Tout le monde danse à Bonlieu/Scène nationale d’Annecy

Tout le monde danse à Bonlieu/Scène nationale d’Annecy

 De prestigieux invités à l’affiche des trois jours de ce festival, dont Phia Ménard, Cécilia Bengolea, Chloé Moglia, Yoann Bourgeois, pour une douzaine de spectacles dont cinq créations, des performances de rue, des ateliers proposés au public et, en avant-première, la maquette d’une prochaine pièce de Rachid Ouramdane, codirecteur avec Yoann Bougeois, du Centre chorégraphique de Grenoble, et à qui l’on doit l’idée de cette manifestation et une bonne part de la programmation. En clôture, une performance signée Théo Mercier et François Chaignaud.

 Affordable Solution for better living, chorégraphie de Théo Mercier et Steven Michel

 

©ErwanFichou

©ErwanFichou

Théo Mercier, artiste associé à Bonlieu, présente, en création, sa première collaboration avec le danseur Steven Michel. Comme toujours, il transpose au spectacle vivant, ses montages surréalistes, hantés par l’anthropomorphisation des objets et l’objectivation du corps humain, le jeu entre le vrai et le faux, le vivant et l’artificiel, le détournement des signes. Les deux artistes expliquent : « Nous avons découvert que nous utilisons des procédés similaires de construction mais avec des outils différents qui sont l’objet et le corps. Il y a une envie commune de créer des formes nouvelles (…) pendant que l’un opère des greffes sur un objet sculptural, l’autre fragmente le corps en lui tronquant des membres ».

Steven Michel, bon petit soldat au corps d’athlète standardisé, aux pectoraux et abdominaux parfaits, se livre à des exercices physiques musclés, puis construit avec méthode une étagère en kit Ikea, symbole du «beau pour tous». Encouragé par des formules stéréotypées de la pensée positive en voix off : «  Il est inutile de vous inquiéter, aujourd’hui vous allez bien.» et des préceptes vertueux du travail : « La joie de commencer bas pour arriver haut. (…) Vous êtes optimiste dans un monde où des millions de personnes finiront par sortir de la pauvreté .», poursuit la voix apaisante… Comme si tout aillait pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Dans l’espace domestiqué qu’il aménage, l’interprète virtuose arrache sa peau d’athlète, pour apparaître en écorché, à l’image des planches anatomiques d’un Léonard de Vinci. Le corps- machine du danseur, lors d’une mue impressionnante, devient un corps dépecé qui se fond organiquement dans le mobilier : créature hybride, mi-homme, mi-bête, mi-meuble… Un grand moment de danse malgré quelques longueurs sur la fin et où Théo Mercier interroge nos aliénations de consommateurs à travers des comportements stéréotypés.

Insect Train chorégraphie de Cecilia Bengolea et Florentina Holzinger

©Ali Tollervey

©Ali Tollervey

Se mettre dans des corps d’insectes et se laisser aller à leurs instincts, tel est le pari de ces chorégraphes: “Nous les avons invité les  à devenir les hôtes de nos corps et à envahir l’institution culturelle, ce théâtre. (…) Nous avons vidé nos corps de toute mémoire, pour faire place à la vendetta des insectes. »
La pièce s’inspire des documentaires animaliers et observations de l’entomologiste Jean-Henri Fabre mais laisse libre cours à un imaginaire débridé. Parées  d’antennes, pattes fines et carapaces, quatre interprètes et les chorégraphes proposent une suite de tableaux insolites qui s’enchaînent sur les musiques qu’ils ont composées.

Chantent aussi en anglais, italien, espagnol… Erika Miyauchi, en mante religieuse, affronte la fourmi (Valeria Lanzera) dans un joli duo sur pointes. Puis elle va séduire et s’accoupler avec la grosse araignée aux allures de pieuvre (Florentina Holzinger) qui guette ses proies, suspendue à des cordes élastiques. Cecilia Bergolea, à l’aspect de fourmi blanche, se débat dans un liquide gluant, avant d’être avalée par une chenille géante… Cette charmante fable haute en couleurs et réalisée avec soin, révèle l’insecte  cehz nous, les humains: copulation, prédation, entre-dévoration: ne sommes-nous pas, comme ces êtres éphémères, soumis à des forces naturelles et contraints pour survivre, à adopter des stratégies.

