Plus grand que toi, texte et mise en scène de Nathalie Fillion

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Plus grand que toi,  texte et mise en scène de Nathalie Fillion

Un sorte de portrait,  celui d’une jeune femme qui se demande pendant une petite heure ce qu’elle peut avoir d’unique… Ce «solo anatomique», pour une actrice d’un mètre quatre-vingt-un, dit Nathalie Fillion, a été conçu et écrit pour Manon Kneusé. Son personnage, une jeune femme, Cassandre Archambault, intarissable, parle sans cesse d’elle mais aussi des autres sur son petit vélo d’appartement : de ses parents, de ses amants et amis, et cette parole ainsi libérée a quelque chose d’un exorcisme fascinant. « La seule chose que je sais dans mon rêve, c’est que j’ai onze kilomètres à faire et que, si je ne les fais pas, quelque que chose de terrible arrivera, à ces gens et à moi, je ne sais pas quoi exactement, je sais juste qu’il ne faut pas que ça arrive, que je suis liée à ces gens, qu’ils sont liés à moi, je ne sais pas comment ni pourquoi, juste que si je ne pédale pas assez, quelque chose de terrible nous arrivera. Alors chaque nuit, je pédale, je pédale, quoi qu’il arrive, je pédale. »

 Elle répètera une trentaine de fois dans une sorte d’incantation personnelle, ses prénom et nom, comme pour mieux se persuader de son identité … Et, en pédalant sur son petit vélo, elle essaye de  se définir et de se connaître dans son rapport aux autres et au monde. Et quand elle s’arrête, immobile et debout,  seule, très seule, entièrement nue, elle prend les mesures de son corps avec un feutre : «Je m’appelle Cassandre Archambault. Je fais un mètre quatre-vingt un et j’ai le pied égyptien. Si j’additionne la longueur de tous mes doigts, de pieds et de mains, j’obtiens le nombre cent-trois. Cent-trois centimètres. C’est dingue. Un mètre trois. Un mètre trois de doigts. C’est dingue. C’est énorme. Tout ça n’a aucun sens. Mais j’ai découvert au centre de moi-même, une mesure parfaite. Un triangle équilatéral de vingt centimètres cinq de côté. Ici, entre mes deux pointes de seins, vingt centimètres cinq. De mon nombril à la pointe de chaque sein, vingt centimètres cinq. Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que je vais faire de ça ? Un triangle équilatéral au centre de moi-même. Une mesure parfaite ».

La mesure, une obsession chez elle qui peut tourner au délire: « Je m’appelle Cassandre Archambault. Je suis née le 13 mai 1986, Paris XIème. J’ai des chromosomes de fille mais j’ai pas envie qu’on me fasse chier. Je vais m’organiser. Si je ferme mon poing comme ça et que j’enroule autour la base de ma chaussette, j’obtiens la taille de mon pied : vingt-quatre centimètres cinq. Donc. Si je mesure ma plante de pieds, j’obtiens la circonférence de mon poing. Vingt-quatre centimètres cinq. Vingt-quatre centimètres cinq c’est la largeur exacte de mon front d’une tempe à l’autre. D’une tempe à l’autre. Vingt-quatre centimètres cinq. Ça j’aime bien. La cohérence de mes extrémités. Ça me donne une vague idée de mes potentialités. »

On pense à Orlan qui, dans les années soixante-dix, mesurait avec son corps, un monument historique, ou à Tadeusz Kantor, dont certains personnages avaient toujours un mètre à la main. On est ici encore ici sur une scène mais tout près des arts plastiques et d’une performance aussi bien physique que mentale, comme on en voit dans les centres d’art contemporain. Il y a heureusement un ventilateur devant le petit vélo : par plus de 30° à l’ombre, cela vaut mieux pour l’actrice, d’autant que cette performance dure un peu plus d’une heure.

Dans ce voyage, elle a -brillantissime- un langage oral et gestuel d’une fabuleuse qualité; elle évoque avec énergie et avec une grande exigence (mais très simplement) cette Cassandre Archambaut, qui parle pour mieux se reconstruire, de ses joies et de ses doutes, dans une sorte de voyage intérieur. De ceux que l’on fait quand on s’endort, où tout se mélange, le passé et le présent, le rêve et le réel, l’ici et l’ailleurs. Comme dans un essai pour vivre au moins mal, une époque dure ou qui, du moins, nous paraît dure : celle où l’extrême droite n’en finit pas de passer le bout de son nez menteur à la Pinocchio, celle des twits permanents de Donald Trump, de la guerre en Syrie,  et des réfugiés et migrants… Il y a dans ce texte comme de la nostalgie dans l’air, celle d’une époque où l’on communiquait moins vite mais peut-être mieux, et où, en tout cas, on prenait le temps d’écrire et de parler.

Manon  Kneusé, bien dirigée, nous fait partager une heure durant la solitude mais aussi toute la sensibilité et l’intelligence de cette Cassandre Archambault qu’on a l’impression de connaître. Elle parle ainsi de sa conception un été quand ses parents étaient en Grèce : «Cassandre. Une idée de mes parents, pour rire, en hommage à la crique, un clin d’œil à l’été. Imparfait. C’était à la fin du siècle passé. La Grèce était un pays bleu et blanc. Mes parents, jeunes, beaux, insouciants, avaient pris un vol charter Paris-Athènes, portant dans leurs bagages en cabine des flacons de plus cent-cinquante centilitres, des bombes aérosol, des épingles à nourrice, plein de ciseaux à ongles et de couteaux suisses, un harpon gros calibre pour chasser le mérou, et ils passaient tout ça, tranquilles. »  (…) « L’avion charter décollait avec six heures de retard, le pas cher avait un prix : le temps. On était patients. On ne comptait pas les heures, on n’avait pas de réseau, pas de téléphone intelligent. Tellement bien déconnectés, qu’on ne savait même pas qu’on l’était. »

Elle parle de Paris et de tous les ailleurs qu’elle a connus, de ce qui la relie aux autres mais aussi du Temps : son passé personnel, et le futur, et on n’est alors pas loin d’une quête existentielle: «Je m’appelle Cassandre Archambault, je fais un mètre quatre-vingt-un. Est-ce qu’un jour, j’aurai une touffe blanche, là ? Voir ce que deviennent mes poils pubiens, j’aimerais bien. Et mon triangle équilatéral, qu’est-ce qu’il deviendra ? J’aimerais bien voir ça. Avoir le temps de ça.

