Bérénice de Racine, mise en scène de Célie Pauthe

Bérénice de Racine, mise en scène de  Célie Pauthe

9D8736CB-96E1-48DE-997A-17F2DEBE7F42Cette tragédie en cinq actes et relativement courte:  mille cinq cent alexandrins que Racine écrivit à trente et un ans, fut  créée en 1670 avec un grand succès. Peu représentée jusqu’à la fin du XIXème siècle, c’est aujourd’hui, l’une de ses tragédies les plus jouées. Souvent mise en scène, notamment et surtout de façon remarquable par Roger Planchon en 1966, puis par Klaus Michael Grüber en 1984.

Unité de temps, de lieu et d’action, rigueur de la dramaturgie et du langage, intensité de ce moment de crise psychologique, dans un triangle de personnages amoureux,  épurement de l’intrigue, peinture  de l’amour face à un destin cruel et sans issue: tout dans Bérénice est remarquablement maîtrisé et continue à nous fasciner  plus de trois siècles et demi après sa création.

Vespasien, empereur de Rome, est mort récemment. Son fils le jeune Titus lui a succédé. Antiochus, roi de Comagène, aime en secret depuis cinq ans Bérénice, la reine de Judée et va la rencontrer à Rome. Mais l’empereur et grand ami d’Antiochus, aime aussi Bérénice et va se marier avec elle. Antiochus lui  annonce son départ à cause de l’amour qu’il a pour elle.  Titus demande à Paulin, son confident  l’avis de Rome sur ce mariage avec une reine étrangère. Très peu favorable, lui répond Paulin, car contraire à la loi. Ce que Titus sait parfaitement. Désespéré  mais ambitieux et volontaire, il décide alors de quitter pour raison d’État celle qu’il aime. Comme le raconte l’historien romain Suétone, Rome s’opposant à ce  mariage, Titus qui vient de succéder à son père, est confronté à une situation nouvelle et doit alors renvoyer Bérénice en Judée. Malgré lui, malgré elle qui se plaint de la froideur et des silences de son amant, incapable de lui répondre et qui la laisse… pour aller traiter des affaires d’État.

Ensuite Titus et Antiochus se rencontrent. Titus s’étonne de son départ sans lui en demander la raison et le charge d’une mission : annoncer à Bérénice qu’elle va devoir le quitter… ce qu’Antiochus ne veut pas faire.
Il voit la Reine qui l’oblige à parler et, après ses aveux, refuse à jamais de le voir et sort en proie au désespoir absolu. Titus envoie Paulin voir Bérénice et seul, se demande comment revenir sur sa décision mais ne le fait pas.
Bérénice et Titus sont effondrés. Situation sans issue pour ces amants : lui reconnait qu’il ne peut céder sans attenter à son honneur impérial.  Bérénice ne veut pas rester à Rome comme simple concubine et annonce à Titus qu’elle se suicidera. Antiochus lui conseille d’aller voir la Reine… Ce qu’il ne fait pas.  Arsace, le conseiller d’Antiochus lui dit qu’il est heureux de voir  que la situation est plus favorable aux amours de son maître… puisque Bérénice va quitter Rome. 

Titus montre  tout son amour pour Bérénice et demande à Antiochus d’être là quand il ira la voir  pour lui dire qu’il aime. Et Antiochus croit qu’ils se sont réconciliés. Mais Bérénice veut partir sans même écouter Titus qui l’aime toujours. Il lui arrache une lettre où elle dit que son départ est simulé et qu’elle veut mourir… Tout comme Titus qui envoie Phénice la suivante de Bérénice, chercher Antiochus. L’empereur romain qu’il veut être absolument, explique ses raisons à la Reine. De son côté, Antiochus avoue à l’empereur qu’il est son rival en amour depuis longtemps et qu’il  veut aussi mourir. Bérénice acte avec calme leur séparation à tous les trois. Unique issue possible selon elle pour sauver leur honneur: refuser la mort mais vivre, éloignés les uns des autres, avec le souvenir de cette douloureuse histoire d’amour qui a échoué… Antiochus laissera échapper un dernier hélas!

Céline Pauthe a voulu, elle aussi, s’attaquer à Bérénice  et  a voulu -bizarrement- y associer Césarée, un court film-poème de Marguerite Duras dont on entend la voix en off, projeté entre les actes. On voit en lents plans-séquences les jardins des Tuileries avec les nus en bronze de Maillol, la Seine qui coule sous les ponts et la place de la Concorde, les hiéroglyphes en gros plan de l’Obélisque et une des statues-symboles des huit villes (Lille, Strasbourg, Marseille, etc.)  en cours de restauration. On regarde ces belles images qui n’offrent guère d’intérêt et cassent un rythme déjà lent. Bérénice et Phénice, sa confidente disent quelques vers en hébreu la langue natale de la reine de Judée. Après tout, pourquoi pas? Mais beaucoup moins convaincant, le petit bricolage textuel associant le fameux: “Sois sage, ô ma douleur… de Charles Baudelaire à la fin du texte de Racine qui n’a vraiment besoin d’aucune béquille.