 La Nuit , chorégraphie de Rachid Ouramdane

Avant La Nuit, le public, invité par Rachid Ouramdane à une déambulation dans le grand parc des Haras, a pu découvrir la manière dont il dirigeait un groupe d’amateurs. En l’occurrence des enfants qui participeront à ses prochains spectacles. Une centaine de personnes, rassemblées autour de lui et lui obéissant au doigt et à l’œil, ont appris en une demi-heure à occuper l’espace, à évoluer les uns à côté des autres, à se croiser et se faufiler d’un groupe à l’autre, sans se heurter. “On va, de façon assez organique trouver sa place”, dit le chorégraphe qui souligne l’importance du regard: c’est lui qui donne la direction, l’attention à l’autre. Une belle leçon appliquée le soir-même sur le plateau où il a réuni un danseur, une chanteuse et une trentaine d’enfants de la ville.

La Nuit - Rachid Ouramdane -© CCN2 _3La Nuit

Sous un ciel étoilé, projeté en fond de scène, se détache la silhouette d’un homme perdu dans la nuit. Des vaguelettes  envahissent petit à petit le grand plateau,  leur clapotis se mêle au bruit du vent. Se reflètant dans l’eau, un danseur apparaît et se livre à un exercice de claquettes. Eclaboussures. La chanteuse Deborah Lenni-Bisson l’accompagne. D’une voix pure et chaude, elle interprète son propre arrangement dHeroes de David Bowie : « I will be king/And you /You will be queen/Though nothing/Will drive them away/ We can beat them/ Just for one day « (Moi/Je serai roi/ Et toi /Tu seras reine (…) Juste pour un jour..). Puis Knockin’ on Heavens Doors de Bob Dylan.

Sur ces musiques émouvantes et nostalgiques, apparaît un groupe d’enfants en pleine lumière. Incertains, ils se raccrochent les uns aux autres. Un petit garçon se détache de la foule et tapote l’eau. En rythme avec le danseur de claquettes Ruben Sanchez. Avant le spectacle, Rachid Ouramdane avait précisé:  »La Nuit est une sorte de puzzle assemblé en moins de vingt-quatre heures. Un prototype du spectacle Franchir la nuit que je prépare avec des enfants migrants avec lesquels je suis en contact depuis un an. » 

 Radio Vinci Park mise en scène de Théo Mercier, chorégraphie de François Chaignaud

©wan-fichou

©wan-fichou

 Radio Vinci Autoroute diffuse habituellement des tubes pour les automobilistes, mais dans le manège des anciens Haras reconvertis en espace culturel, une claveciniste nous accueille avec des sonates d’Antonio Vivaldi, Jean-Sébastien Bach et Wolfgang Amedeus Mozart, sous la lumière de grands candélabres. Autour de la musicienne, un fatras de vieilles photos et de roses fanées jonchent le sol, et à ses pieds, sur un écran, l’image d’un motard attendant dans un espace vide. Dans ce décor gothique, se joue le prologue du deuxième spectacle que Théo Mercier a créé avec François Chaignaud  l’an passé à la Ménagerie de verre à Paris.

 Marie-Pierre Brabant égrène ses musiques tout au long de cette performance et le public circule autour. Au centre, trône ce motard, casqué, immobile sur son engin, inquiétant centaure noir des parkings. Surgi de l’ombre, en costume blanc et talons vertigineux, chignon blond peroxydé, François Chaignaud va tenter de séduire l’homme-machine, avec sa danse et son chant. Mi-diva, mi-torero, il le provoque, l’implore et le défie. Il enchaîne avec une virtuosité extrême des mouvements inspirés du flamenco et des contorsions empruntées au répertoire contemporain, au rythme de grelots autour des poignets et chevilles, et des claquements de talons. Tout en chantant d’une voix haut perchée ou dans des octaves de baryton. Ce jeu de séduction le conduit au plus près de la moto, puis à l’assaut de la carrosserie. En vain.

Epuisé, il tombe au pied du cavalier. Jusque là insensible à la danse, le motard pris d’une rage soudaine, fait  vrombir sa monture dans une course infernale autour du gisant. Aussi virtuose que son partenaire, le cascadeur Cyril Bourny frôle dangereusement sa proie, puis l’emporte, provoquant l’émotion du public. Théo Mercier et François Chaignaud jouent avec glamour du contraste entre un monde sophistiqué à la préciosité décadente, et la froide violence de l’univers urbain. Ils nous offrent ici un spectacle saisissant d’audace et de folie.

