Les Créanciers d’August Strindberg, mise en scène d’Anne Kessler
Les Créanciers d’August Strindberg, adaptation de Guy Zilberstein, mise en scène d’Anne Kessler
Il aura fallu attendre 1970 pour que la Comédie-Française monte enfin une pièce du grand dramaturge suédois Le Songe et Les Créanciers dix ans après. En 2006, Anne Kessler réalisa Grief(s), un montage de plusieurs œuvres d’Ibsen, Bergman et Strindberg dont elle mit en scène La Plus forte et elle joua dans Père. Elle connaît donc bien ce théâtre nordique et s’attaque aujourd’hui à cette pièce en un acte (1888) qui fait ici l’objet d’un rajeunissement de ses dialogues qui sont sans doute plus incisifs, façon dialogues de film, et plus violents que dans la version originale. Anne Kessler réussit brillamment à faire passer l’invraisemblance de la situation, et du coup, on oublie un peu les grosses ficelles du scénario.
Dans la maison d’une station balnéaire sur la mer Baltique, c’est, comme souvent chez Strindberg, une histoire de couple: Adolphe, un peintre reconnu est devenu récemment sculpteur et Tekla une écrivaine sont mariés. Elle l’avait déjà été et avait eu un enfant qui est mort, puis elle a divorcé après avoir rencontré Adolph. Très indépendante, fascinée par les jeunes gens comme ceux qu’elle a rencontrés sur le bateau, elle entend rester libre de ses amours: « On peut aimer deux hommes à la fois… » Adolph, n’a jamais cherché à rencontrer son premier mari et il a tout donné à Tekla, ce qu’elle ne demandait probablement pas (« L’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas, quelque chose que l’on n’a pas ») comme l’écrivait Jacques Lacan. Adolph l’a aidée dans sa carrière d’écrivain en l’introduisant dans les milieux littéraires et l’a souvent peinte dans ses tableaux.
Depuis quelques mois, il sent que Tekla s’éloigne de lui et semble être vidé de toute énergie; il n’a plus envie de faire de la peinture et essaye de se tourner vers la sculpture mais un peu comme s’il n’y croyait pas. En fait, comme le dit finement Anne Kessler, comme les deux hommes n’ont pas renoncé à aimer Tekla, la situation est sans issue et l’équilibre de leur relation est alors rompu. Et ils ont compris, dit la metteuse en scène « que l’amour qui conduit à donner à l’être aimé, est à l’origine de notre perte car il nous est secrètement reproché par celui qui en a bénéficié. » Bref, on est toujours le « créancier » d’un homme ou d’une femme, comme l’indique clairement le titre!
La situation va vite évoluer quand, par hasard? le premier mari de Tekla, Gustaf, revient dans sa maison d’autrefois qui est maintenant celle d’Adolphe, son nouvel et jeune ami qu’il va conseiller sur plan artistique et personnel. Lequel ignore- mais pas le public, bien sûr- que cet homme aux cheveux déjà blancs est le premier mari de Tekla. Et il voit surtout en lui le sauveur providentiel capable va de le tirer de la grave dépression dont il souffre. Gustaf va lui démontrer de façon un peu cassante que l’origine en est Tekla… En fait, mais ce que ne peut savoir Adolph, Gustfaf est là pour assouvir une vengeance personnelle, régler ses comptes et donc torpiller le couple. «Il faut que tu saches qu’elle ne t’a pas aimé», lui dira Gustaf avec le plus grand cynisme. Et il lui montre une photo de Tekla heureuse mais sans lui! Dans cette lutte sans merci dont personne ne sortira intact, l’ancien mari a pris le couple pour cible favorite. Mais quand il sera de nouveau seul avec son ancienne épouse, il n’y sera pas insensible et appréciera ses baisers fougueux. La machine infernale mise en place par August Strindberg va fonctionner à plein régime… Et Gustaf mettra psychologiquement à mort celui qui lui a succédé.
Mais rien n’est jamais simple chez Strindberg et Gustaf s’étonnera que Tekla paraisse quand même continuer à aimer Adolphe qui, à la fin allongé par terre, est sans doute déjà mort. Cet homme jeune aura été pour Gustaf qui ne l’est plus, une sorte de victime expiatoire et Gustaf n’a, en fait, jamais pardonné à son ex-femme de s’être enrichie sur le plan spirituel de l’amour qu’il lui portait… puis de l’avoir quitté sans scrupules.
Anne Kessler a raison de dire qu’il s’agit, non du texte original qui a sans doute vieilli mais d’une adaptation aux dialogues cinglants, même s’ils ont parfois été modernisés de façon un peu facile avec parfois des répliques cinglantes frisant celles du boulevard.
Mais la mise en scène, nette et précise, sans aucun temps mort, fonctionne de façon remarquable dans le huis-clos blanc qu’a imaginé Gilles Taschet, et éclairé en haut par une grande baie vitrée. Il y a juste deux chaises en bois (les choses sont claires il n’y pas de place pour un troisième personnage dans ce trio infernal,) une sellette de sculpteur, deux miroirs verticaux, une table, deux portes étroites, l’une à jardin, l’autre à cour… La grande réussite d’Anne Kessler est sa direction d’acteurs: Didier Sandre est tout à fait étonnant -quel acteur!- dans ce personnage à la fois énergique et fascinant qui parle très bien et qui va se révéler d’un cynisme à toute épreuve; on sent surtout vers la fin tout le plaisir qu’il savoure à pulvériser ce jeune couple. Sébastien Poudéroux, comme Adelyne d’Hermy malgré sa différence d’âge avec Didier Sandre, sont aussi justes et très crédibles dès qu’ils entrent sur le plateau, et Anne Kessler montre bien qu’il ne pourront pas échapper à la vengeance de Gustav.
Un beau travail rigoureux et à l’intelligence aigüe, servi par trois excellents comédiens… Une pensée pour Antoine Vitez qui serait sans doute heureux de voir la mise en scène de son ancienne élève…
Philippe du Vignal
Studio de la Comédie-Française, Galerie du Carrousel du Louvre, Place de la Pyramide inversée, 99 rue de Rivoli, Paris 1er, jusqu’au 8 juillet.
Le texte paraîtra dans le n° 444 de l’Avant-scène Théâtre le 15 juin.