La Liste de Jennifer Tremblay

La Liste de Jennifer Tremblay,  mise en scène d’Yves Chenevoy

Créée en 1989, la compagnie Chenevoy a monté plus d’une vingtaine de spectacles qui ont été beaucoup joués. D’abord avec des textes classiques (Molière, Goldoni…) et depuis quelques années, avec des auteurs contemporains comme Wajdi Mouawad, Suzanne Lebeau, Catherine Zambon, Carole Frechette, Rémi De Vos, ou Emmanuel Darley. La Liste est une pièce de la romancière et dramaturge québécoise qui a aussi écrit des pièces comme Le Carrousel et La Délivrance.

Dans cette courte pièce- en fait un monologue- une femme se met à parler dans sa cuisine; profondément triste, elle  confesse qu’elle se sent coupable de la mort de sa voisine Caroline qu’elle aurait dû mieux protéger. Elle témoigne de sa disparition : «Je suis responsable de sa mort ! » Et elle colle sur un tableau des petits papiers  avec la liste des tâches à accomplir. Caroline, une accordéoniste, pénètre  sur le plateau, pieds nus, et dialogue, très complice, avec son amie.  «Je reste un fruit amer, je continue de devoir rester, Je veux être un chameau. Libre dans le désert du Sahara. Je veux être un platane. Immobile sur les Champs-Elysées.Je veux être cette prostituée d’Amsterdam. Superbe sur ses talons hauts. (…) A force d’être seule, je n’ai pas su être avec quelqu’un! Je ne voulais pas partager mes mercredis. »

Elle alterne phases d’enthousiasme et d’angoisse : « Je déteste ces maisons, ce village, je sais que je finirai lâchée au fond de la penderie. (…) J’aime la facilité d’aimer les enfants. » Elle ne cesse de rajouter et de supprimer les  petits papiers. Noël arrive, elle craque sur ses listes et s’écroule. Mais Caroline accouche, perd du sang, s’évanouit  et meurt. Sa compagne hurle après sa maman.

Claudie Arif est bouleversante de sincérité mais cette petite pièce, entre théâtre et poésie, ne nous a pas vraiment convaincu.

Edith Rappoport

Théâtre Essaion 6 rue Pierre au Lard Paris IVème,  jusqu’au 4 décembre. T. : 01 42 78 46 42

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Archive pour août, 2018

Souffle, par Action d’Espace, François Rascalou

 

Festival d’Aurillac

Souffle, par Action d’Espace, François Rascalou

©3-petitekalimba

©3-petitekalimba

La convocation tient à un fil, fragile et ténu. «Vous êtes là ?» interroge le comédien-berger, en funambule. Ses regards francs aimantent le troupeau des spectateurs, et ses étranges sauts de cabri font tinter sabots et clochettes.

Un univers sonore- auquel l’accent chantant de Pascal Rascalou ajoute une note pittoresque- nous fait immédiatement grimper sur les hauteurs montagneuses où se joue un drame pastoral. Inconnu, insaisissable, le loup est dans la bergerie, allégorie de la grande faucheuse.

Quelle étrange proposition faite d’avancées et de reculades ! L’appréhension et les ajustements sont palpables, exhibés, et on pénètre dans un territoire hasardeux et sauvage, celui des peurs enfantines où « les mots sont peuplés de bêtes».  Soit un homme face à un animal : deux danseurs. Entre eux, un poème qui évoque à la façon d’une tauromachie, la visite de la Mort et le deuil du père. Petit à petit, on respire au rythme de la bête et cet étrange spectacle déambulatoire requiert une grande concentration et une adhésion à une gestuelle sautillante et louvoyante qui peut sembler triviale de prime abord. Les danseurs, en tenue de varappe, harnachent deux perches fluo jaune et orange à des élastiques et à des mousquetons. Ce qui demande beaucoup de manipulations à vue.

Parfois, la magie prend, focalise l’attention : « Je te regarde, animal, je me demande si tu sais la fin. » Les cannes sculptent dans les rues d’un quartier résidentiel, des suspensions, arches, seuils et cornes : autant d’éléments mythologiques illustrant un face-à-face homme/animal. Mais d’autres fois, il y a des flottements, à cause de déplacements sinueux et  d’une métaphore, très cryptée… Au gré des étapes, naissent des saynètes : cauchemar nocturne, saut du grand plongeon, face à face agonistique… Autant de petits pas pour apprivoiser la bête fabuleuse, la condition humaine.

Cette fable se nourrit de la trame de La Chèvre de Monsieur Seguin, une nouvelle d’Alphonse Daudet. C’est une lutte inégale, faite de provocations, traques et esquives:  un domptage chorégraphique de la mort du père. On y lit l’appréhension et le désir de contact. Pour adhérer à la proposition, «il faut se bichifier», accueillir Eros et Thanatos, accepter tressauts et métamorphoses, coller aux corps dansants. Devenir pair ou père.

Les grandes cannes transformables génèrent des espaces très émouvants : frontières, cercles, passages à franchir. Mais la gestion de ce Souffle se révèle subtile, et de ci, de là, la lassitude gagne : cette abstraction poétique  exigeante désarçonne et il y a une certaine déperdition de public qui, au gré de la marche, se plaint de l’hermétisme. Le reste des spectateurs est fasciné. Cette proposition qui puise dans les ors mythologiques et les temps immémoriaux, ouvre de belles pistes et offre des images surprenantes. Mais elle mériterait d’être resserrée et il faudrait élaguer les gestes techniques  et approfondir la diction, pour créer un duel sonore De profundis. « Partons », dit le fils,  au théâtre, il me vient de drôles de pensées. » Et en effet, ce cheminement se vit plutôt comme une expérience reptilienne…

Stéphanie Ruffier

Jusqu’au 25 août, rue de Clairvivre, à Aurillac.

 

Les 4 Saisons par Délices Dada

 

Festival d’Aurillac

Les 4 Saisons par Délices Dada

Photos Patrice Terraz

Photos Patrice Terraz

Cette compagnie historique du théâtre de rue a mis au point depuis les années 1970, un imaginaire décalé dans les grands espaces, son terrain de jeu favori. Quand un serpent lumineux nous conduit sur le terrain de sport du lycée Emile Duclaux, on se réjouit. Un grand cercle permettant une vision panoptique nous accueille. Cette  nouvelle création ne semble pas suivre la devise: «La parole dans tous ses états » mais laisse la place aux grands airs du célèbre compositeur italien. Avec une revue musicale d’une simplicité déconcertante, agrémentée de petits cartons naïfs comme dans le cinéma muet. Des questions un peu bêtasses scandent ainsi les saisons : Le printemps donne-t-il des ailes ? ou Vivaldi rend-il fou 

Quelle idée bizarre de réinterpréter ces douze mouvements des Quatre Saisons que les cabines d’ascenseurs et les standards téléphoniques encombrés ont usé jusqu’à la corde… On attendait du neuf et du pétillant. Las! La musique enregistrée des  saxophones a des sonorités de canards. Et aucun musicien jouant en direct pour nous distraire !