Parmi les autres artistes, la trapéziste Chloé Moglia, montée sur une potence à six mètres du sol évolue avec une lenteur calculée, en décomposant ses mouvements. Pendant trente minutes, elle tient le public en haleine et lui fait éprouver le moindre déplacement de muscles et articulations. Tout comme la précarité de l’équilibre dans une lutte gracieuse contre la pesanteur. Du grand art.

Et il y a là aussi Yoann Bourgeois avec ses célèbres spectacles d’équilibriste virtuose (voir Le Théâtre du Blog)  et Skull cult, une reprise par Rachid Ouramdane d’un solo chorégraphié par Christian Rizzo. Et une troupe tunisienne avec Frontières invisibles, chorégraphie de Syhen Belkhodja joue une création in situ sur le thème de l’exil et des parcours des migrants… Les spectateurs venus en nombre ont dans l’ensemble apprécié ces spectacles exigeants et souvent radicaux.

 Mireille Davidovici

Spectacles vus du 3 au 5 mai à Bonlieu/Scène nationale d’Annecy (Haute-Savoie).

Affordable Solution for better living, du 13 au 17 octobre, Théâtre des Amandiers, Nanterre (Hauts-de-Seine).
Les 13 et 14 novembre à La Ménagerie de Verre, Paris.

Insect Train, le 23 Juin, Dance Exchange Birmingham (Royaume-Uni).
Les 10 et 12 août, ImPulsTanz Wenen (Autriche) et le 12 septembre, Theater Rotterdam (Pays-Bas).

Franchir la nuit, création le 14 septembre, à Bonlieu/Scène nationale d’Annecy: les 21 et 22 septembre, Biennale de la danse de Lyon.

 Radio Vinci Park,  du 6 au 8 juin,  La Villette Paris  XIXème ; Promonade(s),  Encausses-les-Thermes (Haute-Garonne), les 28 et 29 novembre.

Romances Inciertos de François Chaignaud, festival d’Avignon du 7 au 14 juillet  (voir Le Théâtre du Blog).

 


Archive pour 9 mai, 2018

Illusions magiques 4 / Le mystère de la chambre 98

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Illusions magiques: Le mystère de la chambre 98

  DSC_0195 - copieQuatrième édition de cet événement (voir Le Théâtre du Blog) organisé au Studio Stars Europe à Briare (Loiret). Le travail enclenché depuis 2015 avec Bruno Limoge, directeur du lieu, s’oriente de plus en plus vers une forme de magie expérimentale, sans succession de numéros. Claude de Piante a eu envie d’y créer un spectacle, et après une résidence ici, il en a créé une version unique et expérimentale, entre théâtre interactif, magie, hypnose et jeu de rôles sur un meurtre.

 Jack Blatte, un psychiatre, Eve Opchka, une voyante (qui fut sa patiente) et Barthélémy Bathrobe, un prédicateur fou, ont chacun une vision de la chambre 98, prétendument hantée où ils ont séjourné une nuit. De nombreux témoins prétendent y avoir vu le fantôme d’une jeune femme à la langue coupée.  Cette chambre rendrait fous ceux qui y dorment… Ici, l’illusion pure est fondée sur une interprétation tronquée de la réalité. L’illusionniste construit ainsi un espace où il projette un monde parallèle et développe des effets spéciaux, d’ordre manuel ou mécanique.

Les manifestations de magie, innombrables dans les domaines artistiques ont des  répertoires précis. Comme celui de la magie théâtrale qui permet d’exprimer un univers, de développer une ou des histoires, et de faire évoluer des personnages bien définis. Par opposition à la manipulation, démonstration de dextérité et de jonglerie,  elle participe d’une dramaturgie souvent instaurée depuis l’Antiquité et privilégie souvent l’émotion,  puisque le public peut s’identifier à un personnage et/ou à une histoire qui parle au plus grand nombre. Mais aussi avec des effets fondés sur une scénographie: accessoires, décor et costumes, lumières,etc.  Et avec une logique dictée par le récit.

