Festival d’Avignon: bilan
Festival d’Avignon 2018: un bilan contrasté…
« La singularité, dit Olivier Py, directeur du festival In jusqu’en 2021, est le nom que donnent les physiciens au centre tout puissant des trous noirs, origine d »une énergie inconnue mais si forte qu’elle pourrait arrêter le temps. Parfaite définition de l’art: une singularité qui concentre tant d’énergie positive qu’elle peut courber le temps et arrêter l’héritage du malheur. » Pas mal vu.
Même si le festival in a toujours un regrettable côté branchouille avec des spectacles aux places qui, sont pour quelques-unes à 10€, mais quand même le plus souvent à 30, voir 40 €! Et quoi qu’en dise la direction du festival, ils n’attirent absolument plus les jeunes ! Peu de textes, peu de spectacles « grand public » et une tendance à être de plus en plus longs (deux heures et demi pour un Thyeste dans la Cour Honneur, très ennuyeux. Voire quelque quelque dix heures, comme chez Julien Gosselin (voir Le Théâtre du Blog). A quand un grand moment de théâtre réellement populaire? Pourquoi pas dans la Cour d’Honneur, une belle comédie musicale, comme Jérôme Savary savait en faire…
Le In et son frère le Off, devenus quasi-jumeaux, commencent en même temps: le 6 juillet et finissent pour le premier: le 26, et pour le off, c’est selon les compagnies, parfois avant et souvent quelques jours après. Avec, on l’a souvent constaté le meilleur et le pire: dans l’un, un certain académisme et peu de prises de risques. Mais de plus en plus, un grand professionnalisme dans le off qui a acquis de belles parts de marché. Avec quelque 1.538 spectacles de théâtre – soit environ cinq fois plus qu’il y a trente ans- très souvent des solos, ou de faux solos, mais aussi de la danse, du cirque, des tours de magie, des spectacles musicaux, des marionnettes etc.! Peu de classiques, et comme le reste de l’année, nombre d’adaptations de romans ou nouvelles. Ce supermarché théâtral commence à 8 h 30 (sic) et les dernières représentations débutent à 23h 30 !
Dans le In, quarante-sept spectacles, avec 227 représentations en quarante lieux! Parfois même hors remparts. Avec un taux de fréquentation record: 95,5% et 108.000 billets vendus! Et quelques manifestations gratuites. Bien entendu, cela ne peut se faire qu’avec une organisation, en amont comme en aval d’une rigueur exemplaire, et un travail en continu d’équipes importantes: soit quelque 1.750 artistes, techniciens, personnel administratif, etc. relevant du régime spécifique des intermittents du spectacle. Bref, une très grosse machine parfaitement rodée, sous la houlette des plus efficaces de Paul Rondin, proche collaborateur d’Olivier Py. Et qui fonctionne à plein régime pendant trois semaines pour que ce festival connu dans le monde entier puisse accueillir correctement public, producteurs, professionnels, et journalistes qui bénéficient d’un remarquable service de presse.
Mais, dit Jean Couturier, tous les ans, des spectateurs se plaignent de ne pas avoir obtenu de places, même pour la Cour d’honneur quelques heures seulement après l’ouverture des réservations! Et autre bémol: la difficulté de plus en plus grande pour se loger! En effet, depuis une dizaine d’années, le prix des hôtels ne cessent de grimper (plus de cent € minimum, la nuit!) et les particuliers louent une chambre, dans un appartement, 70 € la nuit, voire le double, si elle est indépendante. Les maisons correctes se négocient, elles, à plusieurs milliers d’euros! Et les réservations se font d’une année sur l’autre! Bref, toute l’économie de la ville un mois durant- est fondée sur le commerce avec les participants au festivals, public comme intervenants à un titre ou à un autre. Et fonctionnent à flux tendu les parkings, hôtels, restaurants, bars, taxis, commerces du centre ville, imprimeries, grandes surfaces de bricolage, supermarchés, mais aussi particuliers qui louent leur habitation, souvent au noir bien entendu, etc. Bref, tout Avignon, y compris la Ville, elle-même profite largement du festival. Cette soixante-douzième édition se porte donc fort bien sur le plan économique…
Pour Mireille Davidovici, « l’ambiance reste festive, quoique toujours un peu nerveuse, et le public est toujours au rendez-vous dans le In comme dans le Off dont un lieu en particulier, la Manufacture compte quarante spectacles sur sept scènes, intra et extra muros, et une dizaine de compagnies étrangères invitées. Et un nouveau site pour le In: la Scierie, hors les remparts. Mais, souligne Mireille Davidovici, comme les autres collaborateurs du Théâtre du Blog: pas de grands coups de cœur, sauf à la FabricA, avec Arctique d’Anne-Cécile Vandalem, une dystopie politico-policière rondement menée, et dans le off, Cendres, de la norvégienne Yngvild Aspeli.