La scénographie circulaire censée évoquer une pizza quatre saisons -vraiment? – propose quatre dispositifs frontaux décevants. Quel peut bien en effet être l’intérêt de faire pivoter d’un quart de tour le public placé au centre, s’il se retrouve devant un podium noir toujours identique ? Même micro, mêmes lumières, alors que le cadre nocturne aurait pourtant permis de jolis effets. Même cantatrice candide, fausse bourgeoise à fourrure et diadème, avec des jeux vocaux certes amusants à la Cathy Berberian,  et flanquée du même bruiteur, Jeff Thiébaut…

Autour d’eux, les comédiens manipulent des marionnettes en carton évoquant la saison traitée : abeilles, champignons, Père Noël… Les costumes noirs agrémentés de gants blancs, de bandes sportives ou de tutus,  jouent sur la discrétion.  On veut bien concéder une naïveté charmante, une poésie un peu absurde. Mais ça ne prend pas. Il y a bien quelques moments piquants : le passage surréaliste d’un skieur, la chorégraphie surprenante de l’été indien interprétée par Richard Brun et une chasse à courre avec grappes de raisins-grelots et chiens-fusils.

Pour le reste, on s’ennuie ferme. Propositions illustratives et rythmes trop répétitifs arrachent de rares sourires. Mais on ne voit pas très bien où l’on veut nous emmener, sinon dans une farandole enfantine. «Quoi faire ?» s’interroge un carton. Réponse, côté verso : «Tout et rien. »

 Stéphanie Ruffier

 Lycée Emile Duclaux, jusqu’au 25 août.

Temps Fort de Quelques p’Arts, CNAREP, à Annonay (07)  le 21 octobre, à 20h et 22h.

 

Jusque dans vos bras par Les Chiens de Navarre

Festival d’Aurillac

Jusque dans vos bras par Les Chiens de Navarre

Theatre-les-Chiens-de-Navarre-sont-enragesLe collectif créé en 2005 par Jean-Christophe Meurisse, et maintenant bien connu, construit des spectacles satiriques proches de ceux des chansonniers des années soixante mais à partir d’improvisations. Cette écriture, dite «de plateau » est très mode. Parfois pour le meilleur, avec des dialogues incisifs et drôles et pour le franchement pas bon, avec des effets faciles et racoleurs (voir Le Théâtre du blog).

Ici, sur  la scène, une belle pelouse, en vraie herbe, pas en polyester comme les quelques feuilles mortes qui la parsèment. Et un lampadaire de ville au pied duquel un Africain bien seul est assis. Il chantera plus tard une vieille mélodie française. Cela commence par une  annonce au public l’informant qu’on ne jouera pas le spectacle adapté pour Aurillac mais dans une version normale ! Ah !ah ! Ah ! Suit une attaque virulente sur la ville d’Aurillac qui sent mauvais et sur ses habitants. Drôle et bien sûr, au second degré, mais pas dans le genre léger…
Et l’acteur en remet une couche en précisant qu’ici tout le monde paye, sauf les gens du conseil régional qui «pourtant gagnent tous bien plus que vous».  Pas très fin non plus, mais efficace: cela marche bien auprès de spectateurs qui, visiblement, connaissent déjà Les Chiens de Navarre et apprécient ce deuxième degré, même s’il rejoint parfois le premier. Puis l’acteur-animateur demande au public de se tenir par la main et de chuchoter une même petite phrase.

Dociles, et ravis comme s’ils étaient encore en colo de vacances, ils  obéissent avec plaisir. Puis, arrive une belle image souvent déjà vue mais qui marche à tous les coups, au théâtre comme au cinéma, celle d’un enterrement sous une vraie pluie, avec une dizaine de personnages tous en noir ici devant un cercueil drapé du drapeau tricolore. Et sans qu’on sache vraiment comment elle est arrivée, une bagarre générale éclate, avec quelques visages dégoulinant de sang.  Et une jeune femme bascule dans le cercueil, accueillie par le défunt sur fond de Marseillaise puis du fameux You Need is love des Beattles. Là, les Chiens de Navarre savent faire et bien ce genre d’images.

Il y a ensuite un pique-nique entre vieux potes déjà bien imbibés qui enfilent des lieux communs sur la politique, la vie et la sexualité. Du genre : les politiques, tous des vendus et des pédés… Et l’un d’entre eux dans un grand élan patriotique, propose de faire une campagne pour remettre sur pied le Parti Socialiste avec Lionel Jospin à sa tête, et racheter le siège historique de la rue de Solférino… Et au passage, Emmanuel Macron prend quelques baffes assez virulentes pour le plus grand plaisir du public.

Cela tourne vite,  à coups de verres de vin rouge, à l’engueulade, puis au repentir du principal intervenant qui se met à pleurer. Derrière eux, un homme absolument nu, se masturbe consciencieusement. Un moment vraiment drôle, très bien joué mais… un peu longuet. Comme souvent, Les Chiens de Navarre maîtrisent mieux l’espace que le temps. Aux meilleurs moments, dans la tradition du Théâtre de l’Unité, ils n’hésitent pas à s’en prendre avec une certaine pertinence à la grandeur de la France et à l’identité nationale, même si c’est souvent un peu appuyé. Il y a ainsi un général de Gaulle maghrébin de plus deux mètres, très impressionnant, dragué par une Marie-Antoinette ridicule en longue robe et crachant le sang, une Jeanne d’Arc bien beurrée en cuirasse et cotte de maille, ou un Obélix en pleine dépression. Dans un canot pneumatique posé sur un chariot à grosses roues, des migrants demandent de l’aide au public pour tirer sur la corde de leur embarcation de fortune… Une vieille ficelle pour se concilier le public qui tire avec plaisir sur une longue corde! Il y aussi un pape noir, tout habillé de blanc qui chante une chanson de Johnny Hallyday…

