre l’a envoyée apaiser son âme. Il arrive alors, et se fait reconnaître de sa sœur. Méconnaissable sous un déguisement, il annonce au palais royal qu’Oreste est mort. Clytemnestre est accablée. Pressé d’agir par le chœur qui appelle à la vengeance, il tuera d’abord Égisthe puis Clytemnestre…

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

Dans Les Euménides, Oreste est poursuivi par les Erinyes, déesses des enfers, sans pitié et toutes puissantes auxquelles Zeus lui-même doit  obéir. Elles punissent tous les crimes  et pourchassent sans répit leur victime. Oreste arrive au sanctuaire d’Apollon pour se purifier de son acte; ce  grand dieu prendra la défense du meurtrier de cette femme qui a égorgé son mari mais les Erinyes ne le lâchent pas… Apollon l’emportera; il conseillera tout de même à Oreste d’aller voir la déesse Athéna qui crée alors un tribunal pour le juger; elle annonce qu’en cas d’égalité des voix-ce qui se produira-elle lui donnera la sienne. Oreste sera bien reconnu coupable du double meurtre mais la justice l’acquittera. Athéna apaisera la colère des Érinyes furieuses, en les instituant Euménides, déesses bienveillantes d’Athènes… Quelle  sensibilité poétique, quel sens du scénario et du dialogue! Que l’on retrouvera aussi chez Sophocle et Euripide. Victor Hugo, qui admirait beaucoup Eschyle, disait que l’on pouvait tester les intelligences sur ses textes…

 Avec Les Euménides, Eschyle refuse clairement la loi du talion et fait dépendre la vie d’Oreste, d’un vrai tribunal et non de la vengeance. Dans un souci de justice, sereine et équilibrée. En considérant pour la première fois, la notion de responsabilité personnelle et « la violence engendrant la violence », en adaptant le châtiment à chaque individu, après mûre réflexion et sans automatisme. Et contre «ce penchant inné chez les mortels de piétiner, celui qui est tombé” comme il est dit dans Agamemnon

d-de-kabal-creditD’ de Kabal, poète, musicien et metteur en scène, mais aussi rappeur, il s’est lui aussi intéressé à ce texte génial mais pas toujours facile d’accès avec pour thème essentiel: le conflit d’un individu avec la société, quand il s’agit de juger le meurtrier avec le maximum de justice, en le rendant responsable de ses actes. Il s‘agit visiblement pour D’ de Kabal de réactiver la tragédie antique et de faire entrer en résonance l’opéra, la tragédie, et le hip-hop. Ce qui est tout à fait novateur et intelligent dans le traitement  que l’on peut faire d’une tragédie antique comme L’Orestie. «En même temps, dit-il, on a voulu que ça reste exigeant au niveau littéraire et poétique. (…) Le rapport entre opéra et hip hop, il est aussi de faire un spectacle total : scène, rythmes, la voix la gestuelle du coryphée, comme une marionnette protéiforme, et évidemment le chœur». ( …) «Nous avons découvert à travers ce texte, quelque chose qui nous connecte à une sorte de sacré comme une espèce de transe vécue à vingt ! Comme un sentiment d’appartenance à l’humanité, juste avec une volonté de faire corps et de raconter une histoire.»

Et  cela fonctionne ? Oui, et le plus souvent de façon remarquable. D’ de Kabal et Arnaud Churin ont réussi comme personne-sauf sans doute Peter Stein-à trouver une solution pour que le chœur ait une véritable existence scénique, avec une belle union entre musique et théâtre. Ce qui est des plus rares dans toutes les mises en scène de tragédies antiques, et les Dieux savent combien nous avons pu en voir! Il y a ainsi quelques moments très forts dans celle des Perses d’Eschyle montée par Maurice Jacquemont, avec la musique de Jacques Chailley pour ondes Martenot, un clavier électronique, ancêtre du synthé, imaginé en 1928 par son inventeur du même nom. Réalisée pour le Groupe de Théâtre Antique créé en 1936 par Roland Barthes et Jacques Veil, cette mise en scène fut ensuite sans cesse reprise pendant une trentaine d’années, avec un succès jamais démenti, même si les acteurs étaient étudiants, et donc théâtralement peu expérimentés! Les  comédiens-chanteurs, ici sur quelques marches d’un vaste escalier et souvent face public, font entendre le texte, une sorte de rap aux belles sonorités, avec une gestuelle qui met singulièrement en valeur la poésie d’Eschyle, mais aussi le travail scénique, notamment oral et gestuel d’une communauté. Et on ne décroche pas un instant pendant ces deux heures. «Cette aventure, dit D’ de kabal, a été une vraie utopie artistique, et on a créé des ponts entre différentes disciplines pour que les gens parlent, comprennent et avancent ensemble.” 