343565C9-AB24-4638-A06D-48993593842EDirection d’acteurs? Des plus approximatives. Mélodie Richard fait ce qu’elle peut mais n’a rien de séduisant et n’est pas vraiment Bérénice. Et elle réussit à rendre anodins les célèbres vers: “Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur/ Que le jour recommence et que le jour finisse/ Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice.”  Clément Bresson (Titus) fait le boulot mais semble peu à l’aise dans un rôle aussi écrasant que celui de Titus. Et on ne sent pas, sauf à de rares moments, l’amour et l’érotisme qui étreint ce couple. Dommage…

En revanche Mounir Margoum que nous connaissons depuis longtemps, est remarquable et tout à fait crédible  en  Antiochus, grand ami généreux de Titus et qui tait  son amour impossible. À la fois sincère et  désemparé, quand il  doit rencontrer Bérénice. Mounir Margoum sauve nombre de scènes qui sans lui, auraient été d’une platitude absolue… Côté confidents: celui d’Antiochus, Arsace est joué par une jeune actrice aux cheveux courts, Marie Fortuit, très efficace quand elle aide et rassure Antiochus, à chaque fois qu’il s’est fait démolir par Bérénice… Et comme cela, il y a parité dans la distribution et les féministes ne viendront pas se plaindre!  Hakim Romatif, très bien aussi en confident pragmatique de Titus, lui  rappelle avec fermeté qu’il est d’abord empereur romain, avant d’être amoureux  de la reine  de Judée.
Mais erreur de distribution: Mahshad Mokhberi, la confidente de Bérénice, n’a rien de crédible. Fagotée dans un tailleur-pantalon marron très laid qui la grossit, elle fait davantage penser à un personnage de Georges Feydeau qu’à une confidente racinienne. Plutôt ennuyeux, quand il s’agit d’une tragédie aussi célèbre… Et pourquoi Célie Pauthe oblige-t-elle ses acteurs à avoir sans cesse une gestuelle des plus compliquées et à se toucher sans arrêt, ce qui parasite le texte. Mystère…

Côté scénographie: le coup du sable blanc, toujours tentant sur le plan visuel, oblige les acteurs à adapter leur marche! Bien difficile quand on porte de minces sandales comme Mélodie Richard, de plus affublée en plus d’une longue robe en coton vert foncé, dont elle n’arrête pas de remonter les minces bretelles. L’art du costume théâtral -Roland Barthes l’avait déjà bien dit il y a cinquante ans- est vraiment difficile!

Quelques mots du petit film de Marguerite Duras ont inspiré Célie Pauthe: « De la poussière de marbre/Mêlée au sable de la mer ». Elle a donc  imaginé ce tapis de sable blanc sur tout le plateau, qui submerge une table basse de salon et remonte jusqu’à un grand canapé gris qui, mal placé, empêche les acteurs de bien circuler.
Bref, c’est une Bérénice assez ennuyeuse dont on ne peut sauver grand chose! A voir?  Oui, on n’est pas trop exigeant. On entend bien les alexandrins de Racine, c’est déjà cela mais on attendait mieux de Célie Pauthe! Le public a applaudi sans enthousiasme et semblait partagé. Enfin, il est toujours rassurant d’entendre à la sortie une jeune étudiante dire à sa copine: “ Oui, d’accord, mais quel texte! ”. Voilà, tout est dit. On peut se consoler en revoyant les images de la mise en scène de Klaus Michael Grüber…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris XVIIème, jusqu’au 10 juin.


Archive pour mai, 2018

Alex au pays des poubelles, conception et chorégraphie de Maria Clara Villa Lobos

Alex au pays des poubelles, conception et chorégraphie de Maria Clara Villa Lobos,

93beb92efc72848ed9a7fff5fe926326Un clin d’œil  à Alice au pays des merveilles… Le spectacle destiné au jeune public à partir de six ans est mené avec une étonnante maîtrise par cette jeune artiste brésilienne basée à Bruxelles, où elle a réalisé une dizaine de pièces qui ont été ensuite jouées en Europe mais aussi au Brésil, au Canada, et en Corée du Sud.

Alex, petite fille très gâtée,reçoit beaucoup de jouets… qu’elle jette sans scrupules quand elle n’en veut plus. Mais un jour, elle se retrouve dans un étrange pays: un immense dépôt de déchets-impressionnante scénographie d’Isabelle Anais-avec des centaines de bouteilles et de sacs en plastique envahissant le plateau. Alex va rencontrer de curieux personnages-bien interprétés par Clara Henry, Clément Thirion, Gaspard Herblot et Antoine Pedro-qui  plongent dans ces déchets. La petite fille va se mêler à eux pour un concert de bouteilles et des danses virevoltantes mais elle est brutalisée par un monstre qui surgit tout à coup. Les personnages font mine de se régaler de coca-ketchup, mais pour avoir le droit de boire, il faut s’asseoir et Alex n’a pas de place. Ils se transforment en bibendum, Alex aussi. « C’est devenu le pays des poubelles, le roi a complètement interdit de faire le tri, on dit le thé  (…) Il y a de plus en plus d’objets jetables, et, du coup on a rasé la forêt ! On a perdu tout espoir de revoir un jour un arbre et même des fleurs! »

Les acteurs parviennent à reconstituer un dragon chinois, et des costumes à partir de peluches jetées par Alex Le spectacle, par moments assez effrayant, reste drôle et rejoint étrangement le thème traité par Eugenio Barba dans L’Arbre présenté par la compagnie de l’Odin Teatret actuellement joué au Théâtre du Soleil.

Edith Rappoport

Le spectacle a été  joué au Tarmac, 159 avenue Gambetta, Paris XX ème du 14 au 18 mai.

L’Instinct de laboratoire, conférence d’Eugenio Barba

 
L’Instinct de laboratoire, conférence d’Eugenio Barba

Eugenio Barba, fondateur de l’Odin Teatret et de l’International School of Theatre Antrophology, et élève de Jerzy Grotowski, a fait évoluer le concept du travail de l’acteur à partir de sa propre recherche intérieure.
Il a présenté L’Arbre à la Cartoucherie de Vincennes avec sa troupe de l’Odin Teatret (voir Le Théâtre du Blog). Il retrace ici les premiers pas de son théâtre qu’il a fondé à Oslo en 1964, à son retour de Pologne où il avait été l’assistant de Jerzy Grotowski. Il s’est installé avec sa compagnie à Holstebro au Danemark, avec son Nordisktheaterlaboratorium qui a ensuite pris le nom d’Odin Teatret.  Avec trente-cinq membres, issus de onze pays… Les pistes qu’emprunte Eugenio Barba sont autant de questions passionnantes pour les acteurs et metteurs en scène de théâtre!