 Au-delà de l’effet spectaculaire que provoque un tour de magie, l’illusion prend ici tout son sens, quand la technique se met au service d’une théâtralisation et nous emmène dans le merveilleux et le fantastique. Pour preuve: le choix d’un répertoire surtout fondé sur des effets. Le corpus littéraire et dramatique-inépuisable-comporte des milliers d’histoires, nouvelles, contes et légendes… et l’industrie du spectacle, friand de cette matière première, en interprète souvent les mythes. Comme la magie blanche qui puise son inspiration dans des univers facilement identifiables. Les techniques d’illusion permettent ensuite de réaliser des effets soi-disant impossibles. Les littératures religieuse et mythologique utilisent souvent des thèmes comme la lévitation, la décapitation, le don de double vue, et le dédoublement… et les histoires fantastiques sont les plus représentées, avec des créatures entrées dans l’inconscient collectif.

Dans la magie avec opérateur,  celui-ci joue le rôle de celui par qui tout arrive. Pour reprendre la célèbre formule de J.E Robert-Houdin: «Le magicien est un acteur qui joue le rôle d’un magicien». Il peut tour à tour incarner un illusionniste, escamoteur, prestidigitateur, sorcier, chaman, prêtre, physicien, bonimenteur, magnétiseur, hypnotiseur, mentaliste, etc. Et il peut aussi jouer un personnages historique,  ou de pure fiction ou  mythologique. Tout passe donc par sa faculté à faire voyager le public dans une histoire et à rendre crédible une situation et à donner corps à un récit.

Dans Le Mystère de la chambre 98,  un spectacle en immersion, Jack Blatte et Eve Opchka nous reçoivent dans un manoir familial, un ancien hôtel. Elle est voyante et lui, psychiatre; la folie, personnalisée par frère Barthélémy est omniprésente dans cette aventure autour d’un mystère à résoudre en direct. Avant la représentation, on peut lire des  articles  de journaux relatent un fait divers comme celui de cette chambre hantée, et voir des témoignages sur Internet, et une exposition interactive… Mais une fois la logique de l’énigme déconstruite deux minutes avant la fin, le public part sans en connaître la solution. D’autres témoignages des personnages seront ensuite à découvrir toujours sur Internet…

 Les spectateurs commencent donc leur enquête trente minutes avant… Ils peuvent toucher objets et indices de l’enquête : une vieille machine à écrire, une lampe ancienne, un appareil pour diffuser de la musique, un ventilateur, des livres rares…), écouter des textes subliminaux et hypnotiques et surtout rencontrer les personnages de cette histoire. Un questionnaire est aussi disponible pour essayer de résoudre l’énigme. Ici, le public devient donc acteur et enquêteur, malgré lui. Il s’agit donc d’une véritable aventure immersive…

 La compagnie du Scarabée Jaune a aussi proposé à La République du Centre de faire paraître un mois avant le spectacle, des articles sous forme de roman policier à épisodes, jouant sur la fiction et la réalité, à propos d’un fait divers qui aurait eu lieu il y a soixante ans, le 31 mars 1959 à l’hôtel de la Poste, à Briare.
Extraits :
-Raymond Magon de la Lande se jette par la fenêtre de sa chambre. Ce qui semblait s’avérer à l’époque comme un suicide banal, pourrait bien être un phénomène inexplicable. Un détail passé inaperçu, et resté sans signification,  a alerté un spécialiste du comportement. La victime avait dans sa main gauche un peigne, quand elle a chuté sur le sol. Au lieu de le lâcher, ce qui aurait dû être le réflexe normal, Raymond Magon de la Lande s’est accroché à ce peigne, comme à une bouée de sauvetage. Seul indice: le spécialiste a découvert que d’autres  personnes ayant séjourné dans cette chambre, ont été aussi  victimes de malaises, voire d’hallucinations. Mais depuis, l’hôtel a été détruit et la police ne souhaite pas réouvrir ce dossier, considérant qu’aucun fait nouveau ne justifie une nouvelle enquête. Le mystère restera donc entier.

- Le spécialiste-qui souhaite garder l’anonymat-nous a précisé que dans l’affaire de la chambre 98 la présence du peigne dans la main de la victime est un élément-clef, de nature à expliquer l’ensemble de ces phénomènes fantomatiques. Il s’en expliquera prochainement dans une conférence à Briare, où il fera des révélations sur ce qui semble devenir au fil des jours un mystère des plus surprenants…

La compagnie du Scarabée Jaune a relevé un challenge artistique, en proposant cette une histoire originale, avec, à la base, certains numéros et personnages d’un précédent spectacle, Les Epoux Blatte. Mais ils ont expérimenté ici des effets spéciaux à base de  soufflerie, de lumières hallucinogènes et de dispositifs scéniques conçus avec Bruno Limoge et son équipe.