Parfois, on a droit à des scènes plus construites et plus élaborées  comme celle où dans un bureau de  l’O.F.P.R.A. (Office français de protection des réfugiés et apatrides), un fonctionnaire interroge avec l’aide d’un interprète, un jeune Congolais. L’assistante aux cheveux décolorés à la voix nasillarde insupportable dit sans arrêt des bêtises, et l’interprète se mêle de qui ne le regarde pas. Le jeune Africain, lui, reste impassible et continue à répondre aux questions sans fondement mais le fonctionnaire, devant une situation aussi absurde qui dégénère, se confond en excuses, promet de régler très vite la situation de ce sans-papiers. Et il en vient même à lui offrir sa Twingo. Acide et drôle, ce sketch réussi- mais un peu longuet- rappelle curieusement Le Commissaire est bon enfant de Courteline…

 Dans un salon -table basse, grande bibliothèque, boisson détox- un couple de bourgeois, pleins de bons sentiments, accueille chez eux trois migrants du Congo belge, qui, malgré leur visage tout rouge, ont un accent belge prononcé,  et à leur grand étonnement, connaissent bien Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaker!  Mal à l’aise et trop gentil, le couple n’en est pas à une gaffe près: «Vous avez fait un bon voyage ? » dit la dame… « Oui, mais on a mis plus de trois mois pour venir jusqu’ici, lui répond seulement un des migrants. »

Cela tient à la fois d’une parodie du théâtre de boulevard et de la farce réaliste: une vieille tradition du théâtre français, depuis le Moyen-Age, qui est ici remise au goût du jour. Mais ces sketches rondement menés par les acteurs, gagneraient beaucoup à être élagués. Et Les Chiens de Navarre pourraient nous épargner une incursion fréquente sur leur terrain de jeu préféré: le théâtre dans le théâtre.  Comme cette fausse rangée de livres qu’on nous montre bien comme fausse, ou une adresse au technicien pour qu’il règle une lumière. Pénibles, ces vieux trucs usés jusqu’à la corde et auxquels personne ne croit plus une seconde!  Le spectacle, trop long, patine sérieusement dans le dernier quart d’heure, et se termine plus qu’il ne finit vraiment. Avec un drapeau bleu-blanc-rouge que deux astronautes tentent en vain de planter sur  une planète…

Jusque dans vos bras, qui a déjà bien tourné depuis sa création l’an passé, est donc rodé. Mais mieux vaut ne pas être trop exigeant quant à la dramaturgie. Mal construit et sans autre véritable fil rouge qu’un défilé assez sage de saynètes,  il a pour thème approximatif, l’identité française.  Rien donc de très provocant ni de très neuf dans la forme qui semble hésiter entre une véritable agit-prop et une comédie franchouillarde à la satire virulente. Mais, comme c’est bien joué et souvent drôle, on rit volontiers. Ce qui n’est pas un luxe dans le théâtre français actuel, très avare là-dessus… Mais on aurait aimé qu’un auteur s’empare des improvisations en amont et écrive un texte moins conventionnel et plus iconoclaste. Assez bavard, ce spectacle!  et Jean-Christophe Meurisse ferait bien d’aller voir les kapouchniks, ces cabarets mensuels, très populaires du Théâtre de l’Unité à Audincourt, autrement plus incisifs et plus proches, eux, d’une véritable agit-prop…

A voir? Oui, malgré ces réserves et un prix un peu élevé: 18 € la place, dans un festival aussi populaire que celui d’Aurillac, c’est, rapport qualité/prix, quand même un peu cher!

Philippe du Vignal

 Jusque dans vos bras s’est joué au Théâtre d’Aurillac, les 22, 23 et 24 août.

 

Festival d’Aurillac La Nuit unique par le Théâtre de l’Unité, mise en scène d’Hervée de Lafond et Jacques Livchine

 

Festival d’Aurillac

La Nuit unique par le Théâtre de l’Unité, mise en scène d’Hervée de Lafond et Jacques Livchine

Fanny Girod

Fanny Girod

Notre amie Stéphanie Ruffier ( voir Le Théâtre du Blog) vous a déjà dit tout le bien qu’elle pensait de ce spectacle hors-normes dont les représentations à l’extérieur comme à l’intérieur,  ne sont jamais identiques. Donc, cela valait le coup d’y aller et d’en remettre une couche… Ici, cela se passe au Parapluie, un beau lieu de travail pour les compagnies de théâtre de rue mais pas que, situé près de la route de Mauriac, construit il y a quinze ans déjà,  très au calme dans les prés verdoyants, en dehors d’Aurillac. Donc sans aucun bruit ni lumières extérieures, ce qui est précieux et très recherché.

Difficile de raconter cette longue nuit, et comme les autres,  nous avons par moments dormi à un moment ou un autre. Le plus impressionnant dans cette grande salle à la scénographie bi-frontale, avec deux cent personnes: le silence et la paix. Et, comment dire les choses, une sorte de « recueillement ». Pas une récrimination, pas un faux pas mais un respect des autres. Les gens s’excusent poliment quand ils doivent déranger un peu pour aller aux toilettes puis rejoindre une des bulles individuelles en plastique rouges gonflées à l’air où on s’allonge pour la nuit. Mais où il vaut mieux vaut ne pas trop bouger sous peine de perdre l’équilibre !

A chaque heure, Jacques Livchine, toujours suivi de son  fidèle et vieux  chien noir, fait sonner une cloche, et annonce la couleur de la thématique qui va suivre : l’amour, la mort, le rêve, le réveil… Et cela jusqu’à six heures. Bien entendu, tout n’est pas de la même qualité. Mais il faut quand même avoir  un sacré culot à soixante-quinze ans et une formidable expérience pour concocter une telle aventure et avertir le public, au début de la représentation, de ne pas hésiter à s’endormir…. Alors que c’est l’obsession inverse de nombreux réalisateurs, quand ils se lancent sans aucun état d’âme dans des spectacles-fleuve d’une dizaine d’heures… souvent assez ennuyeux.