Extraits:

Le groupe de jeunes gens autodidactes que nous étions avait choisi de vivre en exil, dans le Jutland Danois, donc de perdre leur langue et leurs amis. Il y régnait une joie de vivre, une énergie et un protestantisme militant avec une grande exigence de travail. Quatre personnes m’avaient suivi au Danemark. Avant de fonder l’Odin, j’ai beaucoup voyagé et j’ai pris conscience d’une chose: en juillet 1940, toute l’Europe était tombée aux mains d’Hitler! Mais des gens avaient dit non…

Vsevolod Meyerhold, au moment où Staline l’accusa de formalisme, est abandonné par ses acteurs sauf un seul qui le défendit. Je n’ai personnellement jamais pensé devoir éduquer mes acteurs, même si Jerzy Grotowski l’avait fait. A l’Odin, les journées commencent  par des exercices qui durent cinq heures. C’était la première fois qu’on pouvait voir des spectacles sans texte et les spectateurs ne parlaient pas notre langue. Nous n’avions pas de lieu, mais on pouvait utiliser les écoles. Mes mises en scène ont été élaborées dans le cadre d’une salle de gymnastique, et nous  avons toujours travaillé dans ce genre de cadre. En 1966, il y a eu des protestations contre nous à Holstebro, et en 1968,  puis une mutation du rêve.  Sois un livre déchiré, attention, ne nous installons pas! L’Odin renaît ainsi depuis cinquante-quatre ans! Jerzy Grotowski après dix années consacrées au théâtre, a annoncé à New York qu’il y renonçait. Ce fut une grande douleur pour moi.

Quelles sont mes forces ? L’égoïsme, l’argent et le goût du pouvoir! Mes acteurs ont ensuite élaboré leurs propres projets avec mon appui. Ensemble, on était plus fort. En quittant la Norvège pour le Danemark, on était obligé d’abandonner la langue. Nous avons fait un voyage en Italie du Sud pour créer un spectacle. Le changement est fondamental, et les contraires sont parfois complémentaires. A Carpignano, en 1974, nous avons organisé des soirées troc. Notre anti-puritanisme est une forme d’érotisme: même s’il n’y a pas de nudité, mais rien de plus sensuel que l’Odin… Je suis allé pour la première fois à l’étranger à l’âge de seize ans, en Autriche; j’ai travaillé dans un atelier de ferblanterie où il fallait déchiffrer le comportement physique. J’ai dû ensuite apprendre le polonais pour travailler avec Jerzy Grotowski.

Quand je suis arrivé en Norvège pour faire du théâtre, je ressemblais à un Turc ou un Arabe. Le théâtre, en particulier celui de groupe, est un processus de transformation pour les acteurs. Il faut les obliger à l’exploration et différentes générations viennent directement à l’Odin qui est un empire de relations potentielles, une école de voyages…
A Holstebro, c’est la cinquième génération de politiciens qui respectent l’Odin. Je n’avais jamais pensé faire du théâtre anthropologique. Mais Cédée et Les Atrides sont des textes à la fois anthropologiques et contemporains. Pendant un temps à Holstebro, il n’y avait pas de spectateurs mais ils sont finalement venus. Un théâtre, ce sont des hommes et des femmes, pas un bâtiment. L’Odin Teatret disparaîtra avec moi mais nous aurons transmis le capital de notre expérience, et la municipalité fera autre chose de notre lieu. Et il y a beaucoup de petits laboratoires qui sont issus de l’Odin Teatret…

Edith Rappoport

Extraits de la conférence donnée par Eugenio Barba le 14 mai, à la Maison des Sciences de l’Homme, 54 boulevard Raspail, Paris VIème.

L’Arbre par l’Odin Teatret, mise en scène Eugenio Barba

  L’Arbre, texte de l’Odin Teatret, dramaturgie et mise en scène d’Eugenio Barba   Crédit photo : Rina Skeel
La célèbre troupe de Holstebro (Danemark) fait escale au Théâtre du Soleil pour le bonheur du public français attaché à l’esprit de cette équipe singulière qui conçoit le théâtre comme un instant de vie pure,  à l’écart des réalités triviales. Ses acteurs ont une manière d’être au monde pour nous faire partager un temps d’existence sur  notre planète malmenée avec guerres en pagaïe et écologie sinistrée. Une scénographie bi-frontale, nous sommes assis sur des bancs gonflés d’air. Sur le plateau, un aviateur aux lunettes cerclées, un moteur bruyant dont le public ressent les vrombissements. Les comédiens jetteront un  voile blanc à trous sur les spectateurs  dont les têtes surgissent alors, comme coupées par les tyrans sanguinaires de notre époque. Il y  a aussi un arbre mort dont les branches sèches gisent sur le sol avant d’être restituées au tronc fondateur. Une violoniste, une conteuse et danseuse, un comédien et chanteur indiens dont les vociférations font trembler la scène d’une violence et puissance singulières. Comme  dans un appel au combat, à la haine, à l’émeute et au sang du crime, et à la disparition de l’humanité. Quelques chansons de Bob Dylan nous redonnent du baume au cœur mais les chants des oiseaux peinent à revenir. Il en aura fallu d’abord passer par les exécutions sommaires d’hommes, de femmes et d’enfants, dont des enfants-soldats manipulés par des adultes. Des poupées-personnages en réduction- sont la métaphore des victimes des guerres en Syrie, Irak, Srebrenica, Nigéria… Pendues aux branches de l’arbre, elles ne sont que des jouets cassés dans des mains meurtrières.  Deux moines yézidis dansent et invoquent le ciel pour que reviennent les oiseaux et que revive l’arbre vert couvert de feuilles, de fleurs et de fruits. Un poirier, peut-être. Seigneurs de la guerre en colère européens, africains, etc. eux aussi foulent la zone dévastée. L’Européen explique à son homologue africain, la nécessité de la purification ethnique et celui-ci accomplit un sacrifice humain pour que soit rendue invulnérable avant le combat l’armée des enfants-soldats … Une enfant heureuse évoque l’arbre que son père a planté à sa naissance mais une mère africaine arrive en portant la tête coupée de sa fille dans une calebasse. Pleurs, plaintes, souffrances,: les interprètes avec musique et danse jouent une partition poétique comme un conte d’enfance aux images éloquentes et cruelles. Comment les oiseaux voient-ils la terre depuis le ciel ? L’arbre de l’Histoire ploie enfin sous le poids des fruits, et offre une maison aux oiseaux voyageurs et libres.    Le spectateur pénètre dans un monde de cauchemars qu’il transcende, grâce à la poésie spontanée des hommes. Malgré toutes les horreurs.
Véronique Hotte  
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Théâtre du Soleil,  route du Champ de manœuvre, Cartoucherie de Vincennes. T:  01 43 74 24 08, jusqu’au 19 mai