En général, dans les mises en scènes contemporaines, le chœur est mal traité, avec de simples figurants ou quelques acteurs, alors que, très présent dans la pièce, il doit être absolument moteur. Ce que D’ de Kabal et Arnaud Churin ont très bien compris. Avec un résultat magnifique d’unité scénique et de vérité, comme on en voit rarement, et nous pesons nos mots. Venu de l’opéra, un surtitrage en français sur les côtés de la scène permet de ne rien perdre des phrases dites par le chœur. Bien vu!

Pour Les Euménides, D’ de Kabal  a écrit en fait un texte court mais fort, une sorte de poème avec très peu de dialogues, inspiré de celui d’Eschyle où il reprend en gros l’histoire d’ Oreste mais où il écarte la présence d’Athéna et insiste beaucoup sur la notion de justice dans des sortes de versets:  « Pour parler ce de qui nous oppresse, utilisons la langue qui nous oppresse » ou « La justice consiste avant tout à éviter l »injustice. Comment nous y prendre si les individus ne sont pas égaux. »

Et l’auteur précise  que: « La pièce dit: sans égalité, il n’y a pas de justice (…) Tout le monde veut de la justice, mais tout le monde le veut pas de l’égalité ». » L’impartialité, dit-il, est à questionner, le fait est de savoir, si la justice est du côté du peuple. » Et à Bobigny où siège un très gros tribunal et où vivent de nombreuses communautés étrangères, parler de justice a encore plus de sens; bref, D’ de Kabal a politiquement visé juste… Aux chapitres des réserves, les dialogues d’Agamemnon et des Choéphores sont pénalisés par une très médiocre adaptation, bourrée de “ce qui”, “ce que”  et de dentales en rafale, etc. : bonjour la cacophonie! Alors que le texte en grec ancien reste, vingt-cinq siècles après, d’une étonnante et magistrale fluidité et d’une incomparable poésie, comme dans les traductions en français de Paul Mazon ou d’Emile Chambry. Dommage!  Mais que cela ne vous  dissuade surtout pas d’aller voir ce très beau spectacle, aux frontières de la tragédie grecque, de l’opéra et du rap. Comment sauver la Cité des guerres mais aussi des crimes perpétrés au sein des familles? Vingt-cinq siècles plus tard la question posé par Eschyle reste  d’actualité. Comme le rappelait la grande helléniste Jacqueline de Romilly, cela vaut encore pour notre époque « où toutes les sortes de violences semblent avoir pris une forme exacerbée et où nous cherchons désespérément un remède « .

A la fin, de très nombreux jeunes gens ont longuement applaudi debout! Chose rare dans les théâtres parisiens! Et on peut dire un grand merci à Hortense Archambault, directrice de la MC 93, d’avoir permis à cette création de voir le jour… Et qui aurait toute sa place dans un festival d’Avignon enfin plus populaire.

Philippe du Vignal

Spectacle créé le 13 mars à la MC 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Le 22 mars, à l’Avant-Seine de Colombes, et le 30 mars, au Pôle Culturel d’Alfortville.