  Nous connaissons Hervée de Lafond et Jacques Livchine depuis une quarantaine d’années et il sont devenus experts depuis longtemps dans la façon d’amener le public là où ils veulent. Ils savent aussi maîtriser parfaitement cette étrange cérémonie collective… Avec une grande précision, et beaucoup de générosité. Ce qui n’est pas incompatible. Nombre de jeunes metteurs en scène qui font preuve d’une rare prétention, feraient bien d’en prendre de la  graine. Les créateurs de cette Nuit unique précisent bien qu’ils ne sont pas en couple dans la vie mais seulement au théâtre. Bon… Mais ils ont depuis toujours une grande et très efficace complicité dans le travail théâtral. On voit mal un spectacle de l’Unité sans cette indispensable osmose. Hervé est le bras armé de Jacques mais c’est plus compliqué. Et cela se sent dans tout le spectacle, ils restent obsédés par leur mort prochaine. Il y a dans cette Nuit unique un aller et retour permanent sur leur passé. Comme en écho au vers magnifique du Cid de Corneille: « Le passé me tourmente et je crains l’avenir ».  En attendant,  ils font encore et régulièrement ensemble de très bons spectacles comme ce Parlement de rue créé à Aurillac il y a trois ans et récemment encore joué à Paris…

Hervée de Lafond raconte ici qu’elle a été élevée au Viet nam par une merveilleuse nourrice, et passe lentement dans les rangées de spectateurs avec une tablette électronique où on peut voir une vieille photographie de cette nounou, et du frère de Lafond. Hervée est retournée récemment dans ce pays avec, on le devine,  beaucoup d’émotion, et raconte aussi, et de façon magnifique, le suicide de ce frère, privé de parole après une erreur médicale, qui s’exprimait avec une machine à écrire, et qui s’est noyé dans le canal du Midi, il y a une trentaine d’années.

On voit les drapeaux rouges de la révolution à Hô Chi Minh ville,  et une file de gens  coiffés de chapeaux pointus puis Jacques Livchine parle de son cancer guéri mais aussi de la fascination qu’exercent sur lui les jeunes femmes. Il demande à Catherine Fornal, une jeune comédienne exemplaire et d’une grande présence, si elle ferait l’amour avec un homme de soixante-quinze ans. Lucile Tanoh, elle, fait la liste, vraie ou fausse, de tous ses amants.

Et il y a souvent au cours de cette nuit,  de courts  extraits de textes,  tous remarquablement dits par l’un ou l’autre des comédiens. Au programme: Alejandro Jodorowski, Henri Michaux, Fernando Pessoa, Gherasim Luca, Danils Harms, etc. Une unité dans tout cela? Sans doute celle de la confidence et de l’intimité, et c’est bien suffisant. Jacques Livchine récite lui, superbement et avec passion, Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud et, presque en entier, La Prose du Transibérien de son cher Blaise Cendrars. Les deux Chochottes Garance Guierre et Léonor Stirman, habituées du Théâtre de l’Unité, chantent aussi avec Fantazio, à la contrebasse. Cela défile comme dans une sorte de rêve dans un grand silence, percé de temps à autre par une ronflement d’un dormeur anonyme.

Moins convaincants et un peu faciles, les dialogues commentés de la Bérénice de Racine ou du Dom Juan de Molière avec des Elvire nues, comme dans la mise en scène du Théâtre de l’Unité il y a longtemps. Et des citations visuelles du grand maître polonais Tadeusz Kantor (1915-1990) dont Catherine Fornal a rencontré à Cracovie les fameux acteurs jumeaux, personnages aussi remarquables dans la vie que sur la scène. Ou d’une revisitation d’un ballet de Pina Bausch, mais à l’interprétation dansée, disons plus qu’approximative… 

Les comédiens viennent parfois chuchoter quelques bribes de poèmes à l’oreille des spectateurs endormis ou non. La dernière heure : « Le réveil »,  fleurte avec le un peu n’importe quoi ; on sent la fatigue et le remplissage ! Là, les deux complices devraient resserrer les boulons. Il y a ensuite un petit déjeuner avec café ou thé-pain-beurre- confiture, et chacun parle enfin et volontiers, avec son voisin de lit, et Hervée de Lafond confie à une spectatrice qui a, elle aussi,  vécu au Viet nam, qu’elle sait faire les nems mais pas les travers de porc caramélisés.

Une expérience unique et tout à fait étonnante, où, bizarrement, on ne s’ennuie pas du tout – aucun spectateur n’est parti- comme enveloppé dans un cocon de musiques, chants, danses, images, et  textes, même si on n’entend pas tout, avec une impeccable diction. Cela devient de plus en plus rare et fait du bien! On pense aussi souvent aux images du célèbre Regard du Sourd de Bob Wilson au festival de Nancy, il y a plus de quarante ans,  et qui durait plus de six heures. Cette création avait beaucoup impressionné Hervée de Lafond et Jacques Livchine, comme tous les metteurs en scène de leur génération.

La Nuit unique, plus qu’un spectacle avec ses grandeurs et ses faiblesses évidentes, est sans doute un patchwork artistique des plus intelligents et des plus maîtrisés dans l’espace et dans le temps, et qui aurait sans doute bien plu  à Tadeusz Kantor. En tout cas, une expérience exceptionnelle de vie nocturne en commun de plusieurs générations,  sous de fabuleux éclairages tout en nuances. Et quel plaisir de voir par les grandes baies vitrées le jour se lever sur les collines … Ici, et c’est exceptionnel, il y a des enfants ravis et de nombreux jeunes gens, visiblement attirés par cette expérience qui, par certains côtés, mais sans les décibels, rappelle un concert rock.

Madame la Ministre de la Culture n’y viendra sûrement pas, et c’est bien dommage pour elle. Pour le moment, cette Nuit unique est programmée un peu partout, mais pas à Paris ! Au fait, quel directeur de théâtre  voudrait l’inviter ? Didier Deschamps à Chaillot, Wajdi Mouawad au Théâtre national de la Colline, Stéphane Braunschweig à l’Odéon, José Manuel Gonçalvès au Cent-Quatre. Ou encore Stanislas Nordey à Strasbourg, Catherine Marnas à Bordeaux ? Ne répondez pas oui, tous à la fois… Pourtant ces directeurs disposent d’espaces appropriés. Mais le Théâtre de l’Unité, cinquante ans après sa création, dérange encore et met effectivement souvent le doigt là où cela fait mal …  C’est sa grande force mais il le paye! Ne ratez pas surtout pas ce spectacle à Aurillac encore ce soir, ou s’il passe près de chez vous. Prenez une couverture ou mieux un sac de couchage, un bon oreiller, une bouteille d’eau et laissez-vous prendre par la main, vous ne le regretterez pas…

Philippe du Vignal 

Le  Parapluie,  jusqu’au 23 août.
Prochaine Nuit Unique:  le 15 septembre à Petite Pierre ( Gers).

Et le 28 décembre prochain à la Filature, de 23  h  à 7 h . Espace Japy à Audincourt ( Doubs) . T: 03 81 34 49 20. 

Conseils du Théâtre de l’Unité à ne pas suivre, avec les grains d’Hervée de Lafond de Jacques Livchine. Editions de L’Harmattan.  

