La treizième Biennale de Dakar: impressions
Dans une des plus grandes villes d’Afrique: 400.000 habitants dans les années 1970 et maintenant plus de trois millions, soit près du quart de la population du Sénégal, cette Biennale est une très importante manifestation, née de la volonté de l’État et des artistes qui, depuis les années 70, organisaient déjà régulièrement des salons consacrés à la création. Créée en 1989, avec une première édition dédiée aux Lettres l’année suivante, puis à l’art contemporain en 1992, et à la création africaine à partir de 1996.
La première édition de Dak’Art n’avait pas accordé la priorité aux artistes africains mais favorisait déjà la rencontre d’expériences entre eux et les professionnels. Depuis, la Biennale est devenue un lieu d’expression artistique mais aussi sociale: “Les politiques ont majoritairement échoué à transformer la vie de millions d’Africains, dit Hamidou Anne, consultant en communication institutionnelle sénégalais. Ils ont érigé un système inégalitaire qui a failli et qui ne laisse entrevoir aucune solution durable à moyen terme. Bien sûr, notre salut ne viendra pas de l’art car sa vocation n’est pas de nous sauver mais d’ouvrir nos yeux sur l’Afrique telle qu’elle devrait être, ou tout simplement, telle qu’elle est.»
Ce qui a sans doute changé: Dak’Art a, depuis une dizaine d’années, une renommée mondiale, même si cet événement reste encore dépendant d’organismes étrangers. Et si, au Sénégal, il y a des galeries mais pas encore de musée d’art contemporain… Dak’art est aussi appelée L’Heure rouge, en référence à quelques mots d’une courte pièce d’Aimé Césaire. Internationale et programmée dans des lieux officiels, malgré les retards et difficultés financières, elle regroupe les œuvres de quelque soixante-seize artistes africains venus de trente-trois pays: Sénégal bien sûr, Ethiopie, Bénin, République du Congo, Afrique du Sud, Maroc, etc. Et européens Belgique, France continentale et Martinique mais aussi méditerranéens: Tunisie, Egypte…
Il y aussi un peu partout une partie Off, avec un guide remarquablement bien édité. Dans des galeries, bien sûr, mais aussi des écoles, institutions, hôtels, entreprises, cours, restaurants ou lieux alternatifs, y compris un ancien marché au sol de sable et aux murs en mauvais état, avec le collectif Agit’Art… Et cela surtout à Dakar mais aussi à Saint-Louis. « La décentralisation engendrée par les sites off, disent ses organisateurs, remet en question l’idée d’un art global et l’existence d’un art contemporain africain monolithique et panafricaniste, comme le In peut prétendre le représenter (…) et en même temps elle multiplie ses pôles, tout en la rapprochant de la population. (…) Tout l’événement se fait alors plus accessible.”

Laeila Adjovi
C’est donc un moment riche d’informations et unique au monde. Avec un village de la Biennale, la Galerie nationale, le Musée de l’IFAN-Théodore Monod, l’ancien Palais de Justice, le Grand Théâtre National… Et cette manifestation est aussi l’occasion de remettre des récompenses comme le grand Prix Léopold-Sédar Senghor à la photographe franco-béninoise Laeila Adjovi. Celui de la Diversité, attribué par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et doté de quinze mille euros remis à l’artiste marocaine Souad Lahlou. Le prix spécial de l’Union économique et monétaire ouest-africaine-cinq millions de francs CFA-a été donné à l’Ivoirien Franc Fannie Aboubacar, et celui du Ministère de la Culture, au Nigérian Tejuoso Olanrewague pour son œuvre Oldies and Goodies.
Autre lieu du In de cette biennale: la maison construite en 1978 par l’écrivain Léopold-Sédar Senghor, premier président du Sénégal, décédé en 2001 et qui y a vécu avec sa famille de 1981 à 2001. Il l’appelait « Les dents de la mer ». Achetée par l’État, et réhabilitée pour en faire un musée, elle a été ouverte au public, il y quatre ans et fait penser aux architectures couleur ocre du Mali. Il y a une tapisserie de la Manufacture des arts décoratifs de Thiès, et des sculptures africaines. Son bureau ouvert sur le parc est resté intact et dans sa bibliothèque: des livres d’écrivains africains, des dictionnaires français, la Bible, le Coran, et des photos de Philippe Maguilen Senghor, son fils mort dans un accident en 1981, à vingt-trois ans…

Musée de la Femme Henriette-Bathily
Autre lieu emblématique du In, le Musée de la Femme Henriette-Bathily, une institution conçue dès 1987 par le cinéaste Ousmane William MBaye et lancée en juin 1994. Et présidée par Jocelyne Nugue jusqu’à sa mort. Situé avant 2014 sur l’île de Gorée, il a été transféré Place du souvenir à Dakar. C’est une sorte d’hommage à la vie de toutes les femmes du Sénégal et d’ailleurs, porteuses d’histoire et animatrices de l’éducation permanente. Le Consortium de Communications Audiovisuelles en Afrique (C.C.A.) dirigé par Annette Mbaye d’Erneville et soutenu par un comité: historiens, sociologues, etc. veut que cette maison de la Femme contribue à la mise en place et au renforcement des instruments indispensables d’éducation, d’émancipation, d’armement moral et scientifique de toutes les femmes sénégalaises. Où a eu lieu pendant cette biennale Dénouées, une exposition d’un collectif de quinze femmes artistes.