Claude de Piante a donc conçu des effets de magie classiques mais avec un assemblage original. Des vidéos ont été tournées par l’équipe du Scarabée Jaune en une seule prise, avec un texte que les personnes découvraient quelques minutes avant de commencer, pour plus de spontanéité… Avec pour références, l’univers esthétique de Tim Burton, des personnages à la Addams Family, et le côté spectaculaire et surréaliste de Tod Browning. Côté littéraire, l’énigme policière convoque des personnages à la Sherlock Holmes créé par Arthur Conan Doyle mais aussi du reporter Joseph Rouletabille dans le célèbre Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux.

Surgissent aussi des albums de Tintin une voyante de music-hall, madame Yamilah, Ragdalam le fakir, Philippulus le prophète, un moine tibétain qui lévite… Pour ce spectacle-en trois parties avec une pause-le public, regroupé par équipes, est invité à résoudre le mystère grâce à un questionnaire posé sur les tables. Avant chaque partie, il y a un commentaire audio de Jack Blatte et des témoignages vidéo de Barthélémy Bathrobe, Rodolpho Blatte, André Labigne, Jack Blatte, Eve Opchka, Nito Pattex et Sullivan Smith, pour mettre en condition le public.

La représentation mêle effets magiques visuels, auditifs et tactiles: lévitation, télépathie, mentalisme, voyance, hypnose et écriture automatique, langage subliminal et illusions diverses…   Eve Opchka, la voyante, arrive seule sur scène et se fait un jus de poussin en plaçant ce dernier, nommé Cricri, dans un vase recouvert d’un couvercle. Ensuite rejointe par Jack Blatte, elle nous convie à une démonstration de ses étonnantes facultés. Le charme des anciens numéros de music-hall plane: sont disposées sur une table cinq enveloppes avec dessus un symbole. Sous l’une d’elles, un poussin, le fameux Cricri. Jack distribue dans la salle des cartes reprenant ces symboles et des spectateurs en tirent un au hasard et chacun leur tour, qui détermine l’enveloppe à écraser. Le suspense monte… Eve va-t-elle écrabouiller le pauvre poussin ? Il ne reste plus qu’un sac sous lequel se trouve… un énorme couteau ! Une scène de ménage drolatique  a lieu entre les époux.

Jack Blatte demande à quatre spectateurs d’inscrire un chiffre, à chaque fois différent, pour constituer un nombre au hasard, qui est noté sur une ardoise. Eve, priée de révéler exactement ce nombre, y parvient ! Mais il est aussi inscrit sur une carte de visite plantée, bien en évidence sur le couteau. Une double révélation judicieusement montée! Le couple se donne ensuite un pari stupide dans une joute verbale savoureuse : pour Jack: se couper le bras et  pour Eva, se couper la langue. Ils s’exécutent et donnent ensuite une «fausse» et une vraie explication des effets.

Les yeux bandés, Eva perçoit ensuite une série d’objets et de dessins remis à Jack par des spectateurs, et répond à leurs questions en révélant des informations qu’elle n’est pas censée connaître. Puis elle décrit ses sensations et ses craintes, quand lui sont remis des objets de la chambre 98… Mais tout à coup, surgit frère Barthélémy, un prédicateur halluciné; il invite le public à stopper son enquête  et veut le remettre dans le droit chemin de la foi. Eve intervient et installe le frère sur une chaise pour lui remettre les idées en place, avec une thérapie qui lui fait tourner la tête à 360° et  la lui fait perdre… physiquement.

Jack Blatte arrive sur scène en conduisant une machine infernale et Eve va lui enlever ses jambes… Après une pause de dix minutes, pour que le public digère les informations qu’il a vues et puisse réfléchir, le spectacle reprend avec, de nouveau, une mise en condition avec des témoignages vidéos. Jack Blatte propose ensuite un test : penser à une figure géométrique simple, entourée d’une autre figure géométrique aussi simple. Résultat, la très grande majorité de la salle a pensé à la même chose. Coïncidence ou pas, cette forme rappelle les initiales du fantôme d’Anna Obrian.