 

Adieu Richard Demarcy

Adieu Richard  Demarcy

VICTOR TONELLI/ARTCOMART

VICTOR TONELLI/ARTCOMART

Le dramaturge, poète et metteur en scène  vient de mourir d’une tumeur au cerveau contre laquelle il se battait depuis deux ans. Nous l’avions connu à ses tout débuts quand il créa sa compagnie en 1972, après des études de sociologie et d’ethnologie à la Sorbonne et à l’École pratique des Hautes études. Sa thèse les Éléments d’une sociologie du spectacle avait été publiée et est encore très appréciée. Il avait été professeur à la la Sorbonne Nouvelle et il avait la passion d’un théâtre simple qui souvent était fait pour le jeune public mais que leurs parents pouvaient savourer.

Quand Gabriel Garran créa à Aubervilliers  son théâtre de la Commune, il en devint le secrétaire général du Théâtre de la Commune. Il rencontra une jeune et brillante comédienne très connue au Portugal, Teresa Mota. Emmanuel, leur fils, dirige depuis dix ans le Théâtre de la Ville à Paris et fut très proche de lui, surtout quand il tomba gravement malade.
 Il monta ainsi avec Teresa Mota, Le Secret  à Montreuil,  et  que Lucien Attoun invita à Théâtre Ouvert. Puis Jack Lang le fera venir au festival de Nancy. Il créera aussi Barracas qu’il écrivit et mis en scène avec Teresa Motta au festival d’Avignon en 1978. En 1979, au Centre Georges Pompidou.  Il avait monté avec une grande sensibilité  La Chasse au Snark de Lewis Carroll.

Richard Demarcy avait une passion pour l’Afrique, et ses spectacles la plupart du temps fondés sur de merveilleux contes et légendes, étaient souvent interprétés par des comédiens européens aussi bien qu’africains ou d’autres pays lointains…Ces dernières années, il avait investi Le Grand Parquet à Paris (voir Le Théâtre du blog), avec des textes inspirés de Pessoa, Kipling,  Jarry, Shakespeare…   Et avec Songo la rencontre, une fable sur deux bureaucrates coécrite avec l’écrivain et metteur en scène centrafricain Vincent Mambachaka créé dans son pays et repris en 2014.  Ou Drôles de vampires (2017).
 Il avait le don de faire jouer des comédiens d‘origine très différente, ce qui donnait à ses spectacles une coloration, un rythme et une exigence exemplaires.
Richard Demarcy, c’est aussi toute une époque de spectacle volontiers musicaux, aux moyens artisanaux mais généreux, d’une belle intelligence, et grand ouverts sur le monde,  qui disparaît…

Adieu Richard, et merci pour tout ce que vous aurez apporté au théâtre contemporain.

 Philippe du Vignal

Les obsèques de Richard Demarcy auront lieu ce vendredi 24 août à 15 h 30, au Crématorium du Père-Lachaise à Paris XXème.

 

Festival d’Aurillac: Campana, par le Cirque Trottola

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Festival d’Aurillac: 

 

Campana par le Cirque Trottola

Quand, à vingt heures, la cloche sonne le début du tout premier spectacle du festival , sous le chapiteau du cirque Trottola amarré au parc Hélitas, on sent le public frémissant, prêt à s’embarquer. Une marée mousseuse s’engouffre dans une faille du plancher doré et voilà qu’ils surgissent du monde des dessous, avec leurs costumes bleu nuit des temps, ou bleu jean des travailleurs. Tout l’univers du cirque est là: éternité – labeur tenace et patient. Une grande suspension du temps nous saisit.

Comme dans les polars clichés avec le bon et le méchant flic, on a plaisir à retrouver un couple éprouvé : la gracile brindille naïve et l’imposant ogre des bois, barbe et cheveux hirsutes incarnés par Titoune et Bonaventure Gacon. L’un comme l’autre fraient avec la grâce.
Les numéros de toujours sont convoqués : trapèze, corde, portés acrobatiques : autant de prouesses superbes et dérisoires qui arrachent des silences et des « oh » à la grande frénésie de nos vies.  Ici, on parle peu, mais les grandes questions résonnent : « Il se passe quoi ? C’est quoi ce machin ? Combien de temps reste-t-il ? » Car oui, têtues, les minutes passent inexorablement, au centre de cette très délicate méditation.

 La grande échelle du temps tourne à une vitesse folle et nous menace. L’animal, juché sur ses trapèzes, se joue de l’apesanteur. Le rythme est absolument maîtrisé. Rien ne pèse. Il y a tant de belles et furtives apparitions. Comme celle du Boudu avec sa «brouyette» dans laquelle on aperçoit, ravis, son patin à glace, son gant de boxe, une bière, son fatras familier…
Il manque d’éborgner le maire avec sa planche, il sous-traite son sifflotement. On rit beaucoup. L’accompagnement musical, assuré par Thomas Barrière et Bastien Pellenc, avec percussions bringuebalantes,  orgue Botempi,  guitare à deux manches, impose cahin-caha une ambiance des alpages et de la bricole. Sous le plancher, une saisissante création sonore nous emporte vers un haut-delà, un monde d’échos, de profondeurs, où d’autres ont vécu guerres, tempêtes, sentiments.

 Une trouvaille naît et on a l’esquisse une vision mais elle disparaît aussitôt. Le spectacle est à l’image de cet émouvant éléphant né d’un sac de couchage : il se dresse puis expire, le temps d’un souffle. Puissant, bref. Au tableau précédent, Rififi, qui a faim et froid, évoque, en une apparition et une chute, les migrants. En cas de fragilité technique, le public se montre toujours solidaire et applaudit à tout rompre. Récemment, sur France-Culture, dans La Table Ronde, Bonaventure Gacon essayait de dire, avec toute l’humilité qui le caractérise, comment fonctionne cette magie simple: « Le cirque a toujours aimé faire ça, brasser des choses lourdes, compliquées, pour un petit moment, éphémère, presque rien. (…) Malgré les gros camions, c’est fragile. (…) C’est comme si on vivait une histoire d’amour : peut-être ne se passe-t-il pas grand chose, pas de plan sur la comète, mais c’est passionnant, fascinant. »

 184338-trottola_-_campana_paille_campanaNous avons la sensation de voir illustrées toutes les déclinaisons du temps grec : l’ «aiôn», cycle naturel, le « chronos» et sa fuite physique inexorable, mais surtout le «kairos», instant métaphysique, précieux et décisif, où tout coïncide. Les cloches qui rythment ce travail sensible, nous rappellent celles des églises qui, autrefois, scandaient et imposaient le déroulé des journées : aliénation de la temporalité sociale, mais aussi menace  du Jugement dernier.