 

Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine

©michele laurent

©michele laurent

Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre

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Dans Une Chambre en Inde, créé en 2016 (voir Le Théâtre du blog) et repris aujourd’hui, Anton Tchekhov dit à l’Assistante, perdue dans les inquiétudes et les doutes d’une création collective: «Un jour, vous monterez mes pièces »  et il interroge en russe : «Pourquoi chercher si loin, quand il y a tant de belles pièces comme les miennes?» Et il ironise: «Vous voulez parler du statut des femmes? Pojalouista : prenez Les Trois sœurs… » Et il insiste sur le fait que «c’est une comédie», puis lâche des bribes de l’histoire de cette pièce mise en scène entre autres par Constantin Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Peter Stein, trop tristes, trop noires, mais par Giorgio Strehler, oui : Il Giardino dei Cilegi (La Cerisaie), se souvient alors rêveusement Cornélia, l’Assistante apaisée du spectacle…

  C’est une des nombreuses scènes, particulièrement émouvante, du dernier spectacle du Théâtre du Soleil qui est allé en Inde, malgré les risques et le terrible chaos de ce pays, pour prendre de la distance par rapport à l’Europe, et se régénérer aux sources des théâtres traditionnels. Cette création collective commencée à Pondichéry, retrace les affres de la troupe du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine:  ici le personnage de Cornélia, l’Assistante (jouée par Hélène Cinque), en écho à Cordélia, troisième fille du Roi Lear. Un autre Lear est présent aussi, prénommé Constantin, (Constantin, le prénom de Stanislavski),  un Lear  japonais…

Le metteur en scène de cette troupe rendu fou par les désordres du monde et par les attentats de novembre 2015 à Paris, a tout quitté quand il est arrivé en Inde et a délégué à Cornélia, son assistante, la direction d’acteurs et le projet de monter un spectacle inspiré du Mahabharata, la grande épopée de ce pays.

©michele laurent

©michele laurent

Cette création collective  reste pourtant l’un des spectacles les plus personnels d’Ariane Mnouchkine. Dans la scène évoquée plus haut,  le docteur Tchekhov (Arman Saribekyan), en gilet noir et chemise immaculée, pince-nez, avec sa mallette de médecin, est précédé de trois femmes en corsage blanc et longue jupe noire. Un des  moments les plus intimes de cette création où Ariane Mnouchkine avoue son amour pour le dramaturge Anton Tchekhov… qu’elle n’a pourtant jamais mis en scène, et qui, sur l’immense plateau, fait donc une apparition. Comme auparavant, William Shakespeare dont elle a monté plusieurs pièces de façon mémorable.

Apparaissent ainsi de nombreux personnages (moments désignéspar : »les Visitations »), et se matérialisent alors visions et fantasmes, rêves et cauchemars : d’abord, ceux de Cornélia. Étendue ou recroquevillée sur un grand lit blanc, elle dort, se réveille et s’agite, toujours en chemise de nuit, en proie à ses émerveillements et terreurs, sans qu’on sache jamais vraiment si elle rêve, ou si elle travaille avec ses acteurs en regardant leurs improvisations.

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©Michèle Laurent

Le choix de la chambre, et de l’Inde, comme espaces du spectacle à fabriquer, est doublement pertinent: la chambre à la fois pour  l’intime, et même le plus intime, puisque, depuis les toilettes dont la porte reste ouverte, on saisit sans équivoque les dérangements causés par le stress des uns et des autres! Et d’autre part, le travail théâtral en Inde, pour l’Histoire, l’immensité d’un monde grouillant et la prise de distance nécessaire pour traiter notre présent. Une préoccupation constante d’Ariane Mnouchkine dans ses choix formels. Et d’autant plus juste ici, que les conflits comme le terrorisme -djiadhiste en Europe et au Moyen-Orient, se retrouvent ici. Les Hindous, en effet, maltraitent ou violentent quotidiennement leurs compatriotes musulmans, ce dont le spectacle rend compte, en évitant tout manichéisme.  

 Un espace unique, vaste et lumineux, percé de huit portes et fenêtres, inspiré de la  maison d’hôtes, où a logé la troupe du Soleil à Pondichéry: à l’ombre de hauts volets, pénètrent ici les bruits et clameurs des foules mais aussi le monde de l’imaginaire. Ouvert côté public par une large volée de marches, ce dispositif permet de multiplier entrées inattendues, sorties rapides et multiples circulations des acteurs. Il profite aux « visions » qui hantent les personnages: la troupe et ses hôtes en Inde, comme les comédiens présentant à tour de rôle à l’Assistante, leurs scènes et créations-improvisations à partir desquelles se construira Une Chambre en Inde.  Un spectacle, on l’a compris, sur le spectacle en train de se fabriquer, dans une mise en abyme sans fin du Théâtre du Soleil à travers la troupe de Cornélia.