Et cela va parfois jusqu’au délire : « Je vais lever une armée. Je vais conquérir la terre. Je vais déclarer la paix. Je vais être la première. La première femme impérialiste. La première femme expansionniste. (… )  Je m’appelle Cassandre Archambault, je vais me coucher. Et y’ a pas intérêt à me réveiller, derrière moi, y’a une armée. »

 On ne peut tout citer mais, si vous êtes en ce moment en Avignon, ne ratez pas ce spectacle : sans aucun doute un des meilleurs solos de cette année, à la fois par la qualité d’un texte poétique, et servi par une comédienne exceptionnelle. Vue juste après ce bavard et médiocre Ovni(s) dan le in, cette performance fait un bien fou! On se dit, une fois de plus, que le théâtre, cela peut être aussi ce genre de petit bijou, généreux et sans prétention, comme celui-là…

Philippe du Vignal

Théâtre des Halles, rue du Roi René, Avignon, jusqu’au 29 juillet à 17h.T. : 04 32 76 24 51.

Le 18 octobre,  à Cesson Sévigné (Ile-et-Vilaine) .
Le 8 février, Théâtre Jean Vilar, Suresnes ( Hauts-de-Seine).
Et du 2 au 28 février, Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIème.


Archive pour juillet, 2018

Bohème, notre jeunesse, d’après Giacomo Puccini, direction d’Alexandra Cravero, mise en scène de Pauline Bureau

BOHÈME, NOTRE JEUNESSE

Bohème, notre jeunesse, d’après Giacomo Puccini, adaptation musicale de Marc-Olivier Dupin,  direction d’Alexandra Cravero, mise en scène de Pauline Bureau

Le chef-d’œuvre de Giacomo Puccini (1858-1924) fut créé à Turin en 1896, sur un livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, d’après Scènes de la vie de bohème du romancier français Henry Murger (1822-1861). Il nous revient, rajeuni et dépoussiéré par Pauline Bureau et Marc-Olivier Dupin, à l’Opéra-Comique où il triompha dès 1898 et où il resta à l’affiche… jusqu’en 1971.

 Du livret, retraduit, Pauline Bureau a gardé quatre tableaux avec les scènes-clefs, et s’est focalisée sur les personnages principaux. Débarrassée du chœur et de séquences anecdotiques, l’œuvre nous fait ainsi accéder directement aux « tubes » de la partition, sous la direction énergique d’Alexandra Cravero. Rares sont les femmes-chefs,  et l’orchestre Les Frivolités Parisiennes excelle sous sa baguette.

Nous sommes dans le Paris de la Belle-Époque, en décembre 1889. Aux travaux entrepris par le baron Haussmann  font suite ceux de  l’Exposition Universelle, avec, entre autres, l’édification de la Tour Eiffel… La poussière nappe les rues, comme l’écrit Mimi à sa mère, à la lueur d’une chandelle dans sa petite chambre. La jeune cousette rêvasse derrière sa fenêtre nimbée de lumière. A l’étage au-dessus, le poète Rodolphe et ses amis: le peintre Marcel, le philosophe Colline et le musicien  Schaunard maudissent  la rigueur hivernale, et brûlent meubles et manuscrits pour se réchauffer. Mimi vient rallumer sa bougie éteinte à la flamme de Rodolphe, et c’est le coup de foudre. «On m’appelle Mimi,  je vis toute seule dans une petite chambre blanche», chante-t-elle dans la célèbre aria. « Oh ! Douce fille», lui répond-t-il, avec sa voix de ténor, en entonnant le fameux duo amoureux où ils se jurent fidélité…

Une fidélité inconnue de Musette, la maîtresse de Marcel. Chanteuse éprise de liberté, elle le fait tourner en bourrique. Dans les rues enneigées, on suit les deux couples et leurs amis. Une vie de bohème pour ces artistes sans le sou. Ils ont vingt ans, leurs cœurs s’enflamment ou se déchirent : ils s’aiment, se séparent, se retrouvent. Le froid qui règne dans la ville, a raison des amants désunis : la maladie rattrape Mimi, qui, un soir où les garçons font bombance, vient mourir, dans les bras de Rodolphe…

 Pour figurer Paris avec, en toile de fond,  ses vieilles bâtisses, ses ruelles tortueuses et la Tour Eiffel en chantier, Emmanuelle Roy a imaginé une structure métallique mobile où s’appuient des plateformes flanquées d’escaliers. Avec des images projetées, pour figurer les lieux des différents tableaux: devanture de café, façades d’immeubles… Cette structure mise à nu accueillera la dernière scène : la mort de Mimi.

 Ces rapides changements de perspective, sous les lumières délicates de Bruno  Briand, contribuent à ramener le spectacle à une heure trente sans entracte,  en évitant ainsi  les longueurs de la pièce.  Et il y a une belle unité de jeu et une grande qualité de voix chez Sandrine Buendia (Mimi), Kevin Amiel (Rodolphe), Marie-Eve Munger (Musette), Jean-Christophe Lanièce (Marcel), Nicolas Legoux (Colline) et Ronan Debois  (Schaunard). Et pour une fois, ces chanteurs, pour la plupart membres de la Nouvelle Troupe de la salle Favart, ont l’âge de leur rôle!

 L’Opéra-Comique entend, avec cette création confiée à Pauline Bureau, «rajeunir l’image de l’opéra et en démocratiser l’accès». Avec cette version abrégée, qui ne nécessite ni fosse d’orchestre ni cintres, l’équipe, presque exclusivement féminine, espère rencontrer des publics éloignés de l’opéra, en s’associant à des structures et à plusieurs lycées d’Ile-de-France.

