Scènes ouvertes à l’insolite 2018, Cramés et Himmelweg
Scènes ouvertes à l’insolite 2018
Pour la deuxième édition de cette biennale, Le Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette s’est associé au Théâtre Paris-Villette et au Théâtre aux Mains Nues pour présenter le «jeune théâtre de formes animées». De nouveaux marionnettistes s’emparent en effet de diverses techniques (marionnette portée ou corps-castelet, théâtre de papier, images-vidéo, ou jeu à mains nues, ou encore manipulation d’objets). Et ils mêlent aussi parfois au jeu des acteurs, de la danse et de la musique. Cette année, les trois théâtres reçoivent quatorze compagnies et chaque soir, des formes brèves ou longues sont proposées en alternance, avec un parcours composite. Feu et cendres sont au rendez-vous en cette soirée de lancement avec deux spectacles.
Cramés, mise en scène de Laura Fedida
Soulevant un nuage de cendres, G et D (Main gauche et Main droite) cherchent un truc. Main gauche a la voix rêche et craque allumette sur allumette, main droite, plus faible, plus malabile, se brûle… A tâtons, ils grattent et fouillent la poussière. « Y’a pas de truc ! », constate l’un. « On peut pas sortir, y’a pas de trou », grogne l’autre. Querelles, réconciliations, les petits personnages cherchent une issue, une lumière dans leur nuit… Au son punk-rock de la guitare électrique d’Armelle Dumoulin, Laura Fedida prête quinze minutes de vie intense à ses deux mains et sa mise en scène sobre, s’accorde avec les dialogues minimalistes de Thaïs Beauchard de Luca. Ce solo est gentiment pyromane et déjanté et l’artiste, formée au Théâtre du Fil à Savigny-sur-Orge (Essonne) l’a créé «en lien. avec les jeunes en formation dans ce lieu où se mène une aventure artistique pour lutter contre l’exclusion. »
Himmelweg de Juan Mayorga, mise en scène de Simon Jouannot
Le chemin du ciel : on nommait ainsi la rampe menant de la gare ferroviaire au four crématoire! explique dans un prologue, un inspecteur de la Croix-Rouge, revenu des années plus tard au camp de concentration qu’il inspecta pendant la guerre. Aimablement reçu par le directeur, un homme cultivé et mélomane, il dit n’avoir rien vu d’anormal, dans ce camp d’internement, hormis des enfants jouant à la toupie, un couple d’amoureux sur un banc, une enfant enseignant la natation à sa poupée. Pas un signe, pas une plainte… Et malgré un certain trouble, il rédigera un rapport positif. On comprend bientôt qu’il fut victime d’une macabre mise en scène, orchestrée par le directeur, avec la complicité de Gerschom, «maire» juif de cet établissement modèle.
Avec cette pièce créée en 2007 par Jorge Lavelli, l’auteur espagnol Juan Mayorga s’inspire d’un fait historique: «Qu’un être humain se transforme en assassin d’innocents, est pour moi beaucoup plus mystérieux que la mutation kafkaïenne d’un être humain en insecte. (…) Quand, grâce à Claude Lanzmann, je sus qu’un délégué de la Croix-Rouge était allé au camp d’Auschwitz et dans la ville-ghetto de Terezin et qu’il écrivit un rapport utile aux nazis, j’éprouvais le désir de porter son expérience à la scène.»
Devant nous, va s’élaborer cette mystification : des marionnettes prennent le relais des acteurs du prologue pour répéter et jouer les scènes fictives écrites par le directeur du camp, devenu metteur en scène avec l’assistance du dévoué Gerschom. Brillante idée de confier à des poupées ces personnages de théâtre : la marionnette est bien aussi l’art de la manipulation, et Simon Jouannot s’en sert pour mettre en lumière les mécanismes de l’illusion. Manipulateurs, le nazi dramaturge et son assistant sont eux aussi manipulés et deviennent à leur tour, des marionnettes. C’est à l’ENSATT dont il sortit en 2013, que Simon Jouannot rencontra cet art grâce à Eloi Recoing, et il lui doit la technique qu’il utilise ici à bon escient, de la marionnette à sac: un petit sac plombé, surmonté d’une tête et manipulé d’une main, tandis que l’autre main, restée libre, donne une grande amplitude de mouvement au personnage.
Les figurines se meuvent dans un décor de livres animés: la scénographie de Cerise Guyon, camarade de promotion du metteur en scène, montre ainsi la pièce en train de surgir du papier, et fait aussi allusion aux nombreux ouvrages cités par le directeur du camp, très fier de sa bibliothèque humaniste ! Les brouillons et les personnages supprimés de la distribution partent à la poubelle, d’où s’élève une légère fumée !…
Il faut suivre ce travail fin qui met en valeur un texte exigeant et qui mérite de continuer sur sa lancée. Avis aux programmateurs.
Mireille Davidovici
Spectacles vus le 29 mai, au Mouffetard, 73 rue Mouffetard ParisV ème. T. : 01 84 79 44 44 Les Scènes ouvertes à l’insolite se poursuivent jusqu’au 3 juin.
Festival Récidives, Dives-sur-Mer (Calvados) le 13 juillet.
Himmelweg. Camino del cielo (2003) est publié en français sous le titre Himmelweg, traduit par Yves Lebeau, Éditions Les Solitaires Intempestifs, dans la collection Mousson d’été.