4.48 Psychosis de Sarah Kane, mise en scène de Christian Benedetti

4.48 Psychosis de Sarah Kane, traduction de Séverine Magois, mise en scène de Christian Benedetti

44863 sSarah Kane a vingt-trois ans, quand son premier texte Blasted (Anéantis) est créé en 1984 au Royal Court de Londres. Scandale! En cause: viol, sodomie,dévoration de bébé… Ce qui avait séduit Harold Pinter mais aussi Edward Bond: «Notre théâtre ne donne à nos jeunes auteurs de théâtre, aucune chance de se développer. Au lieu de cela, il crée un théâtre de symptômes. Quand Blasted de Sara Kane a été monté, les critiques l’ont attaqué avec rage et panique: le signe que, finalement, ils écrivaient sur quelque chose de profondément important. C’est la seule pièce contemporaine que j’aurais voulu écrire. C’est révolutionnaire.» 

4.48 Psychosis, le dernier texte de Sarah Kane (1971-1999) a été monté pour la première fois à Londres un an et demi après son suicide. Elle aura eu le temps d’écrire cinq pièces (voir Le Théâtre du Blog).  4.48 Psychosis, avait été mise en scène en France en 2002 par Claude Régy avec Isabelle Huppert. Christian ­Benedetti reprend ce solo avec une rigueur glaçante, celle sans doute qui convient le mieux à cette lente descente aux enfers d’une jeune femme dont on ne saura finalement pas grand chose. D’où vient elle, qui est-elle? Sans doute l’alter ego de Sarah Kane qui ne s’attache pas aux détails. Impitoyable, le suicide programmé (-4. 48 est l’heure qu’elle s’est fixée pour s’envoler!) est au bout du chemin. Mais le texte possède, comme en filigrane, une certaine tendresse et parfois même un humour aérant les choses dans cette guerre sans merci entre un je et un moi qui chamboule Sarah Kane, ce qui ne lui donne aucune chance de vivre longtemps.

La jeune femme est lucide quant à sa souffrance et à sa mort prochaine: pour elle, d’une évidence totale: «Un suicidé ne veut pas mourir». «Je n’ai ­aucun désir de mort, aucun suicidé n’en a­ jamais eu.» Que signifie le suicide pour elle? Que signifie cette détermination à s’effacer de la société pour celle qui s’avoue déjà morte. Elle essaye de le dire avec ses mots à elle: entre autres, des comptines très rythmées à base d’allitérations qui, dans un autre contexte, seraient presque joyeuses. Mais il y a aussi cette effroyable litanie plusieurs fois répétée des médicaments -le plus souvent jugés inefficaces- qu’elle doit prendre, et des résultats cliniques faits par les médecins. Elle le sait, les anxiolytiques peuvent sans doute alléger un moment sa souffrance mais ne peuvent rien contre cette paradoxale envie de vivre lié chez elle à un profond refus de vivre! Une équation impossible que seul, un objet dérisoire comme une paire de lacets lui permettra de résoudre quand elle voudra se pendre… Dans cette vie mal engagée où règne le désespoir, elle est en proie à un grave trauma, à une douleur morale avec risque élevé de passage à l’acte. Mais il n’y a pas pour elle d’autre issue de secours. Et on imagine mal une écrivaine comme Sarah Kane vivre jusqu’à quatre-vingt ans dans un monde qu’elle ne supportait plus !

Il y a une tension qui nait des silences que Christian Benedetti a placés dans ce spectacle où il n’y a rien d’autre que la parole. Hélène Viviès, est là, d’abord fixant le public, muette, en sweet à capuche jaune et jeans, chaussée de tennis aux lacets rouges (ceux de la future pendaison de Sarah Kane?) Les pieds sur un carré de planches noires, elle reste immobile face public et ne bougera pas ensuite d’un centimètre pour incarner ce brûlot existentiel d’une clarté absolue qui exige d’une actrice, le meilleur d’elle-même. Une performance très difficile: ce texte incandescent d’une heure dix est en effet un peu long et perd de sa force vers la fin. Mais Hélène Viviès est jusqu’au bout exceptionnelle et possède une extrême concentration. Et remarquablement dirigée par Christian Benedetti qui devrait quand même lui faire moins bouler son texte: parfois, on ne la comprend plus, mais bon, c’était la première de cette reprise….
On ne peut conseiller ce spectacle à tout le monde vu le thème abordé mais cela vaut le coup d’aller voir cette jeune actrice porter seule et sans effets inutiles, le désespoir radical de Sarah Kane.  

Philippe du Vignal

Théâtre-Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, Alfortville (Val-de-Marne). T. : 01 43 76 86 56, jusqu’au 9 juin.

Anéantis, L’Amour de Phèdre, Purifiés, Manque et  4.48 Psychose sont publiées chez l’Arche Éditeur.