Pari gagné en tout cas ce soir-là… Cette mise en scène a emporté l’adhésion du public, séduit par l’intelligence de la réalisation, la vigueur de l’orchestration et une esthétique qui, pour être simple, ne manque pas de magie, avec une rare maîtrise du décor en vidéo. En choisissant une œuvre qui parle aux jeunes, et en retendant le fil dramatique au plus près des personnages, la metteuse en scène a évité de montrer les larmoiements d’un romantisme désuet et a fait la part belle aux passions de la jeunesse et à la lutte pour survivre dans des conditions économiques difficiles, tout en gardant foi en sa volonté de création. Espérons que cette expérience se poursuivra à l’Opéra-Comique, et fera école…

 Mireille Davidovici

 Du 9 au 17 juillet, Opéra-Comique, 1 Place Boieldieu, Paris II ème  T.: 01 70 23 01 00.

Les 16 et 17 avril, Théâtre Jean Vilar, Suresnes (Hauts-de-Seine). T. : 01 46 97 98 10. Les 16 et 17 mai, Théâtre Montansier, Versailles (Yvelines). T.:  01 39 20 16 00.

 

Fake de Marylin Mattei et Le Préjugé vaincu de Marivaux, mise en scène de Marie Normand

 

Les Préjugés: Fake de Marilyn Mattei et Le Préjugé vaincu de Marivaux, mise en scène de Marie Normand

Crédit photo : Emmanuel Ciepka

Crédit photo : Emmanuel Ciepka

 Avec quatre jeunes acteurs motivés  et un plus âgé qui supervise les choses, tous heureux d’en découdre à la fois avec un texte contemporain d’une jeune auteure de trente-trois ans mais aussi avec une comédie de Marivaux dans une belle mise en scène…

Facéties de la jeunesse et de la maturité, malices, clins d’œil à vol jetés au public et plaisir fanfaron pour les interprètes enclins à s’amuser et à se moquer, en provoquant librement le personnage sur lequel tel autre a jeté son dévolu, sans se l’avouer lui-même clairement,  et dans la langue exigeante de Marivaux.

 Le Préjugé vaincu (1746) est une pièce en un acte fondée sur un préjugé de naissance, élément neuf de critique sociale dans le théâtre de l’époque. Angélique, fille du Marquis, aime Dorante, un bourgeois fortuné qui l’aime aussi. Mais elle, ne veut pas d’une mésalliance avec quelqu’un d’une autre classe. Elle se confie à sa suivante Angélique qui mène la danse  un patois de campagne, celui de Saint-Ouen et Montmorency au XVIII ème siècle. Fille d’un simple procureur fiscal et amante consentante de L’Epine, le valet coquin de Dorante,  elle ne veut pas non plus déroger à sa condition, même modeste.

 Calculateur, Dorante propose à Angélique de rencontrer un ami bourgeois: un beau parti dont elle se détourne, et quand il lui avoue être ce prétendant, la demoiselle le refuse, s’opposant aussi à ce qu’il demande la main de sa sœur. Et l’orgueil cédera enfin devant l’amour, ce qu’avait bien prédit le Marquis clairvoyant.

Trois siècles plus tard, Fake revient sur les mêmes préjugés cette fois non plus de classe mais de reconnaissance entre jeunes gens, ce qui entrave aussi l’éclosion, comme l’accomplissement, du désir amoureux. Théo, Hector, Léna et Mina ont seize ans et éprouvent des difficultés à trouver leurs marques sur cette terre inconnue des adultes qu’ils ne tarderont pas à être. De nouvelles relations sociales et affectives s’imposent, dont les règles ne sont pas évidentes. Et ils n’échappent pas à la question existentielle. Entre ce qu’ils sont, ce qu’ils aimeraient être, l’image qu’ils donnent d’eux, et celle que les autres reçoivent, se déroule un drôle de jeu de rôles, où se mêlent réalités et apparences, désirs et rejets, amours et regrets. Avec, en filigrane, des préjugés réels et projetés qui peuvent mener jusqu’aux drames intimes.

Ces adolescents d’aujourd’hui catégorisent, «postent» et «affichent» avec une grande aisance, «likent»…. ou pas. Mais ils répandent parfois des rumeurs qui, comme une traînée de feu, avec photos et documents-miracles à l’appui, font un travail souterrain d’exclusion très efficace ! Ainsi, on n’ose plus aimer telle jeune fille «affichée » par tous, pour telle ou telle raison honteuse… absolument inventée. Une autre jeune fille est considérée à tort comme inexistante, alors que les garçons en pincent pour elle, justement à cause de cette étrangeté!.

 Ici, cette pièce contemporaine  es jouée avant celle de Marivaux, comme pour aiguiser l’appétit. Mais le public apprécie beaucoup ce premier plat. Mêmes barrières et obstacles, même fausses idées que l’on se fait aveuglément de la vie, des êtres et des jours qui passent, sans aller plus avant. Leçon pertinente! Et Ulysse Barbry, Bruno Dubois, Martin Lenzoni, Clotilde Maurin et Apolline Roy font passer un bon moment au public. Et Sarah Dupont a imaginé- ce qui ajoute au plaisir théâtral- une salle de classe avec parois et portes vitrées où tous les personnages sont vus ou pas, puis cachés et enfin trouvés. Et les acteurs dansent, leurs corps jubilent, mais ils savent aussi donner à la langue savante et sinueuse de Marivaux tout le goût acidulé qu’on en attend. Vous avez dit théâtre ? Oui, du théâtre bien vivant qui se donne sans réserve comme tel.

 Véronique Hotte

La Caserne des Pompiers, 116 rue de la Carreterie, Avignon jusqu’au 23 juillet, à 17h15. T. : 04 90 01 90 28. 

