Qui êtes-vous, Elsa Triolet ? à partir du texte de Dominique Wallard, mise en scène de Julie Berducq-Bousquet
Qui êtes-vous, Elsa Triolet ? à partir du texte de Dominique Wallard, mise en scène de Julie Berducq-Bousquet
Qui connaît vraiment Elsa Triolet, sinon comme la sœur de Lili Brik, et l’épouse de Louis Aragon ? Qui a lu ses romans-une trentaine-ses articles dans Les Lettres françaises, son compte-rendu du procès de Nuremberg ? Qui a vu les bijoux qu’elle a créés dans les années trente et légués par son mari à la bibliothèque Elsa Triolet de Saint-Étienne-du-Rouvray? Enfin que sait-on de ses doutes sur le communisme, et les conflits avec son mari ?
La compagnie Théâtre et Toiles, déjà remarquée avec Le Lavoir, continue sa recherche sur le vécu des femmes, avec cette adaptation, issue d’une lecture-mise en espace par Brigitte Damiens et Dominique Wallard, à la demande de la Maison de la citoyenneté et des droits de l’Homme en 2016. Elle rend ainsi justice à la personne d’Elsa Triolet au cours d’une interview imaginée où s’entremêlent extraits de texte et improvisations.
Juste un canapé, un fauteuil et une table encombrée de papiers: une journaliste se prépare à rencontrer Elsa Triolet. Elle relit un passage du Cheval Blanc: «Si j’étais quelqu’un dont on écrit la biographie, si on notait mes malheurs de Sophie, ma vie n’apparaîtrait pas plus creuse qu’une autre. Mais entre les points qu’enregistre une biographie : née le… se marie en…, il y a les pas qu’on fait dans les rues, il y les gens qu’on a vu passer, et ce qu’on a pensé à ses moments perdus, tout ce qui est la partie creuse d’une vie, dont on tairait les événements.» Cette phrase sera le fil rouge du spectacle.
Elsa Triolet entre alors en scène, annoncée par le son envoûtant d’un violoncelle: une mélodie du compositeur russe César Cui (1835-1918), interprétée en direct mais en coulisses par Frédéric Borsarello, donne le ton. Brigitte Damiens, habillée en diva des années cinquante, les yeux cachés par des lunettes de soleil, aux gestes affétés et lents, sorte d’Ava Gardner à l’accent russe, nous transmet d’abord l’icône véhiculée par l’histoire officielle: celle de la muse et compagne idéale inventée par Louis Aragon.
Un personnage monolithique mais qui va changer grâce aux variations subtiles de l’interprète. Le spectacle s’articule en dix-huit courtes séquences, chacune amorcée par une question de la journaliste. Dans les réponses d’Elsa, se dévoilent peu à peu la femme, la politique, l’écrivaine, et l’artiste, étouffée par la personnalité de son époux. Nous sommes loin des Yeux d’Elsa et de l’illusion entretenue par le poète, et découvrons le regard sur sa vie et son siècle, la rage d’écrire de cette femme troublée, mais aussi sa réflexion lucide sur l’évolution du communisme. Elle avoue ses désillusions et ses désaccords avec Louis Aragon, et sa solitude. A chaque interrogation sur une période difficile de sa vie, elle répond simplement: «J’écris». En parlant des années staliniennes, elle précise encore: «J’écris, c’est ma seule planche de salut.»
La mise en scène participe d’une déconstruction du mythe de la muse, avec une gestuelle de plus en plus sobre, comme une renaissance de la véritable Elsa Triolet, dépouillée peu à peu de ses artifices vestimentaires, et s’humanisant au fil des réponses Le dispositif scénique met en relief cette mise à nu; le canapé, lieu d’exposition, devient celui de la réflexion, et parfois le divan de l’analyste. La coquille se fissure pour laisser apparaître la « partie creuse» de la vie de l’auteure.
Brigitte Damiens, dirigée par Julie Berducq-Bousquet qui lui donne aussi la réplique avec finesse, dans ce rôle difficile d’une journaliste faire-valoir, soutient la tension dramatique jusqu’à la rupture. La voix, d’abord assurée puis hésitante, laisse transparaître sa fragilité et finit par se briser. Le rythme imposé par cette interview aurait pu être monotone mais la metteuse en scène a veillé à ménager des silences et absences: les départs soudains d’Elsa Triolet, après une révélation douloureuse, sont suivis d’intermèdes musicaux: derrière un tulle, on devine la silhouette du violoncelliste, avec des musiques de Fritz Kreisler, Francis Poulenc, Jean-Sébastien Bach ou Arthur Rubinstein, si proches parfois de la voix humaine, qui prolongent ou commentent mais sans les mots, les sentiments d’Elsa Triolet.
En une heure quinze, ce spectacle avec ces trois interprètes, nous tient en haleine, en montrant la destruction du couple idéal rêvé par le poète. La vieille dame à bout de souffle conclut : « Vous voyez, mon petit, les couples sont mythiques pour ceux qui les regardent, pas pour ceux qui les vivent. » Le violoncelliste conclut avec Après un rêve de Gabriel Fauré. La boucle est bouclée. En sortant, une irrésistible envie de continuer le voyage et lire ou relire les écrits d’Elsa Triolet…
Christine de Coninck
Spectacle joué du 30 mars au 13 avril, au Théâtre de Nesles 8, rue de Nesles, Paris VI ème T. : 01 40 51 02 25.
Le 17mai, Théâtre Royal de Condé-sur-Noireau.
Les 14 et 15 septembre, Médiathèque Aimé Césaire, La Courneuve, et les 22 et 30 septembre, Théâtre de Nesles.