Sources, d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault


Sources par Humani théâtre, texte d’Anne-Christine Tinel, mise en scène de Marine Arnault

 

©Stéphanie Ruffier

©Stéphanie Ruffier

Le casque audio, une nouvelle chambre à soi ? Le Begat Theatre avec Les Demeurées et Mathieu Roy avec Un doux Reniement, en avaient déjà fait un lieu-refuge où on peut négocier en douceur et en toute intimité avec l’œuvre et la recréer à son aise. Loin du gadget technologique ou de l’accessoire à la mode, le casque plonge le spectateur dans un voyage intérieur, une bulle d’écoute qui ouvre le regard. Imposant sur les têtes, il rend visible l’endroit où se rencontrent les imaginaires.

 

Et Humani théâtre a choisi l’espace public pour mettre en scène Demain, dès l’aube, je partirai. Un texte commandé à Anne-Christine Tinel qui se sert de cet outil comme d’un médium subtil entre les mots et les auditeurs. L’histoire tourne autour d’un secret de famille: Violette, à plus de quarante ans, découvre, interdite, que son père n’est pas son géniteur. Profitant d’un voyage de sa mère dans son île natale, la Réunion, elle mène l’enquête avec sa sœur Lucie, plus conciliante que son frère Robin, pour l’aider à remonter aux sources et essayer de trouver une réponse.

Cette trame, proche de l’expérience familiale de l’auteure comme de celle de Marine Arnault, mêle étroitement non-dits et exil. Pour suivre cette quête de vérité impliquant déplacements, interrogatoires et introspection, le choix de mettre en mouvement le public est judicieux. Ce recours à la forme déambulatoire est devenu très fréquent dans le théâtre de rue depuis quelques années. Comme, celle sublime des Arts Oseurs (Les Tondues), du Pudding Théâtre (Géopolis), du groupe ToNNe (AE Les Années, Mes déménagements), ou des Urbaindigènes (La Revue militaire).

Avec ce spectacle, l’autrice essaye de recomposer l’histoire, la petite ou la grande, dans un va-et-vient constant entre intime et collectif. La quête des origines qui oblige à remonter le temps et à écrire un récit cohérent et lisible, se double d’une enquête de terrain. Le cheminement jusqu’à soi nécessite un arpentage concret, une expérience physique. Pas loin de la démarche des philosophes péripatéticiens… L’histoire et sa réappropriation se vivent aussi comme une épreuve spatiale. Pour savoir, pour comprendre, il faut se déplacer et vivre dans son corps le dessillement et la découverte. Une façon de nous inviter, peut-être, à sortir du virtuel et du psychologique, et à entrer en contact avec les autres et l’extérieur.

 Pourtant, ici, nous sommes moins acteurs, que voyeurs et auditeurs. Sources se présente tel un film que le spectateur vivrait in situ, comme si nous assistions à un tournage et que, sans souci de la distance avec les scènes, les dialogues étaient directement distillés dans les têtes. Assouvissant notre soif de savoir,  les micros H.F. nous font accéder à ces drames intimes que l’on surprend dans les gares, sur les bancs des parcs ou dans les foyers par les fenêtres ouvertes. La banalité des échanges a parfois des intonations de séries télé. Mais là, réside justement la saveur d’un jeu très naturaliste : nous sommes baignés dans le flux familier des conversations. D’où cette sensation de proximité : eux, c’est nous et nous faisons un peu partie de la famille.

 Dans une remarquable scène qui se passe dans de bar, les quatre personnages s’y retrouvent pour boire un verre. Le serveur et les clients deviennent acteurs à leur insu et quand ils s’aperçoivent de la présence du public, ils créent un nouvel espace regardant-regardé. Tout devient théâtre. C’est beau, simple et vertigineux. Saluons la finesse du jeu de ces quatre comédiens qui nous entraînent avec eux. Dans des lieux comme un jardin, une courette, un pas de porte, un balcon, ou une voiture… Une façon de montrer que la tragédie ne se joue pas seulement dans les palais, mais qu’elle peut surgir dans les espaces publics avec la même cruauté. Soudain, le lieu est troué par une nouvelle ou une révélation. Et il va falloir tout de même continuer à avancer, aux yeux de tous. De même, les photographies qui parsèment le parcours exhibent les marques du passé. Têtues et muettes, leurs belles déclinaisons : découpages, ombres, etc.  ne livrent pas leurs secrets…