Jack Blatte invite un spectateur à tirer quatre papiers d’une urne transparente remplie par le public avant la représentation, de questions adressées à la voyante Eve. Au lieu d’y répondre, elle devine de quoi il s’agit. Pour le dernier papier, Eve va même retrouver la personne qui a posé la question! Jack Blatte revient en blouse blanche et propose au public d’aller plus loin dans la préparation mentale, et de le faire entrer en hypnose. Il commence par un premier test de réceptivité, en demandant au public de croiser ses doigts, sauf l’index, qui doivent se rapprocher petit à petit. Un deuxième test : fermer les yeux et à placer un doigt sur le haut de son crâne, et d’imaginer la transparence de ce dernier grâce à une lumière qui inonde l’intérieur de la tête. Les paupières fermées, le spectateur est ainsi invité à descendre à l’intérieur de lui-même.

Jack descend ensuite  choisit deux  personnes aux doigts encore collés sur la tête. Ces sujets réceptifs continueront les expériences d’hypnose. Une spectatrice, mise en catalepsie, semble se transformer en statue, ses pieds et ses mains ne pouvant plus bouger, et est ensuite endormie au sol par Jack Blatte. L’autre, plongée dans un  sommeil hypnotique, participe à une séance d’écriture automatique. Et sa main écrit et sans qu’elle en ait conscience, un texte bizarrement rédigé qui contient plus d’une surprise pour elle-même et le public. Elle devine un prénom correspondant à celui retrouvé dans une des enveloppes disposées sous les tables, et choisie au hasard dans le public! Le double signe géométrique y est aussi matérialisé. Ces phénomènes hypnotiques sont expérimentés avec un vrai public, et il n’y a aucun complice !

Nous avons maintenant trois véritables indices pour essayer de résoudre le mystère de cette chambre 98 et compléter pour la dernière fois le questionnaire. Jack met Eve en catalepsie, puis en lévitation, suspendue dans les airs (suspension verticale de Yogano).  Elle a une vision et aperçoit Raymond Magon de la Lande mort, dans sa chambre… Pendant qu’elle et Jack décortiquent en coulisse les questionnaires pour connaître l’équipe victorieuse, le frère Barthélémy revient distraire le public.

Le couple revient  désigner les vainqueurs, en donnant une explication rationnelle mais surprenante du mystère et des  phénomènes hallucinatoires dans la chambre 98… Une histoire de fantôme qui se termine par une disparition et une transformation inattendue rappelant les phénomènes spirites des médiums de la fin du XIXe siècle  matérialisant des ectoplasmes. Cette histoire, jamais encore testée devant le public,  a été mise au point la veille et créée pour le lieu.

Cela finit par un commentaire de Jack Blatte donnant une autre lecture, et remettant en cause l’enquête et ses conclusions… Claude de Piante, formidable conteur, sait captiver comme personne un auditoire. Diction parfaite et sens de la dramaturgie, il fascine le public. Cet illusionniste est aussi hypnotiseur. Aude Lebrun est une voyante lituanienne plus vraie que nature avec un délicieux accent, parfois à la limite de la folie quand ses visions prennent le dessus. Et le frère Barthélémy Bathrobe, prédicateur fou et lubrique, apporte un comique bienvenu. Avec lui, tout peut arriver et le fou rire nous guette, nous, les  pauvres brebis égarées….

Virtuosité de l’écriture de ce scénario à rebondissements, où le suspense et la surprise sont les moteurs de l’action qui, comme chez Alfred Hitchcock, flirte sans cesse avec l’étrange, la peur, le malaise, le burlesque et l’humour! Avec une histoire travaillée dans les moindres détails : situations, décors, accessoires, personnages, le public est plongé dans une intrigue à la véracité établie… alors qu’elle baigne dans la fiction!  Où est le vrai, le faux ? Qui est le véritable meurtrier ? Y a-t-il même eu un meurtre ? Questions restant en suspens jusqu’à la la fin, malgré les explications données, pour laisser le public dans le doute, avec une histoire qui le hantera longtemps…

Ce spectacle nous questionne sur la manière dont notre cerveau enregistre inconsciemment des informations. Y-a-t-il une réalité que nous percevons d’une manière subliminale et qui dirige notre vie, sans que nous nous en rendions compte ? Notre perception du réel et de la normalité-qu’est-ce qu’un sain d’esprit ?-est remise en cause. «Il n’y a que les fous, dit l’un des personnages, pour croire que, derrière les apparences, se cachent la réalité, mais derrière les apparences, il n’y a que d’autres apparences».

