Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

Mes déménagements, par le Groupe ToNNe, texte et mise en scène de Mathurin Gasparini

 

ee01a1_7656b61974284beb8fbb2aa90092948amv2Comment habiter sa vi(ll)e ? La question suscite d’emblée la sympathie, en cas de pratique récente ou assidue du déménagement. Qualifiant son nouveau spectacle: d’«autobiographie de rues pour six voix», le Groupe ToNNe affiche une volonté d’écrire pour l’espace public, en puisant dans le réel. Déjà, dans sa précédente création (AE Les Années), un montage incisif de textes d’Annie d’Ernaux, il témoignait des expériences banales d’un quotidien extra-ordinaire (avortement, ménage, sexualité…), en les élevant au rang de document sociologique et historique. On se réjouit donc à la perspective de flirter à nouveau avec l’intime.

 Entraîné par trois mecs et trois filles qui prennent en charge l’histoire d’un quarantenaire ayant souvent changé de lieu de vie, le public est invité à parcourir un quartier, selon un dispositif choral. Six comédiens et musiciens, comme autant de voix intérieures, prennent tour à tour en charge la parole d’un « Je » pluriel, diffracté, parcouru de désirs parfois contradictoires.

Le fil du récit est sans cesse rompu et tient de la liste d’espaces et de rencontres, à la Georges Perec, comme on feuillette un album-photo  avec une pudeur qui nous ferait soudain tourner une page plus rapidement. On peut aussi l’envisager comme la visite partiale et partielle d’une ville, dans un petit train touristique où on commente hauts lieux et détails anecdotiques. Un peu la marque de fabrique du Groupe ToNNe, ces narrations heurtées par la déambulation et les émotions, ces images intimes qui surgissent, s’emboutissent puis sont englouties par une pirouette verbale ou gestuelle. Tentatives d’archéologie de l’être, mais vite ! Ne pas trop s’arrêter. Plutôt se remettre en marche pour aller voir ce qui se passera ensuite, ailleurs. 

 Autre constante du Groupe ToNNe dont on sent très vite la complicité et le plaisir de jouer ensemble: un va-et-vient narratif entre le « Je » du personnage et le « Je » du comédien. Ce dispositif permet que le «réel» de la représentation s’immisce par effraction dans le récit de vie de l’auteur.  On retrouve ainsi les passages obligés du genre, les «biographèmes» chers à Roland Barthes, «quelques détails, quelques goûts, quelques inflexions» : l’enfance, les premières amours, la paternité…

Mais le texte ne se réduit pas à cette chronique de l’existence et s’enrichit peu à peu de réflexions sur la ville : architecture, urbanisme, botanique… Politique, forcément. Du squat entre potes, à l’engluement du couple dans le petit chez-soi, du rêve bourgeois de pavillon, aux grands ensembles de Le Corbusier, c’est tous les tiraillements de la propriété privée, de l’espace public et des rêves de liberté qui défilent devant les façades. La carte brodée sur le ventre des comédiens trahit bien comment nos choix d’habitat influencent notre rapport au monde et aux autres.

Les modules bleus qui servent de modestes tréteaux sont une trouvaille scénographique et on songe incidemment au «speaker’s corner» à Hyde Park à Londres, où escabeaux et cagettes permettent une prise de parole publique temporaire : matérialisation d’un besoin de se dire qui passe par celui de se prendre un peu de hauteur. Surplomber la mémoire. Se faire voir et entendre. Ainsi, la nature de la parole change sans cesse : elle peut se faire confession intime, conférence, interpellation directe, déclamation poétique ou harangue à emporter le cœur des foules. Dans AE Les Années, les valises servaient de chaire; ici, ce sont les cartons de déménagement, autres lourds symboles du passé qu’on se trimbale. Ils font la courte échelle au Sujet, l’aident à se recomposer. Parfois dans le rire, parfois dans la douleur.

Le parcours, s’adaptant à la géographie de chaque ville où le spectacle est joué, change sans cesse de décor: à Chalon-sur-Saône, une statue de la Vierge; à Sotteville-lès-Rouen, une pharmacie, ailleurs, un imposant château d’eau herbeux, un nom de rue cocasse, un homme en slip à sa fenêtre… Autant d’échos visuels qui font résonner le texte autrement : dissonances ou accords prémédités, mais aussi pépites accidentelles.

La mise en scène invite le spectateur à sans cesse osciller entre le très proche et le lointain : trinquer avec son voisin, laisser passer le comédien, ou rêvasser sur les lignes de fuite de la rue. Trombone, trompette et chant y participent aussi. Autant d’habiles façons de nous associer au spectacle.

Pourquoi jouer dehors sinon pour se saisir vraiment du territoire ? Mes déménagements entre furtivement dans les intérieurs et habite les rues pour en dresser une cartographie sensible qui porte la trace des habitants. Ils croisent Google Map avec la Carte du Tendre de Madame de Scudéry. Une scénographie émotionnelle fait du territoire un lieu imaginaire de traversées, d’étapes d’apprentissage, de zones dangereuses, à risque d’enlisement.

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© 2018 Groupe ToNNe

Tel Emmanuel Carrère, un des maîtres de l’autofiction, Mathurin Gasparini pratique une écriture qui ne cède jamais à l’apitoiement sur soi. Tout en les nommant, il glisse habilement sur les lâchetés,  insuffisances, douleurs et discours politiques. De même, le public est invité à ne jamais se poser. Il y a quelque chose d’inconfortable à devoir souvent se relever, à ne saisir que quelques bribes d’échanges interpersonnels lors des transhumances… Se remettre debout, se déplacer, se faire sa place devant une nouvelle saynète, c’est forcément changer de configuration et se délester un peu.

Le spectacle, de façon mimétique, nous invite à une marche forcée, quitte à perdre parfois un peu de la subtilité de l’introspection ou de l’approfondissement. Il s’agit d’envisager la Carte du Tendre à l’infinitif: aller de l’avant. Comme chez Annie Ernaux, le miroir tendu, la singularité de l »extime » recomposé, donc un peu fictionnel, se teinte d’universel. Ici, il ouvre sur l’éternel mouvement. Une défense de l’être à la Giacometti, qui, toujours, tant qu’il se meut, s’émeut. Déménager avec le Groupe ToNNe ? Oui ! Franches adresses au public, heureux moments de convivialité, textes et tableaux où chacun peut s’abreuver et s’enthousiasmer, valent bien les détours. Rythme:  générosité et intelligence. Reste à assumer pleinement l’exhortation politique. Maud Fumey le fait avec excellence, en musique, avec un hymne final  aux folles retrouvailles de tous, dans la rue.

 Stéphanie Ruffier

Spectacle vu à Sotteville-lès-Rouen.

Festival d’Aurillac, du 22 au 25 août à 13 h 45,  pastille 48, Square côté Notre-Dame des Neiges.

 

 

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