A la fin, une surprise de taille que l’on ne dévoilera pas: Tel un lever de grand-voile, avec des superbes lueurs, elle scénographie l’attente et fait pleuvoir sur nos cœurs la remembrance des naissances, des unions et des deuils du monde, de nos existences. Tous nos voisins, inconnus de nous, étaient terriblement émus. Nous venions de communier dans la grande simplicité du cercle et du temps retrouvé. « Mon pays, c’est la vie », dit Bonaventure. On sort de là sonné.

 Stéphanie Ruffier

Festival d’Aurillac (Cantal), Parc Hélitas, du 22 au 25 août à 20 h.

Les Deux Scènes à Besançon, les 9, 10, 12, 13, 15, 16, 19, 20, 23 et 24 octobre.

Le 104 à Paris, les 23, 24, 27, 28 et 30 novembre, les 1er 4, 5, 7, 8, 11, 12, 14 et 15 décembre.

 

 

Tentative(s) d’Utopie vitale, texte et mise en scène de Marie-Do Fréval

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©Stéphanie Ruffier

 

 

Tentative(s) d’Utopie vitale, texte et mise en scène de Marie-Do Fréval

 S’il ne fallait garder qu’un mot pour qualifier ma première rencontre avec Marie-Do Fréval, ce serait : surgissement. Ce fut comme une apparition! Elle déboule au coin d’une rue du XIIIème arrondissement parisien et déplie son immense drapeau rouge, sans étiquette, qui fait tant plaisir à voir,  et qui claque au vent et calligraphie l’espace autour d’elle. Elle : la femme à moustache et phallus noirs !

Déjà, la rumeur la précédait. Elle avait débarqué dans de nombreux festivals pour y flanquer ses coups de pied bien ajustés dans les fourmilières de l’hypocrisie et du politiquement correct. Du Destop, avait prévenu Jacques Livchine. Ensuite vient la parole. Aussi saillante. C’est peu de le dire. Un exorcisme païen d’où sort un vomi prodigieux de tout ce que la société nous a trop obligé, croit-on, à ingurgiter et à ruminer. Passionaria à grande gueule, cette révoltée vient nous haranguer et nous réveiller avec une poésie où la bidouille, le marteau sonore, la joie de la gouaille nous cueillent sans cesse.

Du Jacques Prévert, du Michel Audiard, du Ghérasim Luca, de la langue, version art brut. Elle raconte que le déclic s’est fait à Confluences en 2014 lors d’une rencontre thématique, Un siècle de résistance  : «J’ai acté une posture improvisée, provocatrice, insolente, pour mettre en jeu ma résistance et mon impuissance. Cet acte de liberté est la naissance de ce projet d’écriture. »

Marie-Do : une nuit debout à elle toute seule. Action directe ! Et chaque soir, s’il vous plaît ! Sus aux sempiternelles déplorations lâches et catastrophistes: elle intitule modestement ses micro-essais de révolte Tentative(s) de résistance qui depuis, sont devenus un spectacle à géométrie variable et le texte a été édité. Une vache, une vieille, un avatar de Niki de Saint-Phalle, une Générale de Gaulle … On est loin des féministes à la Beyoncé : sa galerie de personnages file la gaule ! Ce grand emportement du désir qui terrasse le renoncement.

 Son nouveau spectacle, Tentative(s) d’Utopie vitale prolonge le premier. On y retrouve le même cérémonial qui historicise l’instant : date, lieu, minutage, portrait d’un personnage en lutte. Mais il semble franchir une nouvelle étape dans l’urgence. Il faut dire que l’Etat a instillé dans nos esprits que l’urgence était désormais permanente. Heureusement, Marie-Do la déplace, lui cherche un nouveau lieu et une autre formule, quitte à rêver un peu, plus grand et plus humain. Car « L’heure est grave », nous dit Rosa la rouge (Rosa Luxembourg ressuscitée), « Je veux parler de l’utopie ». Elle fustige le contrôle absolu, partout, la dépolitisation de la pensée, la géolocalisation et la connexion absolue. Elle pointe du doigt Marcel, allégorie du pouvoir, pour mieux nous interroger : « Et toi, quel cul embrasses-tu ? Quand reprendras-tu ton indépendance ? ».

La Vieille est de retour, avec une belle prosopopée adressée au Président, lui qui est justement en couple avec une vieille. Quatre-vingts-quinze ans, divorcée, la vessie sur le point d’exploser, elle fustige : «L’histoire qui lui passe dessus, qui la baise. » Il y a aussi un nouveau personnage, le «bébé triso-miné » qui, lui, résiste à la normalité. C’est le mal-aimé de Claude François, l’enfant qui bousille l’idéal parental. Chaque tentative entrelarde ainsi des poèmes et des chansons populaires détournées, et fait tomber un pan du costume, comme pour aller au plus proche de la chair de Marie-Do, elle qui ose mettre ses « maux en je(u) » et qui nous distribue des pâtes-lettres pour que chacun puisse composer ses mots.

 Oh ! Qu’ils sont beaux, ces personnages, irrévérencieux et débordants d’une vitalité culottée et mal fagotée. Ils évoquent cette marge, ces êtres sans lieu, sans affectation, mais pas sans affection et exposent des corps qui font fi des assignations de genre, d’âge, d’espèce, de couleur de peau. Ils osent sortir de l’effroi et de l’immobilité de la pensée par la prise de parole publique. Et une rencontre avec le public suit le spectacle. On ne peut qu’être transpercé par l’honnêteté profonde de cette exhibition de l’intime, par la déflagration de l’Autre qui performe, se relève et tente de trouver comment se dire. Un combat verbal et masqué. Mais en allant se poster dans les lieux de passage, en amplifiant la voix de ceux qu’on n’entend jamais, dans les interstices d’un réel que le politique refuse littéralement de voir (on boute à présent tous les faibles et les pauvres des centres-villes), il trouve sa juste place. Peut-être a-t-il une valeur propédeutique. Dans ce cas, il transformerait l’essai.

 Un gros événement festif comme le festival d’Aurillac n’est peut-être pas le meilleur endroit où sentir toute la vibration de cette apparition. Certes, hétérotopique, selon le terme façonné par Michel Foucault, cet espace-temps hors de la vie courante constitue une grâce, une échappée belle. Le festival appartient à la catégorie de ces « espaces autres » où peut se loger un nouvel imaginaire, et donc l’utopie. Toutefois, il patine et police souvent la réception et les affects. On s’y prépare à la surprise. On enchaîne parfois trop vite sur un autre spectacle.