 Claude de Piante, artiste et hypnothérapeute, dont le site Les Secrets du langage métaphorique et hypnotique nous fait découvrir les techniques de l’hypnose pour augmenter notre mémoire, notre concentration, et/ou gérer notre stress. Il a aussi écrit Théâtre et magie, destiné aux professionnels du spectacle, et a créé Le  Scarabée Jaune, compagnie de théâtre expérimental, qui a développé le concept de criminologie de spectacle en 1983, et sur lequel s’appuient de nombreuses créations dont Le Mystère de la chambre 98.

Aude Lebrun, comédienne et artiste de music-hall, a fait partie de plusieurs compagnies dont Fiat Lux, spécialisée dans le burlesque visuel, et a joué dans divers téléfilms, comme Petits meurtres en famille, avant de se consacrer au mentalisme.  Elle a créé le personnage d’Eve Opchka, voyante aventurière. Dans La Voyante, la femme qui sait tout et plus encore, elle lit dans les esprits, en racontant sa vie et en évoquant une galerie de portraits de l’univers forain de la voyance.

Eddy Del Pino comédien, chanteur, metteur en scène, auteur et réalisateur, s’est fait  récemment connaître au plan international, avec un personnage de faux druide remplaçant le médecin d’une commune rurale de Bretagne…

Sébastien Bazou

Spectacle vu à Briare (Loiret), le 31 mars.

 

Suzanne Lalique et la scène

Suzanne Lalique et la scène

Maquette en volume pour un décor de théâtre © MAD, Paris

Maquette en volume pour un décor de théâtre
© MAD, Paris

Suzanne Lalique : son nom sonne comme une clochette de cristal. L’artiste  est de la  famille célèbre pour ses vases encore fabriqués à la main à Wingen-sur-Moder en Alsace et ouverte par son père René Lalique en 1921. Ce nom éveille le souvenir enchanté d’une représentation du Bourgeois Gentilhomme en 1951, à la Comédie-Française. La petite fille, qui avait alors huit ans, se souvient de tout : nom des acteurs, ton des voix, habit aux fleurs en-en bas, apporté par son tailleur à ce pigeon de Monsieur Jourdain,  rire de Béatrice Bretty, splendeur de l’escalier et de la galerie dus à la décoratrice au nom sonore. On comprendra que la petite fille, ayant vieilli, courre au musée Nissim de Camondo pour voir Suzanne Lalique et la scène.

Mais cette petite exposition (une seule salle)  avec quelques jolies maquettes en volume, des dessins de costumes avec quelques échantillons de tissu, quelques photos dans une vitrine se révèle vite est assez décevante… Les objets ne sont pas toujours légendés avec précision, ce qu’on ne reprochera pas aux commissaires de l’exposition: maquettes de décor et costumes sont des outils provisoires d’un art éphémère et tout n’est pas conservé, archivé et répertorié… Même la Comédie-Française, au moins depuis la fin des années 70, a été amenée à se débarrasser d’encombrants lots de costumes inutilisés, eussent-ils vêtu ses plus illustres comédiens.

Ce qu’on retiendra quand même de cette visite: la modernité de  Suzanne Lalique qui se documentait comme personne, sur les costumes et la décoration des pièces dont elle avait la charge.  Elle a été l’une de premières à créer des costumes inspirés directement du temps de l’écriture de la pièce, et non de sa fable. Et elle travaillait sur le corps des comédiens, ce qu’ont réinventé plus tard, dans les années 70, des costumiers comme Patrice Cauchetier, en particulier pour Patrice Chéreau ou Patrick Dutertre  pour Phèdre, mise en scène d’Antoine Vitez, (1975). On regrettera que l’exposition plus importante consacrée à Suzanne Lalique d’abord au Musée de Wingen-sur-Moder  puis à Limoges (elle était mariée à Paul Burty Haviland, fils du porcelainier) n’ait pas suffisamment circulé. On se consolera en visitant la collection du mobilier Louis XVI du musée Nissim de Camondo. Et on n’oubliera pas de s’intéresser à la longue et brillante histoire de cette famille anéantie par la déportation.

Christine Friedel

Musée Nissim de Camondo, 63 rue de Monceau, Paris VIII ème. T. : 01 53 89 06 50, jusqu’au 17 juin

 

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