Un souffle épique et un monde en fureur traversent cette chambre où on entend parler français, anglais, russe, japonais, tamoul, allemand… Ce peut être la langue maternelle des acteurs de la troupe internationale du Soleil mais souvent aussi une autre qu’ils ont apprise. Avec des surtitrages projetés sur un mur de scène, un élément scénique ou un rickshaw,  et,  dans la salle, sur un petit écran.

 vacheOn voit ainsi pendant quatre heures, un théâtre-monde qui dans la chambre et dans cette Inde immense, est le moyen d’atteindre «le grand par le petit», vieil adage brechtien devenu et depuis longtemps, principe de travail au Soleil. Ici, les langues cohabitent et tous les règnes apparaissent: les hommes, les dieux (Krishna) et les animaux. Deux singes curieux accompagnent un bref passage de Gandhi, quand il traverse la chambre,  et un fragment d’un de ses discours retentit en voix off. Une petite vache blanche pointe son mufle gracieux et sacré. L’espace scénique se transforme instantanément grâce aux éclairages, et à la musique et aux sons de Jean-Jacques Lemêtre accompagnant la libre succession de visions qui s’enchevêtrent, s’emboîtent et se déboîtent, sans intrigue serrée.

  Une trappe permet ainsi à un des comédiens de visiter une nappe phréatique polluée, et à un autre, de voyager et communiquer avec nous, en envoyant sur scène, un document-vidéo où des acteurs syriens, empilés dans une cave-tunnel à Alep, jouent Richard III dans la poussière d’immeubles bombardés. Fantastiques images en noir et blanc de la résistance par l’art.

 Large et frontal, d’une simplicité convaincante et d’une fluidité onirique, l’espace s’apparente, dans ses objectifs d’immédiateté, au Jeux de cartes de Robert Lepage (2012), mais ne s’encombre pas de sa boîte circulaire hyper-technologique, complexe et modulable. Les acteurs utilisent cependant fax, smartphones, skype, caméras vidéo… pour transporter l’action d’Arabie Saoudite en Islande, de Pondichéry à Paris, etc. Les écrans des ordinateurs laissent voir et entendre les effroyables délires du Djihad. Mais la sonnerie stridente d’un vieux téléphone noir en bakélite rappellera les rêveurs à la réalité, interrompant nombre de scènes. C’est un appel depuis Paris, d’Astrid, l’administratrice de ce théâtre de fiction parti faire une création en Inde, sous l’égide de l’Alliance française…

 Parmi les nombreux thèmes traités, celui de la disparition des cultures, et en particulier du théâtre, récurrent. «J’ai peur pour le théâtre. Existera-t-il encore dans vingt ans ?», se demande Cornélia. Directe, sans apprêt, simple infiniment, la question de l’utilité du théâtre : «Si tous les théâtres du monde étaient démolis, à qui manqueraient-ils? » Réponse combative et optimiste : le théâtre doit vivre, et on le montre, avec des interventions d’un spectacle traditionnel tamoule, (Inde du Sud), qu’Ariane Mnouchkine a vu et qui l’a conquise: le Terrukkuttu, populaire et de basse caste, inspiré d’épisodes du Mahabharata, et qui dure toute une nuit. C’est aussi le plus vieux théâtre du monde.
Un de ses maîtres, Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran, originaire du village de Purisai, minuscule mouche sur la carte de ce sous-continent,  est venu passer plusieurs mois à la Cartoucherie de Vincennes, pour travailler cette forme, dans un processus de transmission exemplaire et généreux, avec les acteurs du Soleil de toutes nationalités. Une comédienne, Nirupama Nityanandan, la seule qui soit tamoule (ici, les femmes jouent), assure aussi l’interprétariat. Les acteurs sont comme des Tamouls, à tel point que le public se méprend. Ils interprètent cette forme totale de théâtre, parlée, chantée, jouée, dansée, et accompagnée de percussions, cymbales, hautbois et harmonium. 

