Delta Charlie Delta de Michel Simonot, mise en scène de Justine Simonot
Delta Charlie Delta de Michel Simonot, mise en scène de Justine Simonot
Le 27 octobre 2005, Zyed et Bouna, des adolescents meurent électrocutés dans le transformateur où ils s’étaient réfugiés durant une course-poursuite avec la police. Un troisième survivra. Le soir même, des émeutes éclatent à Clichy-sous-bois (Seine-Saint-Denis). En 2015, aura lieu le procès final de deux policiers pour «non-assistance à personnes en danger »: ils seront relaxés.
Voilà résumé, si possible, la tragédie d’une mort «pour rien» de ces enfants -quinze et seize ans- qui couraient, parce que la police courait derrière eux. Sans avoir commis aucune infraction, ils couraient et la police est plus formée à l’interpellation des “suspects“, qu’à la protection des mineurs.
Le malheur et la forteresse du destin: le transformateur et ses vingt-mille volts. « S’ils entrent sur le site, je ne donne pas cher de leur peau », a dit un policier qu’on a entendu sur le canal-radio. Ironie tragique, l’énorme étincelle qui tue ces garçons et brûle grièvement le troisième, provoque un court-circuit qui plonge, entre autres, le commissariat dans le noir: « marre de travailler dans des locaux vétustes ».
Tout est en place et rien n’est à sa place. La pièce de Michel Simonot sélectionnée par plusieurs comités de lecture, a obtenu, entre autres récompenses, le Prix des lycéens pour les nouvelles écritures dramatiques. L’auteur interroge les récits et les mots, un à un et minute par minute. L’événement, le drame lui-même, il l’avait déjà exploré avec Lancelot Hamelin, Sylvain Levey et Philippe Malone dans L’Extrordinaire tranquillité des choses (2006). Ici, il confronte la chronologie des faits et les minutes du procès mais la pièce n’a rien d’un documentaire, même si tout est exact et vérifié.
Un travail sur le vrai. Et le vrai de la tragédie est indicible. Par la voix du Chroniqueur (ici Clotilde Ramondou) et de chacun, dans sa fonction : policiers et leur routine, juges et avocats, voix des enfants- le texte vient et revient sans cesse sur l’enchaînement des faits et sur les «trous»: sur ce qui a été dit et non dit. De cette apparente répétition, naît une poésie du manque : la parole et les mots tournent autour de ce basculement.
Appelons cela le destin: une série de moments fatals-certains minuscules-mène à l’irréparable. Il faut garder ici le terme: «moment». En latin movimentum: le grain de sable qui fait pencher la balance. Le texte sasse et ressasse le récit pour retenir le plus petit grain de vérité… Mais on n’a jamais tout et ce manque-là est l’indicible qu’habite le tragique et le silence de l’inacceptable.
Justine Simonot met en scène la pièce avec une parfaite rigueur : ni pathos-impossible avec ce texte- ni abstraction ; les acteurs donnent leur voix à des personnes dans la société telle qu’elle est, à des moments banals que, seule, la mort ici une étincelle géante, rend extraordinaires (Xavier Kuentz et Catherine Salvini pour les adultes, Zacharie Lorient et Alexandre Prince pour les voix des enfants).
La mise en scène peine un peu et cela se comprend par la nature même des messages et de leur support,quand il faut « faire théâtre » de commentaires sur les réseaux sociaux : comment rendre présents les propos de celui qui se cache derrière l’écran ? Il y a là quelque chose à trouver. Belle lamentation funèbre chantée de Muhittin, le survivant qui pourrait être incarné.
La musique -électronique et en direct- d’Annabelle Playe ne rythme pas seulement les différents mouvements de la pièce et n’illustre pas. Mais elle crée un décor sonore et vibrant qui donne à voir la course des ados dans le chantier et le cimetière (!), leur élan sur le mur en parpaings du transformateur, les lueurs bleues des voitures de pompiers…
« Revenu de l’enfer, pourquoi tant d’années à me questionner maintenant que j’ai perdu les mots ? »: les deux garçons morts et le seul survivant ont l’âge d’Antigone. Ils ne sont pas des héros mais des «victimes ou vaincus». Et un emblème pour toute une génération dans les quartiers dits «sensibles ». Comme dans Antigone, on connaît la fin mais on ne lâche jamais cette vraie tragédie contemporaine, indispensable. Et elle ne vous lâche pas non plus.
Christine Friedel
Spectacle vu à L’Echangeur, Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Le livre est publié aux éditions Espaces 34. À lire du même auteur, Le But de Roberto Carlos aux éditions Quartett.
Et du 5 au 10 novembre, Anis Gras, Arcueil (Essonne).
Le 10 janvier, Théâtre de la Tête Noire, scène conventionnée, Saran (Loiret).
Le 12 février, Les Treize Arches, Scène nationale de Brive (Corrèze); le 19 février, Scènes Croisées de Lozère, Scène conventionnée de Mende; le 21 février, Théâtre du Périscope, Nîmes (Gard).