Or, Marie-Do, figure de proue dans la tempête, allégorie vindicative des grands tableaux révolutionnaires, est à découvrir plutôt dans le flux quotidien des villes et des villages, en impromptu, au détour d’un trottoir, dans un petit café, là où, habitués du bar P.M.U. , badauds et habitants du quartier constituent la plus grosse part du public. Elle invite à la pause. Ne la manquez surtout pas, où qu’elle passe. C’est certain : vitale, elle ruera toujours dans les brancards ! Espérons que son utopie devienne virale.

 Stéphanie Ruffier

 Spectacle vu dans un café, à Paris XIIIl ème, le  11 avril.

Festival d’Aurillac, du 22 au 25 août 2018, à 18 h, rue la Bride, (pastille 61).

Tentatives de résistance(s) de Marie-Do Fréval, est paru aux éditions Deuxième époque.

 

Sources, d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault


Sources par Humani théâtre, texte d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault

 

©Stéphanie Ruffier

©Stéphanie Ruffier

Le casque audio, une nouvelle chambre à soi ? Le Begat Theatre avec Les Demeurées et Mathieu Roy avec Un doux Reniement, en avaient déjà fait un lieu-refuge où on peut négocier en douceur et en toute intimité avec l’œuvre et la recréer à son aise. Loin du gadget technologique ou de l’accessoire à la mode, le casque plonge le spectateur dans un voyage intérieur, une bulle d’écoute qui ouvre le regard. Imposant sur les têtes, il rend visible l’endroit où se rencontrent les imaginaires.

 

Et Humani théâtre a choisi l’espace public pour mettre en scène Demain, dès l’aube, je partirai. Un texte commandé à Anne-Christine Tinel qui se sert de cet outil comme d’un médium subtil entre les mots et les auditeurs. L’histoire tourne autour d’un secret de famille: Violette, à plus de quarante ans, découvre, interdite, que son père n’est pas son géniteur. Profitant d’un voyage de sa mère dans son île natale, la Réunion, elle mène l’enquête avec sa sœur Lucie, plus conciliante que son frère Robin, pour l’aider à remonter aux sources et essayer de trouver une réponse.

Cette trame, proche de l’expérience familiale de l’auteure comme de celle de Marine Arnault, mêle étroitement non-dits et exil. Pour suivre cette quête de vérité impliquant déplacements, interrogatoires et introspection, le choix de mettre en mouvement le public est judicieux. Ce recours à la forme déambulatoire est devenu très fréquent dans le théâtre de rue depuis quelques années. Comme, celle sublime des Arts Oseurs (Les Tondues), du Pudding Théâtre (Géopolis), du groupe ToNNe (AE Les Années, Mes déménagements), ou des Urbaindigènes (La Revue militaire).

Avec ce spectacle, l’autrice essaye de recomposer l’histoire, la petite ou la grande, dans un va-et-vient constant entre intime et collectif. La quête des origines qui oblige à remonter le temps et à écrire un récit cohérent et lisible, se double d’une enquête de terrain. Le cheminement jusqu’à soi nécessite un arpentage concret, une expérience physique. Pas loin de la démarche des philosophes péripatéticiens… L’histoire et sa réappropriation se vivent aussi comme une épreuve spatiale. Pour savoir, pour comprendre, il faut se déplacer et vivre dans son corps le dessillement et la découverte. Une façon de nous inviter, peut-être, à sortir du virtuel et du psychologique, et à entrer en contact avec les autres et l’extérieur.

 Pourtant, ici, nous sommes moins acteurs, que voyeurs et auditeurs. Sources se présente tel un film que le spectateur vivrait in situ, comme si nous assistions à un tournage et que, sans souci de la distance avec les scènes, les dialogues étaient directement distillés dans les têtes. Assouvissant notre soif de savoir,  les micros H.F. nous font accéder à ces drames intimes que l’on surprend dans les gares, sur les bancs des parcs ou dans les foyers par les fenêtres ouvertes. La banalité des échanges a parfois des intonations de séries télé. Mais là, réside justement la saveur d’un jeu très naturaliste : nous sommes baignés dans le flux familier des conversations. D’où cette sensation de proximité : eux, c’est nous et nous faisons un peu partie de la famille.

 Dans une remarquable scène qui se passe dans de bar, les quatre personnages s’y retrouvent pour boire un verre. Le serveur et les clients deviennent acteurs à leur insu et quand ils s’aperçoivent de la présence du public, ils créent un nouvel espace regardant-regardé. Tout devient théâtre. C’est beau, simple et vertigineux. Saluons la finesse du jeu de ces quatre comédiens qui nous entraînent avec eux. Dans des lieux comme un jardin, une courette, un pas de porte, un balcon, ou une voiture… Une façon de montrer que la tragédie ne se joue pas seulement dans les palais, mais qu’elle peut surgir dans les espaces publics avec la même cruauté. Soudain, le lieu est troué par une nouvelle ou une révélation. Et il va falloir tout de même continuer à avancer, aux yeux de tous. De même, les photographies qui parsèment le parcours exhibent les marques du passé. Têtues et muettes, leurs belles déclinaisons : découpages, ombres, etc.  ne livrent pas leurs secrets…

Sources est une magnifique expérience qui traite avec originalité et pertinence de l’émancipation féminine dans les années 1960 : le regard porté sur les filles-mères, le surendettement, l’exil comme possibilité (illusoire?) de se réinventer… Ici, avec habileté et  précision dans le jeu, l’accompagnement sonore et la scénographie ! Le poids des mensonges transparaît dans les silences, la musique, les soupirs, les murmures que le casque et la déambulation permettent de saisir au plus près.  Ce dispositif dans l’intimité de la ville nous fait sentir- avec une grande délicatesse- la part inextinguible des secrets familiaux et les persistances du caché. Métaphoriquement, le public élabore un travail de deuil : écouter les mots transmis, sans poser de questions. Une puissante invitation à rêver le roman familial et à s’émouvoir.

Stéphanie Ruffier

Spectacle vu au festival Villeneuve en scène,  Villeneuve-lès-Avignon ( Gard),  le 13 juillet.

Festival d’Aurillac, (Cantal), du 22 au 25 août, à 10 h 30, (pastille 93).