Trentième anniversaire du festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan

Trentième anniversaire du festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan

69E3329E-725F-461A-BEE0-82B998159F37A l’âge d’une plénitude accomplie, ce festival est  toujours tourné vers l’avenir: né à l’instigation d’Antonia Emmanuelli, aficionada du flamenco, il s’est, dès sa première édition en 1988, donné comme enjeu, de faire partager sa passion à un public de connaisseurs comme de néophytes. Cette musique traditionnelle, trop souvent galvaudée ou dévoyée, méritait d’être mieux connue, comme l’Andalousie d’où elle est issue, et, plus particulièrement, le peuple gitan, son interprète privilégié, capable de transcender un vécu, souvent difficile, pour trouver dans des formes musicales mais en les sublimant, le mode d’expression privilégié de ses peines et de ses joies : «Digo mis penas cantando, porque cantar es llorar»: «Je raconte mes peines en chantant, car chanter, c’est pleurer »…

« Au départ, il y a la souffrance des peuples (les gitans savent les difficultés d’une vie de paria…) Et cette tragédie, vécue au quotidien, nourrit  un art incomparable, disait Antonia Emmanuelli, en 2006,  dans un texte repris dans la plaquette : Arte Flamenco, trente ans de ferveur. Et Mont-de-Marsan s’est en effet laissée happer par le flamenco, chaque année pendant la première semaine de juillet, mais le festival déborde largement en deçà et au-delà de cette période. Ont commencé à affluer les artistes les plus célèbres, d’autres moins connus, des aficionados, ou des amateurs, et un public fidèle, toujours plus nombreux, venu partager pendant quelques jours cette  «esta forma de vivir», cette façon de vivre du flamenco :  bouger, parler, respirer et laisser battre son cœur  selon le compás (rythme).

Les places, bars, restaurants et boutiques vivent à l’heure du  flamenco, Et des films sont présentés dans les cinémas, des expositions de photos ou d’affiches ont lieu dans les musées ou les librairies, et des conférences données un peu partout. Le Village du festival,  place Saint-Roch, vend photos,  costumes,  chaussures, bijoux et accessoires du parfait flamenco. Un stand de librairie propose aussi toute une littérature autour de cette musique et de l’Andalousie. Et chaque matin, des conférences de presse sont données par les artistes qui se produisent le soir-même. Et il y a, enregistrées en direct, des émissions de radio régionales ou nationales.

De nombreuses actions de sensibilisation et  d’animation s’adressent aussi bien aux enfants des écoles, et de l’Institut médico-éducatif, à des crèches mais aussi aux résidents de l’EHPAD ou de l’Hôpital psychiatrique… De nombreux stages ou ateliers constituent une des activités les plus importantes du festival, dispensés par des spécialistes andalous et s’adressent à des participants: débutants, avancés, mais aussi à des artistes confirmés. Et ils concernent toutes les disciplines: baile (danse), guitare, cajon (percussion), compás,  palmas (battements de mains) et cante (chant). Et il y a même un stage pour apprendre à photographier le flamenco… Ces cours, très fréquentés, sont essentiels pour sensibiliser les gens à cet art complexe et aussi, dans une grande mesure, savant.

Le spectacle d’ouverture-important- nécessitait des conditions techniques particulières et a donc eu lieu à l’Espace François Mitterrand. Les autres sont donnés au Cafe Cantante, spécialement aménagé, qui reproduit, en plus grand, les conditions des cafes cantantes andalous ou madrilènes. Créés  au milieu du XIX ème siècle, à un moment  où le flamenco est passé de la sphère familiale ou privée, à une audience plus élargie et publique. Ses chanteurs, danseurs, et guitaristes sont alors devenus professionnels et le flamenco a commencé à se structurer. Et dans ce Cafe Cantante, ont sans doute lieu les soirées les plus mémorables, dans une proximité et un vrai partage.

Nous n’avons pu assister à tous les spectacles et concerts, à cause d’un retard de train de six heures, dû d’un arbre tombé sur la voie ! Bravo à la SNCF, incapable  de résoudre rapidement le problème! Mais il y eut deux moments de grâce absolue, avec Memoria de Los Sentido (Mémoire des Sens), un concert de Vicente Amigo et son sextet,  avec,  à la guitare, Vicente Amigo, et Añil Fernàndez; à la basse, Ewen Vernal; chant : Rafael de Utrera; cajon: Paquito Gonzalez  et danse: El Choro.

Vicente Amigo, prodigieux instrumentiste, du niveau du célèbre Paco de Lucia, a été précoce et surdoué, et il y a maintenant longtemps qu’il trace son chemin. Ces dernières années, il avait vagabondé vers d’autres directions musicales (fusion, jazz…)  ,déconcertant parfois ses fidèles… Serait-ce l’entrée vers la maturité (il a dépassé la cinquantaine et paraît toujours aussi  jeune), mais ce concert est une sorte de retour aux sources d’un flamenco auquel il fut initié presque enfant. Un flamenco qui ne recherche pas les effets, qui ne veut rien démontrer mais tient d’une  confidence…Quand il joue en solo, sa guitare est tout en contrastes subtils, allant de la douceur la plus délicate, à une force qui peut frôler la violence, passant de l’incandescence, à une grâce proche de la rêverie. Ses partenaires et lui sont à la mesure de cette quête : aucune surenchère sonore, mais un bonheur évident de participer à une œuvre exceptionnelle, de partager ce miracle entre eux, et pour nous. Ce concert s’acheva par un immense triomphe et trois rappels… qui auraient pu être plus nombreux, s’il ne leur avait fallu céder la place à un autre groupe d’artistes !

Autre moment-phare: Paseo a dos  (Promenade à deux)  avec Dorantes au piano et Renaud  Garcia-Fons, à la contrebasse. Là aussi, un concert absolument admirable. Avec des qualités musicales hors du commun, comme leurs capacités d’écoute et d’attention. Eux aussi témoignent du plaisir, de la joie d’être ensemble, dans une osmose parfaite, au service de la musique qu’ils aiment. De ce partage, qui va bien au-delà d’une simple complicité, jaillit l’harmonie la plus parfaite, si loin, là encore, du fracas que nous imposent quelquefois certains praticiens du flamenco.  Car, même si les instruments sont ici moins traditionnels, il s’agit bien du même art, interprété avec une rare exigence. Quand il atteint de tels sommets, il n’a rien à envier aux musiques les plus prestigieuses. Ce concert, précédé d’un entretien avec ces artistes, a été enregistré et retransmis en direct sur France-Musique.