 

23 rue Couperin, texte et mise en scène Karim Bel Kacem

23 rue Couperin, texte et mise en scène  de Karim Bel Kacem, direction musicale d’Alain Franco avec l’ensemble Ictus

67EBF435-3222-4467-97FA-CE8B1A0B2BF7« Sous la forme d’un poème scénique ou plutôt d’une épopée musicale, politique et visuelle; un projet d’archéologie introspective », 23 rue Couperin répond à «la nécessité personnelle et politique, dit Karim Bel Kacem, d’approfondir l’introspection d’une banlieue-type comme seule la France a réussi à en produire. Outre le fait de porter ce nom-Le Pigeonnier-l’autre particularité de mon quartier d’enfance était que tous les bâtiments portaient celui d’un compositeur de musique. » L’auteur-metteur en scène a grandi dans les quartiers Nord d’Amiens, dans la barre nommée Couperin, parmi d’autres : Mozart, Messager, Gounod, Ravel….  Et Karim Bel Kacem. anticipe la destruction de trois de ces immeubles en 2019.  Comme l’avait fait in situ le Théâtre de l’Unité, en 2006 dans ces mêmes quartiers Nord d’Amiens, où avait lieu un brillant adieu à une barre dite  La Tour bleue, vidée de ses habitants mais avec leur participation: chansons, textes, et éclairages et fumigènes rouges sanglant dans certains des appartements. Avant que les ingénieurs, déclarait Jacques Livchine au mégaphone, ne fassent exploser la dite barre à la fin devant un public d’un millier de personnes réunis à quelques dizaines de mètres. Bien entendu, il n’y eut aucune explosion- totalement hors de question pour d’évidentes raisons de sécurité- mais nous y avions tous cru !

Sur le plateau, face public une construction en plaques de bois qui ressemble à une barre d’immeuble-belle scénographie de Jonathan O’Hear qui a aussi signé les lumières-va s’écrouler dans un vacarme assourdissant. Derrière, de vraies flammes et de puissantes rafales de fumigènes rouge qui ont fait tousser la salle et que le metteur en scène aurait pu nous épargner..

Il ne se passe rien ou presque sur le plateau sinon l’arrivée d’une sorte de curieuse machine à six branches en étoile chacune munie d’un projecteur, manipulée par une technicien vêtu et masqué de noir… On entend des rumeurs de foule, des sirènes de voiture de police, et des bribes de dialogues, sur un remarquable fond sonore de révolte sociale, comme en ont connu les banlieues en 2005 puis sept ans plus tard. Cela  a souvent été montré au cinéma mais ici,  cela explose en direct et avec  efficacité, un peu partout sur la scène.

Tout est dit, ou plutôt suggéré sur ces ghettos construits vite fait-mal fait-à la périphérie des grandes villes. Suite à la gigantesque erreur commise à la fois par les gouvernements successifs mais aussi par les architectes-urbanistes, et dont on paye la note aujourd’hui. Cher, très cher! A leur décharge, il avait fallu vite concevoir des immeubles pour loger dans de longues barres uniformes  de plus de dix étages les nombreux immigrés surtout maghrébins indispensables à la vie de l’industrie française  vers les années 60-70 …

Le tout début de 23 rue Couperin, avec cette installation en plaquettes de bois ressemblant  à une barre et  qui s’écroule, a,  sur le plan plastique et sonore grâce à une probable amplification, a quelque chose d’assez bluffant et en dit plus, que bien des documentaires sur la création de ces banlieues dont la France n’a pas hélas le monopole.

Et cette “installation” va  perdurer jusqu’à ce qu’on perçoive un bruit de machinerie sans doute aussi amplifié marquant la montée du plateau de la fosse d’orchestre, jusqu’au niveau de la scène, avec un piano à queue et les lutrins nécessaires aux instrumentistes qui vont entrer. Pour un mini-concert que rien ne vient relier à ce qui a précédé, sinon le nom des compositeurs dont sont affublées les barres de ces quartiers Nord d’Amiens : bel exemple de colonisation culturelle! Suivra un beau texte-poème de Karim Bel Kacem où son personnage essaye d’obtenir un peu de l’argent de sa mère. et  mais qui échappe au public à cause d’une diction affligeante.

En fait, le spectacle tout entier souffre d’une dramaturgie trop approximative et cette heure et quelque, paraît longue. A force de se balader entre installation d’art plastique et création théâtrale, Karim Bel Kacem semble hésiter et finalement rate son but. Dommage, car ce 23 rue Couperin a des qualités de réelle invention et une indéniable beauté.

Philippe du Vignal

Athénée-Théâtre Louis Jouvet, square de l’Opéra-Louis-Jouvet, 7 rue Boudreau, Paris IX ème. T.  : 01 53 05 19 19, jusqu’au 19 mai.
 

Tristesses, conception, écriture et mise en scène d’Anne-Cécile Vandalem

© Christophe Engels

© Christophe Engels

 

Tristesses, conception, écriture et mise en scène d’Anne-Cécile Vandalem

Après un beau succès au festival d’Avignon 2016, Tristesses, de retour en France, révèle le grand talent de cette jeune comédienne auteure-metteuse en scène belge qui n’a rien à envier à ses compagnons flamands, plus connus du grand public, comme Ivo van Hove, Guy Cassiers, Jan Lauwers… Sa pièce dénonce sous forme de polar, la montée de l’extrême-droite en Europe du Nord, et en particulier, au Danemark, mais Anne-Cécile Vandalem explore aussi philosophiquement toutes les formes de populisme: «Il y a, dit-elle, une relation entre la tristesse et le pouvoir: il est évident que la plus grande arme politique actuelle est l’attristement des peuples; la culpabilité, la honte, la frustration, l’impuissance, la haine, et la désespérance en sont les dérivés.»

Tristesses est le nom imaginaire -prémonitoire! – d’une île du Danemark. En effet, depuis que les abattoirs -sa principale activité économique- ont fermé, ses habitants, craignant chômage et misère, ont préféré rejoindre le continent. Désormais la population s’élève à huit habitants, mais pour combien de temps encore! Après un un jeu de société chez la famille Petersen, moment déjà extraordinaire de tension dramatique, succède aussitôt un coup de théâtre… Soren Petersen, le maire du village, a découvert Ida Heiger, la femme du propriétaire des abattoirs, pendue au drapeau danois sur le toit de sa maison.

