Copyright Michel Cavalca
Les Langagières 2018
Née à Amiens en 1998, cette manifestation a connu cinq éditions, dont la dernière au T.N.P. à Villeurbanne (Rhône) en 2004. Interrompue pour des raisons financières, la voici ressuscitée, enrichie selon le même concept: «Mettre en rapport direct un poète, sa voix et un public, dit le directeur Christian Schiaretti, sans passer par les «ruses» d’un metteur en scène. A l’origine, Les Langagières étaient une offensive poétique dans les écoles et les théâtres, ce qui nous paraissait un combat que l’on pourrait gagner. Depuis, nous sommes dans un rapport défensif face à une mise à l’écart de la littérature…»
Avec l’écrivain et poète Jean-Pierre Siméon, il a mis au point un véritable marathon littéraire dans plusieurs salles du théâtre mais aussi hors les murs avec des brigades d’intervention poétique dans les écoles, des lectures sur les places publiques, les bibliothèques et les musées. Des poètes ont aussi carte blanche pour présenter leur œuvre, et d’autres se produisent en spectacle ou en concert. Les enfants, eux, ont droit à plusieurs épisodes des Contes du Chat perché de Marcel Aymé, sous forme de théâtre d’objets.
En ouverture, pour affirmer combien la langue française doit à la francophonie, carte blanche à Tahar Ben Jelloun suivie d’un spectacle d’Abd Al Malik. «On le connaît mais on ignore souvent qu’il a commencé par la poésie: l’ombre du roman. » dit Jean- Pierre Siméon pour présenter l’auteur franco-marocain, célèbre par son roman L’Enfant de sable et La Nuit sacrée, prix Goncourt 1987.En résonance avec l’actuel drame de Gaza, il a choisi ce soir de lire in extenso Jenine. , ce long récit a été publié dans le recueil Le Discours du chameau. Il y donne la parole aux rescapés du massacre dans le camp palestinien de Jenine en avril 2002. « Une femme, assise dans les décombres, » recherche « des morceaux de vies brisée ». Elle parle et d’autres voix lui font écho disant les bulldozers, les bombardements de l’hôpital : «La nuit est en vous comme ce cri. Je suis devenue ce cri», dit elle. On nous a retiré le parfum des roses (…) notre besoin de vérité est impossible à vaincre ( …). Ce texte a fait autrefois l’objet d’un spectacle et même si Tahar Ben Jelloun n’est pas un grand lecteur, on en perçoit la construction polyphonique où se mêlent les ressentis de cette vieille femme, à des témoignages plus crus, dans une urgence à dire : « La terre est muette, personne ne me fera taire. »
Dans un tout autre style, Abd El Malik évoque, dans L’Art de la révolte, «la double humiliation de la misère et de la laideur des »banlieues froides » » comme les nomme Albert Camus, son modèle et inspirateur. Il alterne des textes de l’auteur de L’Etranger, et ses compositions, inclassables entre jazz, slam et rap. Accompagné d’un pianiste, le jeune artiste donne des accents rimbaldiens à son Soldat de plomb : «Tout maigre dans ma grosse veste/Qui me servait d’armure/J’avais du shit dans mes chaussettes/Et je faisais dans mon pantalon/Soldat de plomb/Soldat de plomb/J’avais juste douze ans/Les poches remplies d’argent/J’avais déjà vu trop de sang/Soldat de plomb/Soldat de plomb ».
Dans ce spectacle, encadré par ses poèmes dont Gibraltar et Stockholm, il nous fait surtout partager en lecture, sa parenté avec Albert Camus, comme lui «placé à mi-distance de la misère et du soleil», expression puisée dans la préface de l’écrivain né en Algérie, pour la réédition de son premier texte L’Envers et l’Endroit. Abd El Malik, grand passeur de poésie, la sienne et celle de son «grand frère», fait sonner la langue, éclater les couleurs et la sensualité lumineuse de Noces à Tipaza: «Abd El Malik comme votre humble écho», écrit-il dans une lettre à Albert Camus à l’occasion d’un spectacle qu’il lui a dédié.