Vicente Amigo et ses musiciens, puis Dorantes et Renaud Garcia-Fons ont offert au festival de Mont-de-Marsan, un somptueux cadeau d’anniversaire, grâce à leur ferveur musicale, si généreusement partagée avec un public enthousiaste, à la mesure de ces deux événements exceptionnels.

Chantal Maria Albertini

Le Festival Arte Flamenco a lieu  à Mont-de-Marsan (Landes) du du 2 au 7 juillet.

Le Grand Théâtre d’Oklahama, d’après Franz Kafka, mise en scène de Madeleine Louarn et Jean-François Auguste

 

Le Grand Théâtre d’Oklahama, texte librement inspiré des œuvres de Franz Kafka, mise en scène de Madeleine Louarn et Jean-François Auguste

Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage

Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage

Juif praguois de langue allemande, le célèbre écrivain  est né dans un espace de conflits et construit hiérarchiquement : domination politique, sociale, symbolique et linguistique de la population allemande à laquelle s’opposent les nationalistes tchèques. Les Juifs rallient, eux, la bourgeoisie germanophone mais sans en  être. Appartenant à la fois à la culture dominante et à une minorité menacée, Kafka, lui,  est attiré par les formes populaires du fantastique et du conte, mais il a une grande  exigence littéraire. Des impératifs contradictoires : difficile appartenance à un groupe, sensibilité et révolte, quête de la vérité et exploration des mécanismes sociaux aliénants.  Quête de reconnaissance, acceptation d’une place subalterne comme traitement de faveur…. L’œuvre kafkaïenne laisse sourdre, non la révolte, mais la soumission.

 La fonction même de narrateur est interrogée ici à travers humour, ironie et satire : Kafka dénonce ce rôle naturaliste auquel le lecteur ne doit pas s’identifier : la littérature est un lieu d’émancipation armant l’auteur et le lecteur. Le Grand Théâtre d’Oklahama est le titre donné par Max Brod au dernier chapitre -Le Disparu- du roman inachevé de Franz Kafka, (Amerika, 1927) avec comme dénouement, le parcours du protagoniste Karl Rossmann.

 Le lecteur le suit depuis son arrivée sur les côtes américaines, après qu’il a été banni de chez lui. Le trajet du jeune homme est une progressive descente dans l’échelle sociale. D’abord recueilli par son oncle, sénateur et homme d’affaires,  qui le jette sur les routes et travaille comme liftier au Grand Hôtel Occidental,  il sera engagé comme domestique par Brunelda, une cantatrice énorme et tyrannique, Brunelda.

 Le Grand Théâtre d’Oklahoma arrive, et c’est la promesse d’un monde meilleur pour Karl : «Sur le champ de courses de Clayton, on embauchera aujourd’hui de six heures du matin à minuit pour le Théâtre d’Oklahama. Le grand théâtre d’Oklahama vous appelle ! Il ne vous appellera qu’aujourd’hui ; c’est la première et la dernière fois ! Qui laisse passer cette occasion, la laisse passer pour toujours! Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Mais hâtez-vous de vous présenter. Avant minuit ! »

 Mais ce théâtre est une réplique de la société qui l’humilie, sous couvert de bienveillance. L’étrangeté et l’angoisse s’installent au cours du récit. Arrivé le premier et engagé le dernier, Karl est placé au bas de la hiérarchie sociale : agent à la technique. Quand on lui demande son nom, il répond: Negro, s’assimilant à toutes les victimes de l’oppression – une communauté de condition et de classe. Mais il ne s’en réjouit pas moins, assujetti et dominé, et monte sans bagages dans un train en partance pour Oklahama. Le rôle de Karl est tenu par Guillaume Drouadaine.

 La compagnie du Théâtre de l’Entresort de Madeleine Louarn et Jean-François Auguste s’est créée autour d’un atelier-théâtre au sein d’un ESAT (Etablissement et service d’aide par le travail). Les acteurs jouent des personnages appartenant au Grand Théâtre: demandeurs d’emploi ou employés de son administration et tous vont devenir: hôtesse d’accueil, lingère, liftier, soutier …

Rougeaud (Tristan Cantin) est un singe devenu artiste, le portrait fantastique d’un être, à la fois fier et triste, et qui reproduit, comme imprésario, le mécanisme de l’aliénation sur l’Artiste du Jeûne (Jean-Claude Pouliquen), exhibé comme une attraction ;  et il celui cherche alors à disparaître encore plus. Sylvain Robic interprète le Directeur et les rôles d’autorité de l’administration du Grand Oklahama, assez honteux de son pouvoir abusif mais ne réagissant pas Et Christian Lizet joue le secrétaire et le subalterne, tyrannisant Karl, et porteur d’une étrange chimère, mi-chaton et mi-agneau, l’allégorie de ses reniements humains.

 Christine Podeur se glisse dans un personnage de conte: celui de Joséphine la Cantatrice et Manon Carpentier est Fanny, une connaissance de Karl, ange enthousiaste aux ailes majestueuses sur un piédestal élevé, et vantant le numéro fameux de la Chevauchée des rêves du Grand théâtre d’Oklahama. Narration, musique et chorégraphie, le spectacle invite à pénétrer la nuit éclairée d’un étrange  songe d’enfance, avec des personnages féériques portant des robes de tulle  aux couleurs vives, comme celles de petites filles ballerines.

 Scénographiées par Hélène Delprat: des installations mécaniques, une petite guérite qui se déplace et tourne sur elle-même, quelques marches d’escalier en bois, des colonnes, des découpures de gargouilles, anges et démons à l’esthétique gothique, ou à la Niki de Saint-Phalle… Les acteurs jouent des marionnettes mécaniques, et les lettres lumineuses du Théâtre d’Oklahama sont tombées à la renverse.

