Roméo Castellucci : à propos de Sul concetto di volto nel Figlio di Dio
Roméo Castellucci : à propos de Sul concetto di volto nel Figlio di Dio
Les 10 et 11 avril, la scène finale des représentations de Sul concetto di volto nel Figlio di Dio où des enfants jettent des grenades sur le Portrait du Christ d’Antonello di Messina a dû être supprimée en effet le spectacle programmé par Les Quinconces-L’Espal au Mans, a en effet été censuré par le préfet de la Sarthe-fait rarissime en France et le public n’aura donc pas pu voir vu l’intégralité de la pièce. Ce qui est grave, quoi qu’on pense du spectacle…
Décidément l’histoire bégaie ! Il y a presque sept ans, Jean Couturier avait dans ces colonnes, fait le compte-rendu de ce même spectacle lequel, on s’en souvient, avait provoqué de lamentables réactions de milieux intégristes. Emmanuel Demarcy-Motta, directeur du Théâtre de la Ville à Paris, avait su garder son sang-froid et avait fait le maximum pour que ce metteur en scène étranger puisse quand même voir son spectacle joué en France, dans des conditions normales d’exploitation. Et l’on ne pouvait que l’en remercier.
Mais déjà à l’époque, de tels faits montraient que l’intolérance politique et religieuse concernant, entre autres, un spectacle vivant, tendait à gagner du terrain. «Je veux pardonner, disait Roméo Castellucci, à ceux qui ont essayé par la violence d’empêcher le public d’avoir accès au Théâtre de la Ville à Paris. Je leur pardonne, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils n’ont jamais vu le spectacle; ils ne savent pas qu’il est spirituel et christique, c’est-à-dire porteur de l’image du Christ. Je ne cherche pas de raccourcis et je déteste la provocation. Pour cette raison, je ne peux accepter la caricature et l’effrayante simplification effectuées par ces personnes. (…) En même temps-et je dois le dire avec clarté-il est complètement faux qu’on salisse le visage du Christ avec les excréments dans le spectacle. Ceux qui ont assisté à la représentation ont pu voir la coulée finale d’un voile d’encre noire, descendant sur le tableau, tel un suaire nocturne.
Il y a quelques jours, suite à des plaintes venant sans doute de milieux intégristes locaux, un avis défavorable a été émis par la Direction départementale de la cohésion sociale, et le préfet de la Sarthe s’est donc empressé de refuser la participation d’enfants à la scène finale du spectacle. François Berreur, directeur des éditions des Solitaires Intempestifs qui en ont publié le texte, a interpellé la Ministre de la Culture: «Est-ce une nouvelle forme de censure républicaine? Ce préfet a-t-il appliqué des consignes de la Présidence? Peut-être souhaitez-vous aussi relire les écrits de Romeo Castellucci pour vérifier s’ils ne menacent pas notre jeunesse?» François Berreur a parfaitement raison, et sauf erreur de notre part, Madame Nyssen n’a pas encore cru bon de s’exprimer…
Chers spectateurs du Mans,
Je ne vous montrerai pas ce soir la pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu dans son intégralité. Il y manquera une scène importante dans laquelle interviennent des enfants. Suite à l’avis défavorable émis par la Direction départementale de la cohésion sociale, le Préfet de la Sarthe a refusé la participation des enfants à l’une des scènes de la pièce à laquelle vous allez assister ce soir. Il s’agit d’une séquence d’environ douze minutes, pendant laquelle un groupe d’enfants entre en scène avec des sacs à dos et vide leur contenu composé de jouets en forme de grenade, tout comme le garçon dans la photo de Diane Arbus qui a inspiré cette scène. Ils lancent ces fausses grenades sur le grand portrait du Salvator Mundi d’Antonello de Messine au fond de la scène. Il s’agit d’un passage complexe dont je ne peux que synthétiser le sens : c’est une forme de prière, un geste porté par l’innocence de l’enfance qui symbolise ici l’humanité entière, un geste qui fait référence à la passion du Christ. Pour monter cette scène, dans chaque ville nous organisons régulièrement des rencontres préparatoires avec les enfants, afin de leur faire comprendre «l’homéopathie» de ce geste violent qui appelle des sentiments inverses.
Depuis la première représentation de ce spectacle en 2010, ces rencontres sont conduites avec beaucoup de soin et délicatesse par mon assistant Silvano Voltolina qui a une longue expérience dans la pédagogie théâtrale, spécifiquement auprès des enfants. Ce moment est l’un des aspects les plus riches et les plus beaux de ce travail : s’offrir le temps de discuter d’enjeux importants avec les enfants, écouter enfin leur voix, critiquer la violence par l’usage paradoxal de sa fiction et partager avec eux un discours sur l’art, la culture et la fragilité humaine. Parler d’éthique, finalement. Je ne partage donc pas du tout les raisons invoquées par la Direction départementale, raisons qui parlent de défense de la moralité et mise en danger de la santé des enfants.
La moralité ici évoquée est un mot vidé de son sens, un stéréotype douloureux et déplacé, qui ne surgit pas de la conscience profonde de l’individu mais plutôt d’une anesthésie de la conscience individuelle. La moralité évoquée ici est ce qu’on appelle le sens commun : une caricature de la véritable éthique, une offense à l’intelligence critique des adultes et des enfants. L’art est une éthique contenue dans une esthétique et cela n’a rien à voir avec le moralisme. La Préfecture a certes le devoir d’œuvrer pour le bien de la société et de la préserver des dangers mais, dans le cas présent, ce type de réponse me semble mieux convenir à un régime théocratique qu’à une république fondée sur la liberté d’expression. Cependant, je suis contraint d’accepter la décision de la Direction départementale et après un premier moment de consternation et d’incrédulité, j’ai pris la décision, avec ma compagnie, de jouer quand même le spectacle dans une version amputée de la scène en question. Je tiens beaucoup à m’en excuser auprès des enfants, de leurs parents et de vous-mêmes, chers spectateurs, car vous êtes venus ici ce soir en vous attendant à voir le spectacle dans son intégralité. Merci de votre compréhension, merci de votre attention.
Romeo Castellucci
Rappelons-gentiment-au préfet de la Sarthe, qu’en 1968, un de ses collègues, alors préfet du Gard, avait cru bon d’interdire à Villeneuve-lès-Avignon, un spectacle d’un jeune metteur en scène Gérard Gélas, La Paillasse aux seins nus. Mais pas de chance, et mal lui en avait pris! En effet la célèbre troupe du Living Theatre dirigé par Julian Beck et Judith Malina avait protesté contre cette mesure idiote… et cela avait vite mis le feu aux poudres du festival d’Avignon! Le Mans n’est pas Avignon et comparaison n’est pas raison, comme disaient nos grand-mères. Mais on aimerait bien savoir ce qui a motivé pareille connerie et qui, finalement, a pris la décision. « Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer“, a bizarrement dit Emmanuel Macron ce lundi devant la Conférence des évêques. Les paris sont ouverts: vous pouvez nous écrire…
Philippe du Vignal