Phèdre de Sénèque, mise en scène de Louise Vignaud
Phèdre de Sénèque, traduction de Florence Dupont, mise en scène de Louise Vignaud
Mettre en scène cette pièce sur un petit plateau, aiguise la curiosité. Un choix assumé: celui d’abord de tracer un lien entre les époques: «Choisir Sénèque, dit Louise Vignaud, c’est offrir un plongeon dans une poésie antique, dans une langue crue, une langue âpre et violente, venue d’ailleurs, et pourtant encore si forte aujourd’hui ».
Quel plaisir d’aller à la rencontre d’une Phèdre bien moins connue, et moins populaire que celle de Racine. Et de découvrir ainsi le théâtre latin, moins souvent représenté que le théâtre grec. Chez Sophocle qui écrivit une Phèdre aujourd’hui perdue, ou chez Euripide et Racine, cette tragédie est celle de l’amour-passion: Thésée avait eu d’Antiope l’Amazone, un fils : Hippolyte. Ce jeune prince, préférait le culte de Diane, à celui de Vénus et décida de ne jamais avoir d’épouse. Phèdre, sa belle-mère, amoureuse de lui, profite de l’absence de Thésée descendu aux Enfers, pour essayer de vaincre par ses prières et ses caresses, son chaste beau-fils. Mais Hippolyte repousse cette Phèdre impudique dont l’amour se change alors en haine. Thésée revenu, elle accusera Hippolyte d’avoir voulu la violer.
Le spectacle est mené de main de maître : la langue poétique jaillit et résonne avec clarté, dans les moments de furie mais aussi de désolation ou d’exaltation que traversent Phèdre mais aussi Thésée, Hippolyte et la Nourrice. La parole dramatique, dans cette création, se fond dans la chair des personnages et dans leur souffrance: «Crète, Grande Crète, dit Phèdre, pourquoi m’as-tu livrée en otage ? Pourquoi m’as-tu envoyée dans cette famille odieuse ? Pourquoi m’as-tu mariée à un ennemi ? Et maintenant ma vie de femme se consume dans le malheur et dans les larmes.»
Corps et mots ne font plus qu’un, et donnent à cette pièce antique une modernité sans pareil. Le langage du corps semble dominer celui de la pensée. Dans cette tragédie de Sénèque, n’apparaît aucune théodicée, aucune perspective divine. Ce n’est pas le cas chez Euripide et Racine pour ce personnage mythique. Phèdre ici-et elle seule, pour ne pas dire son désir-se veut responsable de ses actes, même les plus inconscients et les plus extrêmes.
Moderne cette vision pessimiste du monde et de l’amour-passion! Le public, fasciné, est très attentif au cri tragique de ce texte à la profonde justesse et d’une réelle actualité. La voix des comédiens d’une justesse remarquable donne au spectacle toute sa puissance. Elle habite et traverse le merveilleux, l’invraisemblable, avec des personnages pourtant si loin de nous. A elle seule, et avec toutes les variations de son chant, elle réussit à donner forme à ce monde de l’intériorité et aux sentiments humains les plus extrêmes. Au cœur de ce chant tragique, aucune fausse note; Jennifer Decker (Phèdre) au corps fragile et au tempérament de feu est gracieuse et fine, tout comme Thierry Hancisse (Thésée) à la belle sensibilité, et Claude Mathieu, impressionnante d’intensité (La Nourrice). La transfiguration esthétique par le texte et la voix a bien lieu: tout finit par nous être proche et tout fait sens pour nous, spectateurs du XXI ème siècle.
Elisabeth Naud
Studio de la Comédie-Française, galerie du Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli, Paris Ier. T. : 01 44 58 98 58, jusqu’au 13 mai.