Europa (Esperanza), texte d’Aziz Chouaki, mise en scène d’Hovnatan Avédikian
Europa (Esperanza) d’Aziz Chouaki, mise en scène d’Hovnatan Avédikian
Pour le metteur en scène, cette œuvre révèle une écriture à la dramaturgie poétique et sauvage. Un rappeur, à l’image des personnages dessinés et du musicien de jazz qu’il est aussi. Et qui sait écouter les mots, en laissant libre cours aux harmonies et aux rythmes : « Eh ben, pour moi, l’Europe, c’est d’abord, tu es propre, poli, civilisé, ça veut dire pas de déconnement dans le boulot. Nickel balaise, il faut le système, tout il marche bien huilé quoi, le téléphone, les horaires, la liberté… »
La genèse d’Europa: Esperanza, le spectacle précédent d’Aziz Chouaki, au titre éponyme de l’embarcation de fortune avec un passeur et des clandestins : un handicapé, un ingénieur, une artiste-peintre, un ancien flic et un poète aveugle. Entre tragique et burlesque… Europa s’inspire aussi d’une nouvelle Allo, d’un poème Dieu et de la première page d’Aigle, un roman d’Aziz Chouaki. On retrouve ici la même situation : celle d’hommes entassés dans une embarcation précaire.
Hovnatan Avédikian interprète seul tous les rôles, porteur de paroles incantatoires et expressives de tous ces jeunes hommes d’Algérie et d’ailleurs. Nadir et Jamel, garçons de quatorze et douze ans, regardent les bateaux quitter le port d’Alger, et rêvent d’Occident, au Nord, là où le monde est meilleur pour les jeunes du Sud qui, dans les années 90, ont fui la guerre civile et ses centaines de milliers de victimes. Aujourd’hui, ils n’ont ni possibilité d’emploi ni avenir, et peuvent juste subsister chichement, grâce à la manne gazière de leur pays. Et en se tournant du côté de la mosquée, ou des dealers et de la drogue.
Les deux amis, l’un plutôt mince et l’autre plutôt rond, finissent par embarquer au péril de leur vie, avec un ingénieur et tant d’autres « harraga» sur l’Esperanza, véritable radeau de la Méduse qui doit les mener à Lampedusa. Les harraga : des migrants clandestins qui ont pris la mer depuis l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Lybie, à bord de petits bateaux de pêche ou clandestinement, dans des cargos. Tous veulent rejoindre la Sardaigne, les côtes andalouses, Gibraltar, la Sicile, Malte, les Canaries ou jusqu’à une date récente, Lampedusa en Italie…
Harraga, en arabe algérien : «ceux qui brûlent », ceux qui séjournent au-delà des délais autorisés, mais surtout ceux qui passent sans papiers, après avoir essuyé de nombreux refus à leurs demandes de visa, et rejoignent en dernière extrémité l’Europe, sans documents, en contournant les contrôles frontaliers. S’ils ne meurent pas en mer, ces clandestins, appréhendés par les garde-côtes, sont ensuite placés dans des centres d’identification et d’expulsion. Et ils se brûlent effectivement les doigts pour éviter d’être identifiés par la police.
Le verbe d’Aziz Chouaki illumine son interprète ave jeux de mots et de sonorités, emportements d’une parole ludique et fuyante, ruptures de rythme et chocs déclamatoires. Avec une violence à la fois sourde et tonitruante, humble et ostentatoire, à la façon provocatrice, bien célinienne, de narrer l’état du monde. Entre humour, moquerie et cynisme. Aux côtés de Vasken Solakian qui joue du saz, le comédien se fait danseur, équilibriste et devient une sculpture vivante, esquissant pirouettes et demi-tours. «Lampedusa, d’Aladin, le fringant et frugal bien frusqué, la lampe et hop, le vieux port, Lampedusa, les mouettes bikini, les voiliers Gin tonic, terrasses de café gentilles, cuisses luisantes, come on come on, touristes Mastercard, rien que du blond tranquille, mon frère, rien que du simple, rien que du tranquillement simple blond. »
Harga désigne «les barques de la mort», celles de l’immigration clandestine. Mais aussi et à la fois, une sorte de suicide collectif, une résistance à l’autorité, une action protestataire et une affirmation existentielle désespérée. Le comédien joue des reprises et répétitions du symbole et ses personnages rieurs s’en amusent, tout en révélant leur propre envoûtement. La harga des jeunes est une aventure et le harrag, un héros mythique: celui qui a réussi le voyage d’une rive à l’autre de la Méditerranée, sans papiers, sur un rafiot. «Gamberger, c’est ça qu’il faut. Gamberger sa petite tête pour trouver l’astuce, se glisser et se retrouver, salut madame l’Europe, je m’excuse de vous déranger, mais non, pas du tout… »
Le public rit de bon cœur, entre crudité des propos et finesse de l’analyse. Une performance d’acteur lumineuse, à la hauteur des enjeux humanistes.
Véronique Hotte
Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, Paris XVIII ème, du 4 au 29 juillet. T. : 01 42 33 42 03. Lavoir Moderne Parisien, 35 rue Léon, Paris XVIII ème, du 12 septembre au 1er octobre. T. : 01 46 06 08 05.