© Simon Gosselin
Le Pays lointain, (un arrangement), d’après Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Christophe Rauck
Juste un souvenir, Jean-Luc Lagarce était venu nous apporter une photo pour un article sur La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco qu’il venait de remettre en scène. Nous le revoyons terriblement maigre, très humble, sa photo à la main devant la porte du bureau de l’Ecole à Chaillot. Je lui proposais de boire un café mais il n’avait pas le temps et nous avons parlé un peu quand je l’ai raccompagné jusqu’à l’accueil du Théâtre. Mais grande tristesse, il mourrait du sida à trente-huit ans, juste après avoir fini d’écrire Le Pays lointain…
La pièce est en fait très proche de Juste la Fin du monde (1990) qui a été plusieurs fois montée depuis la mort de Jean-Luc Lagarce et Xavier Dolan en a fait un film, il y a deux ans. Le spectacle est celui de la cinquième promotion de l’Ecole du Théâtre du Nord que dirige depuis 2014 Christophe Rauck, avec Peio Berterretche, Claire Catherine, Morgane El Ayoubi, Caroline Fouilhoux, Alexandra Gentil, Alexandre Goldinchtein, Victoire Goupil, Corentin Hot, Margot Madec, Mathilde Méry, Cyril Metzger, Adrien Rouyard, Étienne Toqué, Mathias Zakhar. Deux élèves auteurs, Haïla Hessou et Lucas Samain, sous la direction de Christophe Pellet, ont conçu une adaptation à partir d’un très habile montage de textes de l’auteur. Vieux problème quand on veut tous les jeunes comédiens puissent avoir chacun un rôle mais ici bien traité. Ont donc été ajoutés le personnage de la sœur de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, la diva Madame Tschissik de Nous les Héros, et Jean-Luc Lagarce disant des extraits de son Journal.
Christophe Rauck a bien réussi son coup et François Berreur, le directeur des éditions Les Solitaires Intempestifs donna son accord à la condition de compléter la pièce par des extraits de textes de l’auteur. On a donc affaire ici un sorte de récit subtilement tissé où Louis, un homme encore jeune mais qui se sait condamné à brève échéance, retourne voir sa famille pour lui annoncer qu’il va mourir, et en somme régler ses comptes une fois pour toutes, car il n’y aura jamais de second voyage. Mais il ne dira rien, et repartira… Et cette histoire familiale sur fond d’amour et de conflits dans la fratrie est pour Jean-Luc Lagarce le récit d’un échec. « La douleur, mais encore, peut-être la sérénité de l’apaisement, le regard porté sur soi-même au bout du compte »
Avec des personnages comme Louis, sa mère, sa sœur Suzanne, son frère Antoine et sa femme Catherine mais aussi de disparus à jamais : le Père mort et l’Amant mort. En quelque sorte, les familles, celle, disons biologique comme on dit maintenant, de l’enfant que fut Louis et où il a grandi dans sa petite ville, et celle qu’il s’est faite, adulte, au hasard de rencontres: Hélène, la maîtresse de Longue Date, et deux personnages secondaires: « Le Garçon, tous les garçons », et «Le Guerrier, tous les guerriers ». Louis le héros central du Pays lointain, désemparé mais lucide n’arrive pas à dire dans cette pièce proche de l’autobiographie qu’il va mourir: « Je ne risque rien et c’est ainsi que je me retrouverai (…) Ce que je pense, et c’est cela que je voulais dire, c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait. »
Bref, un bilan désastreux pour ces retrouvailles, avec une communication à la limite de l’impossible entre gens qui ont été très proches mais qui n’ont plus grand chose à se dire. Les malentendus, rivalités, non-dits se succèdent; jamais vraiment exprimés par les personnages. Même s’ils ont une certaine tendresse malgré tout, les uns envers les autres.
Un grand plateau avec- vieux procédé- de chaque côté du plateau, des rangées d’anciens sièges de théâtre ou cinéma, en bois ou tapissés de velours où s’assoient les acteurs quand ils ne jouent pas. Une petite table avec une machine à écrire, un fauteuil et sept châssis blancs dans le fond pour dire l’espace d’une pièce ou d’un paysage. Et où sont projetées en vidéo des dessins en noir et blanc réalisés par Carlos Franklin de la toute proche Ecole du Fresnoy. Et il y a une intéressante bande-son en fond sonore, avec des thèmes d’œuvres classiques et des chansons dAlain Bashung.
Ce qui frappe dans cette interprétation : une grande compréhension du texte et des intentions de Jean-Luc Lagarce. (Cela suppose donc une dramaturgie pointue). Un jeu efficace mais d’une grande humilité sans aucune criaillerie à la diction et à la gestuelle impeccables. Les enseignants de l’Ecole, cela se voit, ont fait un excellent boulot de formation et ici, pas comme dans certaines écoles supérieures que nous ne citerons pas, les élèves ne se la jouent jamais perso et/ou avec une certaine emphase pour attirer le regard…
Il y a à Lille une grande humilité et étonnante intelligence de l’humour et de la sensibilité propres aux textes pourtant parfois difficiles de Jean-Luc Lagarce. Nous avons spécialement remarqué Etienne Toqué (Louis) et Margot Madec (Mademe Tschissik) mais il y a une grande concentration et une unité de jeu chez tous ces jeunes comédiens… qui, visiblement, n’ont eu aucune peine à se retrouver dans les thèmes traités par Jean-Luc Lagarce qui aurait aujourd’hui soixante ans : difficultés dans les relations familiales, amour des vivants, forte connivence avec les morts, recherche d’une identité, questionnements métaphysiques…
Certains moments pourraient être un peu resserrés et mieux vaut parfois connaître le théâtre de Jean-Luc Lagarce, mais c’est un grand bonheur de voir ce travail d’élèves bien dirigés par Christophe Rauck qui a su prendre la juste dimension de ces textes. Un travail qui devenait déjà, le soir de la première! un véritable spectacle. Exceptionnel et qui mérite d’être souligné. Et ce Pays lointain a été chaleureusement applaudi par le public lillois. Ces jeunes comédiens recevront sans aucun doute le même accueil à Avignon.
Philippe du Vignal
Le spectacle s’est joué du 19 au 23 juin au Théâtre du Nord, Grand Place, Lille.
Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet, salle Benoît XII, rue des Lices. Durée : 3h30 (entracte compris). T. : 04 90 14 14 14.