Chaque soirée se clôt par un concert. Aujourd’hui avec Velvet in the bled, Wahid Chaïb nous livre une dizaine de chansons en français et dans le dialecte de Sétif, celui de ses parents venus d’Algérie. Des textes drôles et émouvants accompagnés par Alaoua Idir à l’oud et à la guitare électriques: «On passe des Aurès, à Barbès, comme on passe du couscous, à la bouillabaisse.» Enfants de Villeurbanne, ils métissent langues et genres musicaux avec talent et originalité.
Le lendemain, le grand poète Jacques Roubaud lit avec gourmandise et simplicité de courts poèmes et captive l’auditoire. «Je suis un crabe ponctuel», dit-il, premier vers et titre de son Anthologie personnelle qui rassemble des textes de diverses époques. Le ton est donné, entre humour et nostalgie. Rondeau de l’écureuil, Rondeau des moineaux, Rondeau du quatuor des girafes, Rondeau de la famille raton laveur distillent une part d’enfance : « C’est le jour de la grande lessive dans la famille raton laveur».
Il dit, pudique et précis, les ciels étoilés, les délices de la vie, l’amour et la vieillesse. Quelques pastiches nous amusent comme Pont Mirabeau; et dans ce qu’il appelle des «poèmes hospitaliers» il raconte, ironique, ses graves ennuis de santé. Et voici, puisqu’on est dans un théâtre: Antoine Vitez : selon lui un «janséniste baroque/et modeste d’orgueil». Voix claire et précision d’horloge, le poète-mathématicien fait entendre les silences autant que les mots, et propose une promenade tranquille dans son œuvre. Et, en conclusion, évoque «l’ermite ornemental/que poète je fus». Il répond au public avec le même gravité amusée : «J’essaye quand je lis mes poèmes de respecter les vers ( …) La différence avec la prose, c’est qu’il y a un ton, une manière de signaler que c’est de la poésie. » « La France, dit-il, est un pays assez étrange ; la poésie est de plus en plus invisible. (…) Ou bien la France est à part, ou bien la France est à l’avant garde de ce qui va arriver ailleurs. (…) Le rôle de la poésie est de défendre la langue dans laquelle cette poésie est composée. Toute langue est menacée.»
Un autre poète, Valère Novarina, partage le souci de cette disparition dans Une Langue inconnue qu’il lit, accompagné par Mathieu Lévy, au violon. Enfant, il entendit sa mère chanter une chanson hongroise, écrite pour elle par Istvan, son amour de jeunesse. Il se prend à rêver : «J’aurais pu être hongrois, être juif ou ne pas être…» Dès lors, il adopte le hongrois comme une secrète et seconde patrie, comme une langue maternelle incompréhensible. Ce qui le mène, de fil en aiguille, au patois de sa Savoie natale: «idiome de la vengeance poétique… langue des mains, des marcheurs, des arpenteurs.» «Cinq mots pour dire la boue, six pour la neige »… Une langue qui dit les paysages et les travaux de la terre et des bois.
Le même soir, on pouvait découvrir Jean Rouaud à la guitare. Le romancier des Champs d’honneur révèle un autre versant de ses talents et présente, jovial, en poèmes et chansons, «la poésie « rubriquée » comme un journal pour dire le monde».
Les Langagières réservent d’autres surprises comme les «grands cours» : une heure chaque jour avec des poètes, chanteurs, gens de théâtres, sur les multiples manières de se saisir de la langue. Christian Schiaretti inaugure ce cycle en parlant de son expérience d’acteur et metteur en scène; avec humour et érudition, il expose, exemples à l’appui, les différents enseignements, souvent contradictoires, que reçoivent les comédiens, sur la façon de dire les alexandrins ou les vers libres. Il dit aussi son attachement au théâtre public pour diffuser la culture et aborder notamment «les rives poétiques» avec «un théâtre d’art». Cette manifestation vise, dit-il encore, à ce «que les poètes soient concernés par le théâtre, et que le théâtre soit concerné par les poètes.»
Le public, venu en nombre, savoure ces rencontres’ Comme quoi, il reste encore un intérêt pour la poésie. À condition qu’on s’emploie comme ici à la populariser…
Mireille Davidovici
T.N.P. 8 place Lazare-Goujon, Villeurbanne (Rhône ). T. : 04 78 03 30 00, jusqu’au 2 juin.