Le public, aussitôt capté, ne décrochera pas jusqu’à la fin. Comment expliquer ce suicide qui aura des conséquences profondes sur la vie des habitants, tous déjà traumatisés. Au début,  un suspense s’instaure, oppressant mais aussi légèrement fantastique et teinté d’un humour noir allant jusqu’au grotesque. Comme au moment où les villageois organisent l’arrivée de Martha, la fille d’Ida Heiger qui dirige un parti d’extrême-droite et en passe de devenir la Première ministre. Elle revient sur l’île pour ramener le corps de sa mère sur le continent. Margrete Larsen: « On chantera le chant des éleveurs. » Soren Petersen lui répond : «Qu’est-ce qu’elle en a à foutre, d’un chant de fermiers ! Quand elle va à l’étranger, c’est l’hymne national qu’on lui chante.» Margrete Larsen: «Elle ne va pas à l’étranger, elle revient sur son île. Et sa mère vient de mourir. » Soren Petersen: «De se pendre! Sa mère vient de se pendre! « Margrete Larsen: «Au drapeau! On ne chante pas l’hymne national à quelqu’un dont la mère vient de se pendre au symbole de …»

Dans une faible lumière,  proche d’un décor de cinéma, la place du village avec trois maisons, un temple protestant et quelques lampadaires. Les lumières, magnifiques, imposent d’emblée un climat étrange entre exil et mort. Renforcé par la musique composée et interprétée en direct par deux des personnages spectraux de la pièce, Rasmus I et Rasmus II. Leurs mouvements corporels, presque chorégraphiques dans leur extrême lenteur, comme leurs visages blanchis, ont  une douceur et un calme inattendu. Comme pour signifier leur soutien aux habitants avec qui ils ont partagé la vie  de ce village…
 
Ce spectacle fort est porté par une écriture dramatique subtile, en regard des thèmes politiques avec la montée d’un parti d’extrême droite, et socio-économiques avec l’isolement et le chômage de la population, ou bien encore existentiels avec la mort, représentée ici avec mélancolie et originalité. La question de la violence, et bien sûr, celle de la tristesse, noyau dur de la pièce, sont évoquées avec finesse. Pour la metteuse en scène, « Il faut en découdre avec ce qui nous désespère quotidiennement. (…) Je veux parler de la tristesse. De la diminution de puissance.» Anne-Cécile Vandalem se réfère à Spinoza d’abord, mais aussi Deleuze pour qui cette puissance pourrait s’apparenter à l’affect, comme puissance de vie. Ce qui rejoint l’affirmation du premier. Pour l’artiste belge, il s’agit bien, dans nos sociétés occidentales, «de la diminution de puissance exercée chaque jour sur nos corps. Cette diminution s’exerce par l’emprise d’autre(s) corps sur les nôtres. Ces corps peuvent être des personnes, des choses ou des situations.»

L’intensité du spectacle tient aussi à un dialogue très abouti entre théâtre et cinéma, une pratique esthétique souvent présente dans les mises en scène contemporaines. Mais qui prend ici tout son sens dramatique et atteint la perfection, avec entre autres, une orchestration précise entre ces deux arts, face à l’espace. Dans toutes les séquences à l’intérieur des maisons ou du temple, lieux de l’intimité, les images des personnages filmés sont projetées sur écran. Comme si la caméra seule possédait la faculté d’entrer dans le secret des âmes, pour les mettre en lumière et laisser jaillir aux yeux du public toute l’émotion et les non-dits de ces vies en souffrance. Et pour les scènes en extérieur (rues, place du village, etc.) les personnages sont sur le plateau où le cri tragique et les corps se suffisent à eux-mêmes pour transmettre la beauté et les larmes.
Tristesses, une entrée possible vers la joie…

Elisabeth Naud

Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris VI ème. T. : 01 44 85 40 40, jusqu’au 27 mai.  

Au Bois, d‘après le texte de Claudine Galéa, mise en scène de Benoît Bradel

Au Bois, d‘après le texte de Claudine Galéa, mise en scène de Benoît Bradel

 © Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

 Le bois, près d’une ville, n’est plus qu’un résidu de forêt. Plus d’enchanteurs, plus de magie, plus de bandits de grands chemins, mais des restes de pique-nique, avec au mieux quelques canettes et papiers gras, voire tout un dépôt sauvage. Des jeux pour les enfants mais aussi des loups solitaires à forme humaine en quête de proie, et des «Petites sublimes» qui voudraient bien courir ou faire du vélo sans crainte. Le bois de Claudine Galéa et Benoît bradel est de ceux-là : familier et un peu sale, un peu dangereux.
Leur Petite sublime n’ira porter ni galette ni petit pot de crème à sa grand-mère : « Non, dit-elle, à sa mère, vas-y toi-même.» Elle rencontrera quand même un Loup «normal et beau», mais il ne se passera rien, pas plus qu’avec sa mère qui, elle, aurait bien vu ce loup-là… Elle croisera un chasseur doucereux qui lui proposera de la protéger: cela suffit pour faire  sonner toutes les alarmes et le vocabulaire énergique de la Petite. Elle sera en liberté, en danger, en errance, sous les yeux d’un personnage un peu mélancolique, le Bois, un Bois normal et moche, joliment joué par Emmanuelle Lafon, vêtue d’une sorte de tulle de lichens…

