Sources, d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault
Sources par Humani théâtre, texte d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault
Le casque audio, une nouvelle chambre à soi ? Le Begat Theatre avec Les Demeurées et Mathieu Roy avec Un doux Reniement, en avaient déjà fait un lieu-refuge où on peut négocier en douceur et en toute intimité avec l’œuvre et la recréer à son aise. Loin du gadget technologique ou de l’accessoire à la mode, le casque plonge le spectateur dans un voyage intérieur, une bulle d’écoute qui ouvre le regard. Imposant sur les têtes, il rend visible l’endroit où se rencontrent les imaginaires.
Et Humani théâtre a choisi l’espace public pour mettre en scène Demain, dès l’aube, je partirai. Un texte commandé à Anne-Christine Tinel qui se sert de cet outil comme d’un médium subtil entre les mots et les auditeurs. L’histoire tourne autour d’un secret de famille: Violette, à plus de quarante ans, découvre, interdite, que son père n’est pas son géniteur. Profitant d’un voyage de sa mère dans son île natale, la Réunion, elle mène l’enquête avec sa sœur Lucie, plus conciliante que son frère Robin, pour l’aider à remonter aux sources et essayer de trouver une réponse.
Cette trame, proche de l’expérience familiale de l’auteure comme de celle de Marine Arnault, mêle étroitement non-dits et exil. Pour suivre cette quête de vérité impliquant déplacements, interrogatoires et introspection, le choix de mettre en mouvement le public est judicieux. Ce recours à la forme déambulatoire est devenu très fréquent dans le théâtre de rue depuis quelques années. Comme, celle sublime des Arts Oseurs (Les Tondues), du Pudding Théâtre (Géopolis), du groupe ToNNe (AE Les Années, Mes déménagements), ou des Urbaindigènes (La Revue militaire).
Avec ce spectacle, l’autrice essaye de recomposer l’histoire, la petite ou la grande, dans un va-et-vient constant entre intime et collectif. La quête des origines qui oblige à remonter le temps et à écrire un récit cohérent et lisible, se double d’une enquête de terrain. Le cheminement jusqu’à soi nécessite un arpentage concret, une expérience physique. Pas loin de la démarche des philosophes péripatéticiens… L’histoire et sa réappropriation se vivent aussi comme une épreuve spatiale. Pour savoir, pour comprendre, il faut se déplacer et vivre dans son corps le dessillement et la découverte. Une façon de nous inviter, peut-être, à sortir du virtuel et du psychologique, et à entrer en contact avec les autres et l’extérieur.
Pourtant, ici, nous sommes moins acteurs, que voyeurs et auditeurs. Sources se présente tel un film que le spectateur vivrait in situ, comme si nous assistions à un tournage et que, sans souci de la distance avec les scènes, les dialogues étaient directement distillés dans les têtes. Assouvissant notre soif de savoir, les micros H.F. nous font accéder à ces drames intimes que l’on surprend dans les gares, sur les bancs des parcs ou dans les foyers par les fenêtres ouvertes. La banalité des échanges a parfois des intonations de séries télé. Mais là, réside justement la saveur d’un jeu très naturaliste : nous sommes baignés dans le flux familier des conversations. D’où cette sensation de proximité : eux, c’est nous et nous faisons un peu partie de la famille.
Dans une remarquable scène qui se passe dans de bar, les quatre personnages s’y retrouvent pour boire un verre. Le serveur et les clients deviennent acteurs à leur insu et quand ils s’aperçoivent de la présence du public, ils créent un nouvel espace regardant-regardé. Tout devient théâtre. C’est beau, simple et vertigineux. Saluons la finesse du jeu de ces quatre comédiens qui nous entraînent avec eux. Dans des lieux comme un jardin, une courette, un pas de porte, un balcon, ou une voiture… Une façon de montrer que la tragédie ne se joue pas seulement dans les palais, mais qu’elle peut surgir dans les espaces publics avec la même cruauté. Soudain, le lieu est troué par une nouvelle ou une révélation. Et il va falloir tout de même continuer à avancer, aux yeux de tous. De même, les photographies qui parsèment le parcours exhibent les marques du passé. Têtues et muettes, leurs belles déclinaisons : découpages, ombres, etc. ne livrent pas leurs secrets…
Sources est une magnifique expérience qui traite avec originalité et pertinence de l’émancipation féminine dans les années 1960 : le regard porté sur les filles-mères, le surendettement, l’exil comme possibilité (illusoire?) de se réinventer… Ici, avec habileté et précision dans le jeu, l’accompagnement sonore et la scénographie ! Le poids des mensonges transparaît dans les silences, la musique, les soupirs, les murmures que le casque et la déambulation permettent de saisir au plus près. Ce dispositif dans l’intimité de la ville nous fait sentir- avec une grande délicatesse- la part inextinguible des secrets familiaux et les persistances du caché. Métaphoriquement, le public élabore un travail de deuil : écouter les mots transmis, sans poser de questions. Une puissante invitation à rêver le roman familial et à s’émouvoir.
Stéphanie Ruffier
Spectacle vu au festival Villeneuve en scène, Villeneuve-lès-Avignon ( Gard), le 13 juillet.
Festival d’Aurillac, (Cantal), du 22 au 25 août, à 10 h 30, (pastille 93).