 

Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

ee01a1_7656b61974284beb8fbb2aa90092948amv2Comment habiter sa vi(ll)e ? La question suscite d’emblée la sympathie, en cas de pratique récente ou assidue du déménagement. Qualifiant son nouveau spectacle: d’«autobiographie de rues pour six voix», le Groupe ToNNe affiche une volonté d’écrire pour l’espace public, en puisant dans le réel. Déjà, dans sa précédente création (AE Les Années), un montage incisif de textes d’Annie d’Ernaux, il témoignait des expériences banales d’un quotidien extra-ordinaire (avortement, ménage, sexualité…), en les élevant au rang de document sociologique et historique. On se réjouit donc à la perspective de flirter à nouveau avec l’intime.

 Entraîné par trois mecs et trois filles qui prennent en charge l’histoire d’un quarantenaire ayant souvent changé de lieu de vie, le public est invité à parcourir un quartier, selon un dispositif choral. Six comédiens et musiciens, comme autant de voix intérieures, prennent tour à tour en charge la parole d’un « Je » pluriel, diffracté, parcouru de désirs parfois contradictoires.

Le fil du récit est sans cesse rompu et tient de la liste d’espaces et de rencontres, à la Georges Perec, comme on feuillette un album-photo  avec une pudeur qui nous ferait soudain tourner une page plus rapidement. On peut aussi l’envisager comme la visite partiale et partielle d’une ville, dans un petit train touristique où on commente hauts lieux et détails anecdotiques. Un peu la marque de fabrique du Groupe ToNNe, ces narrations heurtées par la déambulation et les émotions, ces images intimes qui surgissent, s’emboutissent puis sont englouties par une pirouette verbale ou gestuelle. Tentatives d’archéologie de l’être, mais vite ! Ne pas trop s’arrêter. Plutôt se remettre en marche pour aller voir ce qui se passera ensuite, ailleurs. 

 Autre constante du Groupe ToNNe dont on sent très vite la complicité et le plaisir de jouer ensemble: un va-et-vient narratif entre le « Je » du personnage et le « Je » du comédien. Ce dispositif permet que le «réel» de la représentation s’immisce par effraction dans le récit de vie de l’auteur.  On retrouve ainsi les passages obligés du genre, les «biographèmes» chers à Roland Barthes, «quelques détails, quelques goûts, quelques inflexions» : l’enfance, les premières amours, la paternité…

Mais le texte ne se réduit pas à cette chronique de l’existence et s’enrichit peu à peu de réflexions sur la ville : architecture, urbanisme, botanique… Politique, forcément. Du squat entre potes, à l’engluement du couple dans le petit chez-soi, du rêve bourgeois de pavillon, aux grands ensembles de Le Corbusier, c’est tous les tiraillements de la propriété privée, de l’espace public et des rêves de liberté qui défilent devant les façades. La carte brodée sur le ventre des comédiens trahit bien comment nos choix d’habitat influencent notre rapport au monde et aux autres.

Les modules bleus qui servent de modestes tréteaux sont une trouvaille scénographique et on songe incidemment au «speaker’s corner» à Hyde Park à Londres, où escabeaux et cagettes permettent une prise de parole publique temporaire : matérialisation d’un besoin de se dire qui passe par celui de se prendre un peu de hauteur. Surplomber la mémoire. Se faire voir et entendre. Ainsi, la nature de la parole change sans cesse : elle peut se faire confession intime, conférence, interpellation directe, déclamation poétique ou harangue à emporter le cœur des foules. Dans AE Les Années, les valises servaient de chaire; ici, ce sont les cartons de déménagement, autres lourds symboles du passé qu’on se trimbale. Ils font la courte échelle au Sujet, l’aident à se recomposer. Parfois dans le rire, parfois dans la douleur.

Le parcours, s’adaptant à la géographie de chaque ville où le spectacle est joué, change sans cesse de décor: à Chalon-sur-Saône, une statue de la Vierge; à Sotteville-lès-Rouen, une pharmacie, ailleurs, un imposant château d’eau herbeux, un nom de rue cocasse, un homme en slip à sa fenêtre… Autant d’échos visuels qui font résonner le texte autrement : dissonances ou accords prémédités, mais aussi pépites accidentelles.

La mise en scène invite le spectateur à sans cesse osciller entre le très proche et le lointain : trinquer avec son voisin, laisser passer le comédien, ou rêvasser sur les lignes de fuite de la rue. Trombone, trompette et chant y participent aussi. Autant d’habiles façons de nous associer au spectacle.

Pourquoi jouer dehors sinon pour se saisir vraiment du territoire ? Mes déménagements entre furtivement dans les intérieurs et habite les rues pour en dresser une cartographie sensible qui porte la trace des habitants. Ils croisent Google Map avec la Carte du Tendre de Madame de Scudéry. Une scénographie émotionnelle fait du territoire un lieu imaginaire de traversées, d’étapes d’apprentissage, de zones dangereuses, à risque d’enlisement.

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© 2018 Groupe ToNNe

Tel Emmanuel Carrère, un des maîtres de l’autofiction, Mathurin Gasparini pratique une écriture qui ne cède jamais à l’apitoiement sur soi. Tout en les nommant, il glisse habilement sur les lâchetés,  insuffisances, douleurs et discours politiques. De même, le public est invité à ne jamais se poser. Il y a quelque chose d’inconfortable à devoir souvent se relever, à ne saisir que quelques bribes d’échanges interpersonnels lors des transhumances… Se remettre debout, se déplacer, se faire sa place devant une nouvelle saynète, c’est forcément changer de configuration et se délester un peu.

Le spectacle, de façon mimétique, nous invite à une marche forcée, quitte à perdre parfois un peu de la subtilité de l’introspection ou de l’approfondissement. Il s’agit d’envisager la Carte du Tendre à l’infinitif: aller de l’avant. Comme chez Annie Ernaux, le miroir tendu, la singularité de l »extime » recomposé, donc un peu fictionnel, se teinte d’universel. Ici, il ouvre sur l’éternel mouvement. Une défense de l’être à la Giacometti, qui, toujours, tant qu’il se meut, s’émeut. Déménager avec le Groupe ToNNe ? Oui ! Franches adresses au public, heureux moments de convivialité, textes et tableaux où chacun peut s’abreuver et s’enthousiasmer, valent bien les détours. Rythme:  générosité et intelligence. Reste à assumer pleinement l’exhortation politique. Maud Fumey le fait avec excellence, en musique, avec un hymne final  aux folles retrouvailles de tous, dans la rue.

 Stéphanie Ruffier

Spectacle vu à Sotteville-lès-Rouen.

Festival d’Aurillac, du 22 au 25 août à 13 h 45,  pastille 48, Square côté Notre-Dame des Neiges.

 

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