Sources est une magnifique expérience qui traite avec originalité et pertinence de l’émancipation féminine dans les années 1960 : le regard porté sur les filles-mères, le surendettement, l’exil comme possibilité (illusoire?) de se réinventer… Ici, avec habileté et  précision dans le jeu, l’accompagnement sonore et la scénographie ! Le poids des mensonges transparaît dans les silences, la musique, les soupirs, les murmures que le casque et la déambulation permettent de saisir au plus près.  Ce dispositif dans l’intimité de la ville nous fait sentir- avec une grande délicatesse- la part inextinguible des secrets familiaux et les persistances du caché. Métaphoriquement, le public élabore un travail de deuil : écouter les mots transmis, sans poser de questions. Une puissante invitation à rêver le roman familial et à s’émouvoir.

Stéphanie Ruffier

Spectacle vu au festival Villeneuve en scène,  Villeneuve-lès-Avignon ( Gard),  le 13 juillet.

Festival d’Aurillac, (Cantal), du 22 au 25 août, à 10 h 30, (pastille 93).

 


Archive pour 20 août, 2018

Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

ee01a1_7656b61974284beb8fbb2aa90092948amv2Comment habiter sa vi(ll)e ? La question suscite d’emblée la sympathie, en cas de pratique récente ou assidue du déménagement. Qualifiant son nouveau spectacle: d’«autobiographie de rues pour six voix», le Groupe ToNNe affiche une volonté d’écrire pour l’espace public, en puisant dans le réel. Déjà, dans sa précédente création (AE Les Années), un montage incisif de textes d’Annie d’Ernaux, il témoignait des expériences banales d’un quotidien extra-ordinaire (avortement, ménage, sexualité…), en les élevant au rang de document sociologique et historique. On se réjouit donc à la perspective de flirter à nouveau avec l’intime.

 Entraîné par trois mecs et trois filles qui prennent en charge l’histoire d’un quarantenaire ayant souvent changé de lieu de vie, le public est invité à parcourir un quartier, selon un dispositif choral. Six comédiens et musiciens, comme autant de voix intérieures, prennent tour à tour en charge la parole d’un « Je » pluriel, diffracté, parcouru de désirs parfois contradictoires.

Le fil du récit est sans cesse rompu et tient de la liste d’espaces et de rencontres, à la Georges Perec, comme on feuillette un album-photo  avec une pudeur qui nous ferait soudain tourner une page plus rapidement. On peut aussi l’envisager comme la visite partiale et partielle d’une ville, dans un petit train touristique où on commente hauts lieux et détails anecdotiques. Un peu la marque de fabrique du Groupe ToNNe, ces narrations heurtées par la déambulation et les émotions, ces images intimes qui surgissent, s’emboutissent puis sont englouties par une pirouette verbale ou gestuelle. Tentatives d’archéologie de l’être, mais vite ! Ne pas trop s’arrêter. Plutôt se remettre en marche pour aller voir ce qui se passera ensuite, ailleurs. 

 Autre constante du Groupe ToNNe dont on sent très vite la complicité et le plaisir de jouer ensemble: un va-et-vient narratif entre le « Je » du personnage et le « Je » du comédien. Ce dispositif permet que le «réel» de la représentation s’immisce par effraction dans le récit de vie de l’auteur.  On retrouve ainsi les passages obligés du genre, les «biographèmes» chers à Roland Barthes, «quelques détails, quelques goûts, quelques inflexions» : l’enfance, les premières amours, la paternité…

Mais le texte ne se réduit pas à cette chronique de l’existence et s’enrichit peu à peu de réflexions sur la ville : architecture, urbanisme, botanique… Politique, forcément. Du squat entre potes, à l’engluement du couple dans le petit chez-soi, du rêve bourgeois de pavillon, aux grands ensembles de Le Corbusier, c’est tous les tiraillements de la propriété privée, de l’espace public et des rêves de liberté qui défilent devant les façades. La carte brodée sur le ventre des comédiens trahit bien comment nos choix d’habitat influencent notre rapport au monde et aux autres.