Il y aura plusieurs fins, sauf celle qu’attendait La Rumeur Publique, personnage collectif présent uniquement en vidéo, par une sorte de retournement du spectacle télévisé : un drame atroce, un fait-divers, l’assassinat d’une joggeuse… Bref, un vrai conte, même si le récit traditionnel (avec ses différentes variantes), pas mal chahuté, cruel et ludique est joué  avec les moyens les  plus simples du théâtre. La scénographie évoque ces aires de jeu en bois, maltraitées par les enfants et peu entretenues, les palissades derrières lesquelles on se cache, une végétation rachitique et obstinée. En liberté, chacun chargé est d’être soi-même, pleinement : Raoul Fernandez (Un Chasseur normal et hideux) plus étrange et familier à la fois qu’on ne pourrait s’y attendre, la mère (Émilie Incerti-Formentini) chante, danse, bouge, avec une grâce rondelette qui n’appartient qu’à elle, Seb Martel (le Loup normal et beau) égrène ses notes de guitare mélancolique… Mais surtout la jeune Séphora Pondi donne à la Petite, sa force et une robustesse qui peut se laisse traverser par le trouble et la peur, revendiquant sa peau noire et sa coiffure ethnique « blond vénitien“ : c’est comme cela qu’on se fabrique une identité, à l’adolescence…

Ce beau conte se fait et se défait devant nous, explorant les fluctuations des zones limites : qu’est-ce qu’être une « Petite », une femme ? Qu’est-ce qu’une ville, un bois  et le danger? Des bouffées d’imaginaire soufflent dans le réel, mais un réel pris au sérieux : les contes ont une fonction d’initiation et non d’illusion ou de rêverie. Au Bois: du théâtre au présent, qui joue sur l’hétéroclite: de quoi nous donner à imaginer et à penser dans les interstices. Entre les arbres ?

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline, rue Malte-Brun, Paris XXème. T. : 01 44 62 52 52,  jusqu’au 19 mai.

Le Maître et Marguerite, d’après le roman de Mikhaïl Boulgakov

 

Le Maître et Marguerite, d’après le roman de Mikhaïl Boulgakov, adaptation et mise en scène d’Igor Mendjisky

09052018-img_5242Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), eu peu de ses œuvres publiées de son vivant  et son ultime texte, écrit et remanié de 1928 jusqu’à son dernier souffle, ne parut en Russie que trente-trois ans plus tard! Après lui avoir donné de nombreux titres, il le baptisa Le Maître et Marguerite quand il introduisit le personnage d’un écrivain (sorte d’alter ego), le Maître, la rencontre de ce dernier avec Marguerite, et le roman qu’il écrit : l’histoire «véridique» de Jésus et de Ponce Pilate.

Depuis, revanche posthume, le roman a connu nombre d’adaptations cinématographiques et théâtrales: l’œuvre semble inépuisable et mêle habilement fantastique et  réel, époques et lieux, de la Moscou des années trente, sous la dictature de Joseph Staline, à la Jérusalem sous  Ponce Pilate. Mikhaïl Boulgakov revisite, à la russe, le mythe de Faust et, en dramaturge accompli, injecte dans son roman une théâtralité implicite : de quoi tenter bien des metteurs en scène, dont Simon McBurney, en 2012, au Festival d’Avignon (Voir Le Théâtre du Blog).

Igor Mendjiski s’empare avec gourmandise de ce roman en le tirant vers une fête farcesque autour du personnage du diable, sous les traits de Woland, fauteur de pagaille et empêcheur de tourner en rond, plus sympathique que satanique. Il a choisi d’installer les spectateurs sur les trois côtés de l’aire de jeu, afin de les inclure dans sa mise en scène et de faire circuler les huit comédiens(ne)s parmi eux. Cela commence à l’asile psychiatrique où l’on soigne le dramaturge Ivan, parce qu’il accuse un certain professeur Woland d’avoir tué son ami Berlioz et prétend avoir vu à l’œuvre cet homme et sa clique dont un chat noir fort bavard. Là, Ivan se lie d’amitié avec le patient de la chambre voisine, Le Maître qui lui raconte sa rencontre amoureuse avec Marguerite en une série de séquences imbriquées avec les scènes de son roman : la relation entre Jésus -Yeshoua Ha-Nozri- et Ponce Pilate.

Le spectacle, après bien des péripéties qui embarquent le public dans un voyage onirique, se conclura dans ce lieu, sur la même phrase qu’au début : «Tout cela est bientôt terminé». Le metteur en scène, sous les traits d’Ivan, tient ainsi sa pièce par les deux bouts, construite en une série de retours en arrière et en assure la cohérence.

Romain Cottard, offre sa haute stature à Woland dans un numéro impressionnant. Il est aussi le docteur de l’asile et passe sans problème d’un personnage à l’autre, comme le font aussi ses partenaires, grâce à la fluidité de la pièce. Alexandre Soulier l’accompagne partout, en gros matou avide de câlins. Le personnage du Maître (Marc Arnaud) est moins bien dessiné comme celui de Marguerite, notamment dans sa relation avec son amant. Mais Esther Van den Driessche se révèle dans la dernière partie du spectacle quand, invitée par Satan à mener le bal, Marguerite se transforme en sorcière et demande au diable de sauver le Maître : les deux amants suivent Woland, loin de Moscou, morts mais libres. Afin de faire participer le public et  au risque de paraître un peu racoleuses, les scènes de magie noire ont été ici réécrites comme des numéros de cabaret, avec chansons pop…

 On peut se demander pourquoi les scènes bibliques sont jouées en grec ancien, et la crucifixion, en hébreu, coquetterie inutile; les quelques passages en russe, traduits en direct, se justifient davantage. A vouloir transposer le roman dans un contexte contemporain un peu kitsch, on perd de la force de l’œuvre et de sa virulence politique. Le Maître a recours à Satan pour continuer son roman, évincer les censeurs et exiler à Yalta le directeur du théâtre : une vengeance littéraire de Mikhaïl Boulgakov qui a vu ses pièces interdites par la censure et, qui, comme son héros, a brûlé Le Maître et Marguerite pendant la crise de 1930 avant de le réécrire.

Mais reste l’esprit fantastique du roman, la folie qui s’empare de cette Moscou stalinienne, avec l’irruption du diable. En une heure cinquante, ce plaisant voyage du côté de chez Mikhaïl Boulgakov nous met en appétit pour aller dévorer toute l’œuvre de ce grand écrivain.  