« Preuve est faite ici que les femmes de théâtre valent bien les hommes ». Une réponse à la polémique lancée par la metteuse en scène Carole Thibault, invitée par David Bobée à participer à son feuilleton quotidien en treize épisodes Mesdames, Messieurs et le reste du monde, dans les jardins de la médiathèque Cecanno. Relayée par les réseaux sociaux, son intervention a défrayé la petite chronique avignonnaise… Le 13 juillet, la directrice du Centre dramatique national de Montluçon, a simulé une cérémonie des Molières: “Je vous remercie pour ce Molière. Probablement, le seul Molière que je recevrai jamais… Mets-toi bien ça dans le crâne, petite bonne femme créatrice : la Cour d’honneur et les Molière ne sont pas pour toi», avant de dénoncer, chiffres à l’appui, le sexisme de la programmation du Festival…
Effectivement, bon nombre de critiques et de spectateurs regrettent que ce festival semble être la chasse gardée d’amis proches, voire très proches d’Olivier Py: Julien Gosselin, David Bobée, Thomas Jolly, Ivo van Hove, Raymund Hoghe, Milo Rau, Emanuel Gat… Mais peu de femmes: Chloé Dabert, Karelle Prugnaud… et une seule connue du grand public: Sasha Waltz. Cherchez l’erreur et Carole Thibaut a bien raison de se mettre en colère: on est loin en effet, une fois de plus, de la parité, surtout dans les grands lieux. Avec des spectacles assez élitistes. Ce qui est regrettable pour l’image de marque de ce festival international, depuis longtemps reconnu dans le monde entier..
Quant au Off, Julien Barsan constate lui, « une politique expansionniste: ainsi, La Manufacture, rue des Ecoles, ouvre un lieu supplémentaire extra-muros avec navette, et Le 11-Gilgamesh, une autre salle. Et on trouve presque des multiplexes de théâtre avec plusieurs guichets, plateformes de réservation par internet, serveur vocal … On peut se demander jusqu’où ira le Off! Côté qualitatif, pas de gros coup de cœur, mais quelques bons spectacles quand même. » Effectivement depuis 2010, les règles ont bien changé et de 1.077 spectacles, on est passé à plus de 1.600! Avec plus de 65.000 cartes de réduction vendues 16€, ce qui réduit le coût d’un billet de 30%, et bien entendu, au détriment des compagnies qui doivent déjà payer 310 €, le droit d’entrée au gros mais programme sur papier. Gratuit et d’une rare précision, il est devenu un indispensable outil de travail pour les critiques comme pour les programmateurs. Mais vouloir faire de l’argent avec un spectacle dans le off est illusoire: cela permet parfois, mais pas toujours, de se faire connaître et de vendre un spectacle pour quelques dates la saison prochaine…
Même si on le dit chaque année, le off a acquis en 2018 une remarquable autonomie avec un lieu de rencontres, services de location, de presse et de relations publiques, et de nombreuses attachées de presse parisiennes très efficaces, etc. Il y aussi un phénomène qui s’accentue: nombre de compagnies françaises ou étrangères viennent de l’autre bout du monde comme Tahiti, et certains lieux sont devenus au fil des années, une sorte de In du Off: La Chapelle du Verbe Incarné, le Théâtre des Halles, Le Théâtre du Balcon, Présence Pasteur, Le Petit Louvre, La Manufacture, et plus récemment l’Artéphile… Certains étant ouverts une partie de l’année, et servant de lieu de répétitions pour les compagnies. Cela dit, le Off pourrait-il exister sans le In? Rien n’est moins sûr, le festival reste un incontournable pôle d’attraction pour les professionnels qui s’intéressent de plus en plus au off mais vont souvent voir un ou deux spectacles dans le in… Bref, une curieuse alchimie!