« Il faut de très bons maîtres, dit Ariane Mnouchkine pour que les comédiens acceptent la rudesse d’un tel l’enseignement. Et Sambandan est un très grand maître.» L’entraînement quotidien leur a fourni un socle corporel commun et solide. La théâtralité colorée, étrange, conventionnelle et lyrique à la fois, grandiose et comique du Terukkuttu structure le spectacle, tout en le reliant à l’histoire de famille du théâtre mondial, avec des apparitions de William Shakespeare, du théâtre nô ou d’Anton Tchekhov, des allusions au roi Lear, à Molière, Antonin Artaud et à des metteurs en scène comme Constantin Stanislavski, Peter Stein…  Cette nouvelle forme d’accueil et de transfert esthétique de formes venues d’Asie se joue sur la scène du Soleil qui en a pratiqué déjà bien d’autres. Et on pourrait la rapprocher de l’appropriation dans Tambours sur la digue, de l’art des joueurs de tambours coréens, par les comédiens qui en étaient devenus virtuoses. 

 En accord avec Sambandan, Ariane Mnouchkine a choisi, dans le riche répertoire du Terukkuttu, deux récits mettant en scène des femmes, et leur terrible asservissement. Ainsi, le viol de Draupadi (Judit Jancsó), épouse des Pandavas, traînée par les cheveux devant ses cinq maris. Ainsi les adieux, avant la bataille, de Karna à sa femme Pounourouvi (Shaghayegh Beheshti).  Restée seule après son départ, déjà veuve, abandonnée et sans avenir possible, elle se lamente en se frappant  violemment la poitrine : « Sur cette terre, pourquoi suis-je née femme? ». Déchirant.  

 

©Michèle Laurent

©Michèle Laurent

Un spectacle courageux et sans concession, en phase avec nos angoisses et avec les questions que chacun se pose face à la régression galopante, à la violence et au doute général. Ce qui a engendré la question d’Ariane Mnouchkine : «A quoi sert le théâtre, quand les démons sont à nos portes? » Dès sa création en novembre 2016, Une Chambre en Inde a fait salle comble. A travers une construction onirique et turbulente qui permet tout, le Théâtre du Soleil interroge l’état et l’évolution du monde. Il  s’en représente, et nous en présente, les noirceurs, mais produit une énergie communicative qui provient de la présence active non pas d’une troupe mais de trois, toutes au travail sur le plateau : celle du Soleil, celle de l’autofiction d’Une Chambre en Inde, et celle du Terukkuttu. Et une quatrième encore : celle de cette compagnie syrienne, serrée sous les bombes, et que l’on voit dans une courte séquence vidéo… Il y a aussi une apparition furtive mais marquante-qui nourrit aussi le spectacle-des aventures périlleuses du théâtre du Soleil en Afghanistan, et de la troupe Aftaab, fondée après un stage à Kaboul.
 Il y a aussi bien sûr l’énergie qui jaillit du comique des sketches satiriques. Le rire devient ici une arme théâtrale pour endiguer la peur, entretenir l’espoir, ouvrir une éclaircie, ou pour rester digne, tout simplement. «Avions-nous le droit de rire de choses aussi graves ? La censure très insidieuse, se glisse partout, dans la trouille surtout. Mais nous avons décidé, ensemble, que, même si nous avions peur,  il fallait y aller», racontera plus tard, Ariane Mnouchkine.

Il est alors logique alors que Charlie Chaplin rejoigne les «ombres des ancêtres disparus » hantant le spectacle. Depuis toujours, il a été une des sources d’inspiration de la metteuse en scène et devient ici un personnage très présent dans la scène finale. Charlot (Duccio Belluci-Vannuccini), apparaît dans un nouvel avatar: un Arabe, tout de noir vêtu et coiffé, fragile et hésitant qui prend la parole au micro placé devant lui, avec, presque intégralement et en anglais sur-titré, le discours qui clôture Le Dictateur (1940) : «Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place, et notre terre, bien assez riche, peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre, mais nous l’avons oublié… »