Wakh’Art, (parler art en wolof) a ouvert la Boîte à idées, un lieu culturel dynamique et facteur de développement fondé il y a sept ans par Ken Aicha Sy, un jeune designer. C’est une sorte d’incubateur pour les artistes et les amateurs d’art peuvent y découvrir les dernières tendances. Dans une maison située quartier Fenêtre Mermoz avec comme décoration: des pneus recyclés comme d’anciens pots de peinture et autres objets récupérés. Les murs couverts de graffs appartiennent aux artistes de passage. Entre autres, le chanteur Faada Freddy, le photographe sénégalais Yace Banks, le peintre camerounais Fred Ebami, ou encore le musicien d’Haïti Jowee Omicil. Et en ce moment, une exposition du Camerounais Gabriel Dia. Il y a aussi une médiathèque et des espaces pour ateliers, expositions, performances, concerts de rap, projections de films, et déjeuners une fois par mois avec vente de tableaux, sculptures, etc. Dans ce lieu accueillant consacré à la culture alternative, on peut louer à prix raisonnable un studio et une chambre…
Dans la maison du célèbre sculpteur sénégalais, Ousmane Sow décédé en 2016, on peut circuler librement sous les vérandas où ont été installées ses œuvres, celles à la fois connues comme les statues de Nelson Mandela, De Gaulle, Victor Hugo… et d’autres moins connues, ou restées inachevées. Et on peut aussi entrer dans son atelier resté en l’état.
Dak’art est décidément une manifestation importante d’art contemporain, avec plus de peintures que de sculptures, lesquelles surtout créées par des hommes.Mais aussi des vidéos, œuvres d’art numérique, installations, performances, présentations publiques, concerts, etc. Une biennale sans doute unique en Afrique, dans cette immense ville sans banlieue entourée par l’océan. Le In comme le off sont, pourrait-on dire, un laboratoire des diversités du monde, ce qui nous permet de sortir des préjugés et stéréotypes sur l’art dit « africain ». Au fait, pourquoi on ne dit jamais « art européen »?
Guy Lenoir qui était présent à cette Biennale a réussi, avec Migrations culturelles qu’il a crées à Bordeaux vers 1980, à monter des manifestations et des expositions comme en janvier dernier avec une vingtaine de créateurs africains, vivant ou non en France. « Ils nous aident, dit-il, à déconstruire les préjugés, comme ici la Biennale. Ces actions artistiques lient les habitants de notre région aux artistes africains qui ont souvent une belle maîtrise de la peinture et des outils technologiques. J’aime leur insolence, leur intelligence. Au Sénégal des hommes et des femmes à la culture raffinée, et de la trempe de Senghor ont poussé les artistes vers le haut. Le pays a maintenant des centres d’art et de culture, des écoles d’art et une biennale internationalement reconnue. Après avoir fait longtemps cavalier seul aux côtés de l’Afrique du Sud, le Sénégal et sa Biennale se retrouvent au cœur de l’actualité des arts de tout le continent. Malgré le manque de couverture médiatique internationale, elle rayonne bien au-delà des frontières et surfe sur l’engouement actuel de la presse, du public des capitales européennes, des collectionneurs et de la progression du marché. La Biennale bénéficie aussi du travail de commissaires talentueux et du débat actuel sur la restitution des bien par les pays colonisateurs… Dak’art est à l’image d’un pays étonnamment jeune, bouillant et désordonné mais séduisant et passionnant, et est devenue un curseur et un arbitre de la qualité et souligne les points forts des artistes, qu’ils soient du continent ou des diasporas.
Il récolte aussi les fruits du travail mené depuis les années 1990 dans le milieu très fermé du monde de l’art: expositions et résidences internationales, apprentissage dans les domaines de l’image et du numérique mais aussi, soutien de fondations, appels à projets, professionnalisation des métiers de l’art, reconnaissance des droits et protection des artistes qui ne sont plus considérés comme des citoyens à part, attrait des chercheurs, galeristes et acheteurs du monde entier. Pour autant, l’art n’a pas acquis ici toute la popularité souhaitée. Dak’art reste une manifestation surtout suivie par l’élite culturelle et politique mais on attend que la société et l’Etat sénégalais assument leurs responsabilités. »
Comme le dit Guy Lenoir, c’est une question récurrente ici et dans nombre de pays africains. Mais sait-on qu’a été construit il y a cinq ans à Ouidah (Bénin), le premier musée en Afrique-mis à part l’Afrique du Sud-consacré à l’art contemporain. Une initiative de la fondation créée en 2005 par le financier franco-béninois Lionel Zinsou qui a aussi ouvert un centre artistique à Cotonou, la capitale…
Jean Digne