Le 11 Guilgamesh, situé lui boulevard Raspail donc en centre ville, a pris la suite du restaurant Flunch et a ouvert l’an dernier avec une très importante surface… encore en cours d’aménagement. Et côté sécurité, avant que la commission ad hoc ne passe, mieux valait ne pas être trop exigeant: blocs-secours lumineux pas aux normes, sortie de secours encombrée, petite marche non indiquée, climatisation en panne… On peut être indulgent sur le confort, mais jamais sur la sécurité du public.
Ce que le grand public ne sait pas toujours et que les propriétaires de salles ne crient pas sur les toits: les compagnies louent toujours, et parfois fort cher, les endroits où elles jouent. Ainsi un lieu en centre ville, avec trente places, doté d’un petit plateau pour un solo voire deux acteurs, et d’une loge, correctement aménagé mais sans plus, s’est négocié plus de 4.000 € pour un mois! Quand, et c’est la majorité des cas, sept compagnies s’y succèdent par jour, le calcul est vite fait, et cela rapporte vraiment de gros sous… Alors que les compagnies rentrent au mieux dans leurs frais: « faire Avignon » comme on dit, est devenu pour une petite troupe sans grosses subventions, un véritable luxe: location d’une salle, d’une maison, transport des comédiens et d’un décor même réduit et de quelques accessoires sans compter les indispensables services d’une attachée de presse, revient au minimum à 20.000 €.
Ce qui explique que, de plus en plus, nos Régions, ou un pays comme la Belgique, louent une salle pour toute la durée du festival pour que leurs compagnies, puissent jouer à Avignon. Mais c’est souvent sur concours auquel même en France, un Centre Dramatique National doit aussi se soumettre. On peut regretter cette surenchère mais les faits sont têtus: le off sert aussi de plus en plus de vitrine, et nombre de directeurs de structures françaises mais aussi étrangères, viennent faire leur marché en Avignon.
Notre amie Edith Rappoport ressent, elle, comme une sorte de lassitude quant à la programmation du In: « C’est la deuxième fois depuis 1966, dit-elle, où, comme critique professionnelle, je n’ai vu aucun spectacle du In. Mais j’ai suivi avec plaisir plusieurs spectacles de Villeneuve en Scène à Villeneuve-lès-Avignon, où l’on retrouve un peu du climat exaltant disparu depuis des années en Avignon, celui du temps de Jean Vilar puis de Paul Puaux. Avec des spectacles insolites comme Boxon(s) du Petit Théâtre de Pain, L’Absolu au Clos de l’Abbaye. » Et une dizaine du off avignonnais sont tout à fait intéressants et d’une grande qualité de jeu et de mise en scène qui n’ont rien à envier à ceux du In. On comprend qu’ils séduisent de plus en plus le public, las des grandes machines du In, d’un coût de réalisation élevé, et pas toujours convaincantes… »
Un bilan donc contrasté: de plus en plus de monde dans les petites rues d’Avignon avec un indéniable souffle de liberté, des spectacles dans le in assez coûteux (la plupart venant de structures officielles richement subventionnées), un off qui ne cesse de progresser en qualité et où le public se précipite. Rares sont les salles peu remplies… Bref, un sacré mélange mais où on peut encore trouver son compte: on a beau râler, ce festival, malgré la foule, la chaleur et le bruit parfois infernal, les erreurs de programmation du in, la fatigue intense de journées et soirées sans fin, reste un événement incontournable pour qui s’intéresse au spectacle contemporain.
Philippe du Vignal, avec la collaboration de Christine Friedel, Mireille Davidovici, Julien Barsan, Edith Rappoport et Jean Couturier.