Les modules bleus qui servent de modestes tréteaux sont une trouvaille scénographique et on songe incidemment au «speaker’s corner» à Hyde Park à Londres, où escabeaux et cagettes permettent une prise de parole publique temporaire : matérialisation d’un besoin de se dire qui passe par celui de se prendre un peu de hauteur. Surplomber la mémoire. Se faire voir et entendre. Ainsi, la nature de la parole change sans cesse : elle peut se faire confession intime, conférence, interpellation directe, déclamation poétique ou harangue à emporter le cœur des foules. Dans AE Les Années, les valises servaient de chaire; ici, ce sont les cartons de déménagement, autres lourds symboles du passé qu’on se trimbale. Ils font la courte échelle au Sujet, l’aident à se recomposer. Parfois dans le rire, parfois dans la douleur.

Le parcours, s’adaptant à la géographie de chaque ville où le spectacle est joué, change sans cesse de décor: à Chalon-sur-Saône, une statue de la Vierge; à Sotteville-lès-Rouen, une pharmacie, ailleurs, un imposant château d’eau herbeux, un nom de rue cocasse, un homme en slip à sa fenêtre… Autant d’échos visuels qui font résonner le texte autrement : dissonances ou accords prémédités, mais aussi pépites accidentelles.

La mise en scène invite le spectateur à sans cesse osciller entre le très proche et le lointain : trinquer avec son voisin, laisser passer le comédien, ou rêvasser sur les lignes de fuite de la rue. Trombone, trompette et chant y participent aussi. Autant d’habiles façons de nous associer au spectacle.

Pourquoi jouer dehors sinon pour se saisir vraiment du territoire ? Mes déménagements entre furtivement dans les intérieurs et habite les rues pour en dresser une cartographie sensible qui porte la trace des habitants. Ils croisent Google Map avec la Carte du Tendre de Madame de Scudéry. Une scénographie émotionnelle fait du territoire un lieu imaginaire de traversées, d’étapes d’apprentissage, de zones dangereuses, à risque d’enlisement.

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© 2018 Groupe ToNNe

Tel Emmanuel Carrère, un des maîtres de l’autofiction, Mathurin Gasparini pratique une écriture qui ne cède jamais à l’apitoiement sur soi. Tout en les nommant, il glisse habilement sur les lâchetés,  insuffisances, douleurs et discours politiques. De même, le public est invité à ne jamais se poser. Il y a quelque chose d’inconfortable à devoir souvent se relever, à ne saisir que quelques bribes d’échanges interpersonnels lors des transhumances… Se remettre debout, se déplacer, se faire sa place devant une nouvelle saynète, c’est forcément changer de configuration et se délester un peu.

Le spectacle, de façon mimétique, nous invite à une marche forcée, quitte à perdre parfois un peu de la subtilité de l’introspection ou de l’approfondissement. Il s’agit d’envisager la Carte du Tendre à l’infinitif: aller de l’avant. Comme chez Annie Ernaux, le miroir tendu, la singularité de l »extime » recomposé, donc un peu fictionnel, se teinte d’universel. Ici, il ouvre sur l’éternel mouvement. Une défense de l’être à la Giacometti, qui, toujours, tant qu’il se meut, s’émeut. Déménager avec le Groupe ToNNe ? Oui ! Franches adresses au public, heureux moments de convivialité, textes et tableaux où chacun peut s’abreuver et s’enthousiasmer, valent bien les détours. Rythme:  générosité et intelligence. Reste à assumer pleinement l’exhortation politique. Maud Fumey le fait avec excellence, en musique, avec un hymne final  aux folles retrouvailles de tous, dans la rue.

 Stéphanie Ruffier

Spectacle vu à Sotteville-lès-Rouen.

Festival d’Aurillac, du 22 au 25 août à 13 h 45,  pastille 48, Square côté Notre-Dame des Neiges.

 

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