 Les comédiens handicapés de Catalyse vivent sur la scène, présents au récit, à leur discours théâtral et à eux-mêmes, esquissant des gestes, dessinant envols, sauts et arrêts, répétant courses et poursuites sur le plateau. Comme le personnage kafkaïen qui ne devrait plus s’excuser de sa présence prétendument coupable aux autres, ils dévoilent ici une légitimité accomplie. Sur la chorégraphie d’Agnieszka Ryszkiewicz et la musique de Julien Perraudeau.

Un conte noir d’enfance avec ses figurines colorées et animées, infiniment vivantes.

Véronique Hotte

 Spectacle joué à l’Autre Scène du Grand Avignon, Védène, jusqu’au 12 juillet.

Le Corps en obstacle, texte et mise scène de Gaétan Pau

 

Le Corps en obstacle, texte et mise scène de Gaétan Pau

9FA8BC74-82E7-46D4-9CF1-F36B8BC74410Cédric, qui a créé cette entreprise de sécurité il y a vingt ans, voit que les candidatures ne correspondent pas à son idéal et sont des plus fantaisistes: des retraités, une femme de soixante-cinq ans: « Si on embauche, on embauche quelqu’un qui sait ». Mais sa boîte est vraiment en difficulté et il prend alors une décision insolite: il embauche des sans-papiers. « Vous qui avez connu le danger, venez gérer le nôtre ! ».

« J’ai voulu écrire au présent, avec légèreté, humour, tout en interrogeant nos impasses, dit l’auteur. Le monde de la sécurité privée m’a semblé judicieux car il donnait la possibilité de traiter des thèmes comme le besoin de liberté, de sécurité, d’espoir malgré la nostalgie, mais aussi besoin d’ouverture vers le monde malgré la tentation de repli, la confrontation des générations, des origines, des idéologies, nos contradictions… »

On s’entraîne à la boxe, quelqu’un entre et ne parvient pas à interrompre le combat. « Il semble que rien ne soit moins sécurisé qu’une boîte de sécurité». Un candidat se fait embaucher sans justificatifs : « L’horreur m’a appris l’oubli de tous mes proches, ma mère m’a appris à m’arracher, il y a une relation entre la sécurité privée et l’imagination. Pourquoi Alep n’a pas su résister ? »

Un spectacle énigmatique, révélateur des travers de notre société bien interprété par Sumaya Al-Attia, Stéphane Brel, Greg Germain, Nicolas Mouen et David Seigneur.

Edith Rappoport

 Chapelle du Verbe incarné jusqu’au 26 juillet, à 17 h 55, 21 rue des Lices, Avignon T.: 04 90 14 07 49.

Une Histoire irlandaise (An Irish Story), texte de Kelly Rivière

 

Une Histoire irlandaise (An Irish Story), texte de Kelly Rivière

1-An-Irish-Story L’Irlande, un pays pauvre où il n’y avait pas de travail donc avec une forte émigration, depuis la famine de 1845 jusqu’à encore il y a un demi-siècle.Vers les Etats-Unis, l’Australie, et l’Angleterre où ces catholiques étaient très mal vus dans un pays protestant et où ils avaient le plus grand mal à s’intégrer, vite repérés à cause de leur accent, même s’ils parlaient la même langue.

Et bien entendu, ils avaient aussi le plus grand mal à se faire embaucher. Kelly Rivière, franco-irlandaise,  part dans ce monologue, juste avec quelques accessoires à la recherche de l’histoire de son grand-père Peter 0’ Farrel. Mais raconte aussi les marches  pacifiques en 1984, la répression violente et systématique organisée par Margaret Tatcher…Kelly a seize ans et séduit déjà les garçons avec les vies inventées de ce grand-père, mythique gardien de phare dont personne n’a retrouvé la trace. Se cache-t-il, est-il encore vivant ou disparu à jamais? Sa mère n’est pas très bavarde à ce sujet, et Kelly fait donc appel à un détective privé… qui ne lui cache pas la grande difficulté et le coût de l’opération! Elle parviendra quand même à retrouver sa très vieille grand-mère à Londres…

Seule en scène, elle incarne successivement tous les personnages de cette saga familiale, ses parents venus vivre à Lyon, ses amants, des policiers anglais, le détective privé, ses grandes-tantes. Sur ce petit plateau où en fond de scène, on peut voir suspendues de grandes photos de son Irlande, mais aussi de sa famille, la jeune actrice  sympathique, est tout à fait brillante, joue et chante bien, et danse encore mieux.

Oui, mais voilà, mieux vaut parler un peu anglais, ou du moins le comprendre. Et de ce côté-là, nous ne sommes pas très doués  et comme Kelly Rivière parle assez vite en Français comme en anglais, des pans entiers de la langue de Shakespeare nous ont échappé. Il parait que ce n’est pas grave, et que l’on n’en a pas besoin pour apprécier le spectacle. On veut bien… mais il est toujours très frustrant d’entendre une salle rire quand on ne peut pas le faire, parce que désolé, on n’est pas de la même paroisse linguistique. Nous avons demandé à notre amie Edith Rappoport, elle, parfaitement bilingue, de vous en dire un peu plus.  Donc à suivre.

 Philippe du Vignal

Arthéphile, rue du Bourg-Neuf, Avignon, jusqu’au 27 juillet.