Mireille Davidovici

 Jusqu’au 10 juin Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre. T. : 01 43 28 36 36,

 Et du 6 au 27 juillet, Gilgamesh Belleville -Festival off d’Avignon.

Du 6 au 9 mars 2019 Grand T. Nantes ; Du 12 au 13 mars 2019 Théâtre Firmin-Gémier Châtenay-Malabry

Le texte est publié à l’Avant-Scène Théâtre

L’Odéon-Théâtre de l’Europe: une nouvelle saison

L’Odéon-Théâtre de l’Europe: une nouvelle saison 

AVT_Stephane-Braunschweig_2060Stéphane Braunschweig va entamer sa troisième saison à la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier. Il s’est dit très heureux d’un taux de fréquentation de 87%, dont  90% de places payantes. Des spectacles comme Les Trois Sœurs, de Simon Stone (dont on espère que sa Trilogie de la vengeance sera plus solide) ou son propre Macbeth  (à nos yeux, très discutable, voir les compte-rendus du Théâtre du Blog comme pour les autres spectacles à l’Odéon et aux Ateliers Berthier) ont été vus par près de 26.000 spectateurs.

Autre constat réjouissant : l’Odéon a pu toucher un nouveau public, moins privilégié et relativement plus jeune, grâce aux avant-premières à moitié prix ; mais c’est encore cher pour les meilleures places au parterre, mais plus raisonnable pour les autres (de l’ordre de 15€ en moyenne).
 La nouvelle saison  comptera quatorze spectacles dont huit coproductions et et quatre artistes associés : Simon Stone, Sylvain Creuzevault, Caroline Guiela Nguyen et Christiane Jatahy qui a récemment monté un Ithaque pas très convaincant aux Ateliers Berthier (voir Le Théâtre du Blog).

En somme, un programme équilibré, en  anglais, français allemand… (une fois par mois, les spectacles français seront même sous-titrés en anglais pour toucher un public vraiment européen et international !), avec des spectacles de jeunes metteurs en scènes déjà confirmés, et de grands maîtres. En septembre, le metteur en scène polonais Krystian Lupa (hôte de l’Odéon dès 1996, puis du Théâtre de la Colline) viendra avec Le Procès d’après Franz Kafka ; contraint, vu la situation politique dans son pays, d’en suspendre les répétitions, il a pu les mener à bien grâce à l’appui de nombreux théâtres étrangers dont l’Odéon, qui joue là pleinement son rôle de Théâtre de l’Europe. “Le théâtre, dit Stéphane Braunshweig, est une formidable caisse de résonance, et je m’étonne pas que les projets de cette saison soient fortement traversés par des enjeux politiques et sociétaux, dont l’art contemporain aujourd’hui, sous toutes ses formes, fait souvent sa matière. Les grands spectacles européens que nous avons invites donneront le la”.

Sylvain Creuzevault, artiste associé, montera après trois ans de recherche et d’écriture,  Les Démons, d’après Fiodor Dostoievski, avec notamment Valérie Dréville et Nicolas Bouchaud.
 Suivra Love de l’auteur et metteur en scène anglais Alexander Zeldin, artiste associé au Birmingham Repertory Theatre, avec une pièce sur  la vie de migrants, chômeurs ou retraités sans ressources séjournant provisoirement dans un local des services sociaux.


Julien Gosselin, présentera une fois de plus un «théâtre fleuve» : trois romans de Don Delillo, Joueurs, Mao II, Les noms, le tout en huit heures de spectacle ! Christophe Honoré reviendra avec Les Idoles sur la génération sida, comme Clément Hervieu–Léger avec Le Pays Lointain, de Jean-Luc Lagarce.

Jean-François Sivadier mettra en scène Un Ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, une pièce moins connue que son célèbre Peeer Gynt mais d’une évidente actualité sur les magouilles économico-politiques. Place sera faite aux femmes, auteurs et metteuses en scène (aux Ateliers Berthier…), avec Arctique d’Anne-Cécile Vandalem, Cataract Valley, un projet de Marie Rémond d’après Jane Bowles,, et la reprise de Saigon. Am Königsweg de la prix Nobel Elfriede Jelinek, dans une mise en scène de Karl Richter, aura les honneurs de l’Odéon.

5DDEEB51-C03B-4975-9E97-3FBB05E9F6C0Stéphane Brausnchweig, lui, a choisi de mettre en scène L’Ecole des Femmes, de Molière, une pièce restée incroyablement forte et ouverte à l’interprétation, quatre siècles après sa création. Pour lui, elle distille un fort malaise, avec cette folie totalitaire d’Arnolphe (qu’interprètera Claude Duparfait) envers Agnès qu’il séquestre depuis son plus jeune âge. Le directeur de l’Odéon  entend dans cette pièce une résonance évidente avec la révolte féministe actuelle et la libération de la parole… Cette Ecole des Femmes partira ensuite en tournée dans toute la France.




On est heureux d’apprendre qu’aux Ateliers Berthier, le projet la future Cité du Théâtre avance : Conservatoire national, salles de travail, bibliothèque rassemblant plusieurs fonds… Signe positif d’une politique culturelle qui tient à sanctuariser le théâtre. Mais comment ne pas avoir quelque inquiétude pour l’éducation artistique (plus de 15.000 élèves  concernés par le travail avec l’Odéon, quand même)  dont le financement est en effet laissé au mécénat, et donc plus précaire….
 Le tout fait une belle saison, sur la lancée de la précédente : pourquoi changer une équipe qui gagne ? Le public de l’Odéon peut se sentir en confiance, et même espérer être parfois un peu secoué…

Philippe du Vignal et Christine Friedel

Odéon-Théâtre de l’Europe  2 rue Corneille Paris VI ème. T. : 33 (0) 1 44 85 40 40 

 

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