Le pressant appel écrit par Charlie Chaplin à la responsabilité et à l’union des démocraties, est interrompu par deux terroristes qui tirent sur lui à bout portant. L’Assistante furieuse se précipite : « Cela ne se terminera pas comme cela ! ». Suspense, comédie et tragédie… Placé dans trois temporalités (celle du film, celle du spectacle et celle de la répétition avec la «vision» proposée), le public retient son souffle. Et cela ne se termine pas en effet comme cela. Le mot-clef du metteur en scène en répétition avec ses comédiens, est très tendrement murmuré par l’Assistante à Charlot-Duccio Belluci, effondré au sol : «Reprends ». Un mot magique : Charlot, assassiné, se lève en titubant, reprend ses phrases mais tombe sous une nouvelle salve de kalachnikov. Une troisième fois, il recommence, et alors, dans un mouvement choral circulaire, se groupe puis s’enroule autour de lui, la foule bigarrée des trente-cinq comédiens qui ont joué plus d’une centaine de personnages, et raconté leurs mille et une histoires. Le théâtre-monde s’incarne ainsi une dernière fois, dans un ralliement aussi court que saisissant: une image de notre humanité maladroite mais qui voudrait comprendre, trouver des réponses, croire, envers et contre tout, en un avenir possible,  et agir ensemble. 

 Après l’arrêt des représentations en juin dernier:  tournée à New York, et école nomade en Inde, le Théâtre du Soleil reprend le spectacle qui a gagné en légèreté et en clarté, tout en conservant son lot d’énigmes sans lesquelles il n’est point de théâtre. La trame onirique s’impose comme guide, et d’emblée, on est embarqué. Ce beau et  grand spectacle doit pouvoir continuer à se jouer longtemps… Comme le dit plaisamment cet avatar de William Shakespeare (Maurice Durozier) dans Une Chambre en Inde, en jouant sur ses propres mots, un des secrets du théâtre, c’est : «Work, work, work ».  

Béatrice Picon-Vallin

©michele Laurent

©michele Laurent

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.
Location: pour les individuels, T. : 01 43 74 24 08; pour les collectivités et groupes d’amis, T. : 01 43 74 88 50,  et en ligne : FnacThéâtreOnline. S’il n’y a plus de places sur internet, vérifier auprès de la location.

Le Hikikomori sort de chez lui texte et mise en scène d’Hideto Iwai

 

(C)jean Couturier

(C)jean Couturier

Le Hikikomori sort de chez lui texte et mise en scène d’Hideto Iwai

 Autobiographique, cette pièce nous plonge dans l’univers des Japonais qui ont choisi de vivre reclus chez eux. Contrairement aux personnes-surtout âgées-atteintes du syndrome de Diogène, vivant repliées dans la saleté et l’accumulation d’objets, le hikikomori, lui, est plutôt jeune. Suite à un traumatisme psychologique, il s’enferme, le plus souvent dans sa chambre, en se coupant de ses parents.

Ainsi Hideto Iwai a ainsi vécu de seize à vingt ans. Comme seul lien avec l’extérieur: les visites de sa sœur, et un abonnement aux chaînes du câble. Grâce au théâtre amateur, il a fait ses premières échappées : «J’ai dû me créer un nouveau personnage pour sortir de chez moi, dit-il. Il m’a fallu tuer quelque chose de très important en moi. Si on me demande aujourd’hui si on doit faire sortir les hikikomori de leur appartement, je ne sais toujours pas comment répondre. Pour ma part, j’ai eu de la chance de pouvoir le faire car j’ai alors changé mon image et j’ai rencontré le théâtre. »

 De son expérience, il a tiré une pièce qu’il met en scène et joue avec des partenaires, tous incroyables de réalisme. On assiste au quotidien d’un atelier de réinsertion sociale des hikikomori utilisant les méthodes de thérapie de groupe. La première étape : faire sortir le reclus de chez lui, et lui proposer d’autres liens humains que ses parents. Ensuite, on tente de le faire entrer dans le monde du travail. Cela peut réussir mais mène parfois aussi à des échecs cruels. Un des personnages, Kazuo Saito choisit ainsi de se suicider, plutôt que d’avoir à affronter le monde.

Les comédiens jouent en chaussettes dans un espace délimité par un petit muret, au milieu de tables et chaises qu’on déplace en fonction des besoins. Le Hikikomori sort de chez lui remet en cause toute une société japonaise très codifiée et qui a tendance à restreindre les libertés individuelles, chères à l’esprit européen. Les personnages sont touchants et, malgré quelques longueurs, ce spectacle nous offre en deux heures offre de beaux moments d’émotion et de sourire avec des situations parfois surréalistes. Un théâtre-documentaire rare qu’il ne faut pas hésiter à aller découvrir.