Théâtre de la Tête noire, Saran ( Loiret) le 20 septembre.
Maison des sciences de l’homme, Paris, le 11 octobre.
Théâtre municipal Berthelot, Montreuil ( Seine-Saint-Denis)


Kreatur, pièce chorégraphique de Sasha Waltz

©Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

©Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

 

Kreatur, pièce chorégraphique de Sasha Waltz

 

Dans la peau du spectateur-type du festival, nous nous sommes précipités et entassés dans des navettes pour l’Opéra-Confluence. En des temps plus favorables, nous aurions pris le train, puisqu’il est en face de la gare TGV, et nous aurions moins souffert de la station debout et de la chaleur. Peut-être, ne serions-nous pas non plus arrivés trois quarts d’heures avant le spectacle. Il y avait dans un hall, un seul banc pour vingt places et cent neuf cent spectateurs potentiels! Car, malgré le couperet «c‘est complet», il restait encore des places, ce qui a permis à certains d’accéder à de lointains rangs: O et suivants (mais au même prix!). Voilà,  le coup de mauvaise humeur quant à l’organisation!

 Kreatur nous arrache à toutes ces misérables contingences, avec un retour à la danse pure, la plus physique et la plus abstraite à la fois, sans fil narratif et fortement ancrée dans ce monde. Dès la première image, avec l’apparition de formes blanches fantomatiques, jusqu’aux combats et défaites finales, la chorégraphe explore les contraintes imposées par l’espace, par les autres personnages et les costumes, sur les corps. À l’ouverture, les danseuses s’extraient de chrysalides légères –et si c’était cela, cette contrainte, le voile de la mariée ?-  y reviennent, et s’en dégagent…

Peu à peu, les mouvements se transforment : les corps se tassent en haut d’un escalier qui ne mène nulle part, se reflètent dans des miroirs transparents, se heurtent, se fondent, tentent tous les accouplements possibles et forment des hordes animales. Dans le mouvement perpétuel d’un monde de surveillance, et sans repos, l’énergie s’affaisse et renaît, il y un petit temps de trêve au milieu du combat…

Pas de décor, peu d’accessoires,  mais un escalier qui jouera aussi le rôle de la destinée humaine, le danseur montant, quand il croit descendre, et réciproquement : magie toute simple du jeu de groupe. De très beaux costumes d’Iris von Herpe, précis, parfois discrets jusqu’à la presque nudité, évoquent parfois un monde futuriste aux couleurs d’insectes métallisés, mais laissant toujours la peau libre de capter la lumière.

Sasha Waltz s’appuie sur une troupe de danseurs exceptionnels. Peu importe les âges ou les différences physiques, au contraire : chacun avec sa personnalité forte, tout en se fondant parfaitement dans le groupe. Tous virtuoses, ils apparaissent, disparaissent, reviennent et reforment un mouvement collectif qui ne s’arrête jamais, explorant chaque proposition jusqu’au bout, mais non jusqu’à l’épuisement, du moins visible.  Jamais, ils ne donnent leur fatigue en spectacle, assez forts, on l’a dit, pour renaître de leurs propres ressources.

Elle s’appuie aussi sur le travail plastique d’Urs Schönebaum, dont les lumières sculptent l’espace et les corps, et sur un travail ultra-précis de recherche et de diffusion des sons (Soundwalk Collective) qui créent la proximité ou l’éloignement, l’intimité avec ce que nous voyons sur la scène. Enregistrés en partie dans des usines désaffectées, ils ont gardé quelque chose de leur histoire, comme la danse résonne des contraintes spatiales expérimentées dans une ancienne prison de la STASI, la redoutable police est-allemande.
Kreatur, c’est toute la danse, et dans le monde réel.

 Christine Friedel

Festival d’Avignon, Opéra-Confluence, à 18h, jusqu’au 14 juillet. (Réservation de la navette avec le billet d’entrée).

 

Pur Présent, texte et mise en scène d’Olivier Py

 Pur Présent, texte et mise en scène d’Olivier Py, d’après une idée de Pierre-André Weitz

 

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

Depuis dix ans, les tragédies d’Eschyle montées par Olivier Py, metteur en scène de théâtre et d’opéra,  directeur du Festival d’Avignon, prennent vie selon une scénographie économique et un rapport de proximité aux spectateurs. Ici, Eschyle, avec Les Suppliantes , éclaire la situation des femmes et des migrants, et avec Les Sept contre Thèbes, le rapport entre la guerre et les médias et enfin avec Les Perses, le devoir de mémoire.

 L’esthétique de Pur Présent avec trois pièces, La Prison, L’Argent, Le Masque, procède de l’expérience pratique des tragédies d’Eschyle données dans un théâtre, collège, lycée, prison…  mais aussi des ateliers menés par le dramaturge  au Centre pénitentiaire d’Avignon-Le Pontet. Trois acteurs pour neuf personnages dans La Prison, L’Argent, Le Masque. Avec chacun, leur trio, que l’acteur soit personnage ou chœur. Le dépouillement -fond et forme- est ici de bon aloi, puisque le spectacle se donne dans un nouveau lieu avignonnais La Scierie, dans un esprit de partage.

 Un esprit tonique de théâtre de tréteaux, avec saltimbanques et joutes verbales à vue. Sur un ring, en rapport tri-frontal avec le public, se tiennent les personnages  principaux. Mais aussi dans les couloirs attenant aux quatre côtés, où  le personnage du chœur chemine, commentant l’action… Humour,  réflexions personnelles et questionnements métaphysiques : les argumentations se succèdent, et sont ici patiemment pesés le pour et le contre des enjeux. Et le chœur n’hésite pas à se hisser sur le ring pour rejoindre tel solo ou duo.

 Avec verve et dynamique corporelle, Dali Benssalah joue le chœur ou le compagnon de prison du « roi » dans La prison ; celui du secrétaire du directeur dans L’argent et du salarié rebelle dans Le Masque. Nazim Boudjenah, de la Comédie-Française, incarne avec morgue, plaisir et cynisme, le rôle du chef, du maître, du patron, du truand à la Jean Genet. Il conserve la dimension de figure paternelle dans L’Argent, où il joue un responsable des finances pris à partie par son propre fils qui  veut l’éliminer sans l’oser vraiment.

 Joseph Fourez incarne d’abord l’aumônier de prison, un fils de bourgeois, dans la première pièce, l’autre fils du directeur de banque dans la seconde, et enfin le provocateur et partenaire de joutes verbales du Révolutionnaire dans la troisième. De quoi est-il question? De l’amertume et du délitement d’une société en faillite: consommation à volonté pour certains et injustice grandissante pour tous les autres qui n’ont pas accès aux jouissances proposées et inventées sournoisement. Mais sont aussi évoqués les rapports de pouvoir et domination  des hommes et leurs egos mais aussi l’amour… toujours.

 Pourquoi tant d’ habitants des « quartiers » dans les prisons surpeuplées  ? L’aumônier en recherche d’âme, se sent abandonné devant l’horreur économique et sociale. Moqué et ridiculisé par le roi des prisonniers.Les acteurs s’invectivent et se provoquent physiquement : qui, le chat et qui, la souris. Après la prose poétique énoncée, liée à un beau mysticisme – l’abîme et les étoiles, la vérité et la beauté, tendance Victor Hugo et Jean Genet, viennent les coups corporels. Les armes présentes ne visent pas l’ennemi comme ce père avide de gains, et ciblé par le fils impuissant qui voudrait le mettre à mal mais elles se retournent contre leur détenteur.

 Les masques, des cagoules masculines qui pourraient être des voiles féminins, révèlent aux passants comme aux collègues, ceux qu’on ne voit pas. Inégalités, injustices, enrichissements de certains et appauvrissement des autres: comment les êtres sauvegardent-ils leur dignité en ignorant leurs responsabilités ? Où sont alors l’éthique et les valeurs humanistes existentielles… qui vont alors à vau-l’eau.

Olivier Py, à la fois par son écriture, sa mise en scène et sa  direction d’acteurs, convainc d’autant plus qu’il se penche avec tact sur les relations humaines malmenées. Ses acteurs réactifs, tendus et à l’écoute, partagent l’espace avec le public .Et au piano, Guilhem Fabre, attentif au temps scénique, joue Liszt, Ravel, Prokofiev, Rachmaninov, Ligeti, Schumann, Beethoven…

Véronique Hotte

 La  Scierie, Avignon, jusqu’au 22 juillet.  

 

J’appelle mes frères, de Jonas Hassen Khemiri, mise en scène de Noémie Rosenblatt

©Simon Gosselin

©Simon Gosselin

 

J’appelle mes frères, de Jonas Hassen Khemiri, traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, mise en scène de Noémie Rosenblatt

 

« J’appelle mes frères et je dis : il vient de se passer un truc complètement fou. Vous avez entendu ? Un homme. Une voiture. Deux explosions. En plein centre. J’appelle mes frères et je dis : Non personne n’a été arrêté. Personne n’est suspecté. Pas encore. » Contraire à toutes les règles de commencer une critique par l’accroche du spectacle. Mais, comme c’est la meilleure formulation pour en donner une idée, on la garde…

Jonas Hassen Khémiri, d’abord romancier (Un Oeil rouge, Montecore), est passé à la scène avec Invasion !, un immense succès en Suède, et créé en France en 2008 par Michel Didym (voir Le Théâtre du Blog). La question ? Toujours la même : qui suis-je, avec mes cheveux noirs dans ce pays de blonds, quel est mon pays, et ma nationalité ? La question de l’identité, rebattue, vidée de son sens et bourrée d’idéologies suspecte, prend ici une autre réalité, brute, au carrefour du théâtre de l’intime, et du politique.

 Amor, étudiant suédois “issu de l’immigration“, habite une ville traumatisée par un attentat (qui n’a fait aucune victime, apparemment). Et, au fur et à mesure de ses déambulations, il se sent suivi, harcelé, soupçonné par la police. Les jeux même avec celle qu’il aime et qui ne lui rend pas la pareille, quoi qu’il en pense, tournent à la persécution. Ses devoirs envers ses «frères», de sang ou non, l’accablent de culpabilité : acheter une mèche de perceuse devient un calvaire, comme reconnaître que le «frère» vendeur n’a rien à faire de cette parenté. Amor vit une journée de cauchemar, se sent coupable de tout, et pourquoi pas de l’attentat, jusqu’à ce que…

 La mise en scène sert avec une grande précision, l’humour et la radicalité de la pièce. Autour de Slimane Yesfah (Amor), Priscilla Bescond, Kenza Lagnaoui et Maxime Le Gall (artiste associé lui aussi à la Comédie de Béthune), et un chœur de onze amateurs. Le travail avec eux, commencé à Béthune, se renouvelle dans chaque ville de représentation. Et il est essentiel au spectacle, ces amateurs  représentent, ensemble et individualisés, cette ville fantasmée, effrayante, qui hante Amor. Noémie Rosenblatt a travaillé précisément sur l’électricité qui passe entre les corps, sur la perception d’un espace qui peut être neutre ou très hostile. Et, si mon prochain passe trop près de moi, il n’est plus un prochain, mais devient une dangereuse force d’intrusion…

 Un auteur fort, une pièce où nous affrontons nos angoisses, celles des banlieues intégrées qui vivent avec, au moins une double identité. Ici, la direction d’acteurs est serrée et généreuse, et la scénographie à la fois minimale et riche (Angéline Croissant). Que demande le peuple ? Noémie Rosenblatt, après le Conservatoire national, s’est formée à la mise en scène comme assistante d’Eric Lacascade, et de Cécile Backès, et s’est associée avec trois autres jeunes compagnies dans une société de production, Le Bureau des filles : partager l’administration et la diffusion des spectacles permet de mieux les travailler. Simple bon sens artisanal, essentiel en ce temps où il faut réinventer les conditions de la création artistique. On dit bravo à ces jeunes femmes, pieds sur terre et imaginatives, et on se dit qu’on reverra vite Noémie Rosenblatt qui a déjà convaincu pas mal d’institutions. En attendant, allez à la Manufacture.

 Christine Friedel

 La Manufacture, 2 rue des Ecoles, Avignon (mais à la Patinoire ATTENTION: navette une demi heure avant 15h55, jusqu’au 26 juillet. T. : 04 90 85 12 71.

Le Théâtre de J.H. Khemiri est publié aux éditions Théâtrales.

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