 Jean Couturier

 Maison de la Culture du Japon, 101 bis quai Branly  Paris XVème, du 15 au 17 mars.

 

Entre mise en scène de Vincent Berhault

Entre mise en scène de Vincent Berhault

BC37208E-A4C0-47B0-824D-760C929A6D82 Un aéroport figuré par quelques sièges, des  rubans rouges «guide files d’attente» montés sur des poteaux et des parois de plastique translucides pour délimiter les couloirs.  Dans le brouhaha, des annonces fusent, plus ou moins fantaisistes.  Des passagers vont et viennent, avec des parcours erratiques… Parmi eux, un homme sans bagages semble perdu, la tête dans les nuages: on le retrouvera ensuite épisodiquement. Dans cet espace emblématique du voyage, de la migration, le metteur en scène construit un spectacle autour du thème de la frontière,  avec deux comédiens, un danseur, un circassien et un musicien.

 Il se passe toujours quelque chose sur le plateau. De courtes séquences, souvent comiques, se succèdent, prétextes à gags: fouille de valises à la douane, brutalité des préposés à la circulation des voyageurs, démonstration de force des services de sécurité… Peu de texte mais beaucoup d’action. La scène, un espace mobile, se modifie rapidement, avec un décor léger et amovible et  des variations d’éclairage: les parois du fond  murs-frontières infranchissables, deviennent ainsi une table de conférence. Les guide-files, manipulés avec dextérité par les acteurs, se transforment en guichet d’accueil, douane, centre de détention… Les saynètes sont parfois dansées ou jouées avec une gestuelle acrobatique.

 Ce lieu de transit est aussi, pour certains, un lieu de vie: Vincent Berhault s’est inspiré de l’histoire insolite de Merhan Karimi Nasseri, resté seize ans à l’aéroport Charles de Gaule, en attente d’une solution administrative! Aventure relatée dans son livre The Terminal Man, et reprise par Steven Spielberg dans Le Terminal et par Philippe Lioret avec Tombés du ciel. Le petit homme, muet au début de la pièce, va nous livrer par bribes cette étrange épopée entre son Téhéran natal, Paris, la Belgique et l’Allemagne, à la recherche de sa vraie mère, une infirmière  anglaise. Il connaîtra le fait d’être rejeté par sa famille iranienne, puis l’université de Bradford en Angleterre,  et quand il reviendra en Iran, les geôles du Shah, et de nouveau, l’exil …

Autour de ce récit émouvant et parmi le flux perpétuel des voyageurs, naissent de nombreuses anecdotes concernant des passagers dans des aéroports, brièvement dialoguées, dansées ou chantées. Derrière ces facéties, Entre évoque des questions aussi graves que l’entrave politique et administrative à la libre circulation, en  ces temps de migrations licites et clandestines. Un anthropologue, Cédric Parizot, spécialiste de la mutation des frontières au XXI ème siècle, a guidé la troupe dans sa réflexion. Mais il s’agit avant tout ici d’un objet artistique, riche d’invention et d’humour, mêlant les différentes disciplines du  spectacle actuel. Mention spéciale à Benjamin Colin qui crée des sons d’ambiance et des musiques de tout style, en parfaite complicité avec ses partenaires, Barthélémy Goutet, Gregory Kamoun, Xavier Kim, et Toma Roche.

 La compagnie Les Singuliers s’est illustrée avec La Veste, lauréat Jeunes Talents de cirque en 2002. Elle associe théâtre, danse et cirque dans une dramaturgie à la fois textuelle et corporelle... Vincent Berhault  joue aussi dans une performance Chroniques de la Frontière, qu’il a écrite en collaboration avec Cédric Parizot.

Entre créé au Théâtre d’Arles en novembre dernier,  réjouissant spectacle d’une heure dix, a reçu un accueil chaleureux du public et mériterait une longue vie.

 

Mireille Davidovici

 

Jusqu’au 19 mars. Le Monfort, 106 rue Brancion, Paris XV ème. T. : 01 56 08 33 88,
Programmé dans le Festival des Illusions  qui continue au Monfort,  jusqu’au 25 mars.

 

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