Un festival à Villerville, cinquième édition (suite)
Un festival à Villerville (Calvados), cinquième édition
« Nous travaillons en partenariat avec le J.T.N. (Jeune Théâtre National). Avec des artistes déjà confirmés et de plus jeunes dont c’est parfois la première expérience.», dit Alain Desnot, le directeur artistique qui a fondé ce festival. Motivation première pour ce passionné de théâtre soucieux de la transmission : offrir aux compagnies un espace de la création et de recherche. Dans ce lieu calme et ouvert sur la mer, on donne l’occasion au public de découvrir in situ, des propositions théâtrales, en collaboration avec les habitants. » Ce qui prime ici: l’exigence d’un travail collectif, dans un temps court: deux à trois semaines! Pour présenter, dans un lieu a-théâtral: garage, château, plage, ancien casino.., une création naissante mais maîtrisée, déjà riche en poésie, comme en pensée.
Pour Alain Desnot, fin connaisseur du théâtre contemporain et de ses institutions, ce festival in situ doit mettre en relation les différents savoirs, à travers le regard, poétique et politique, des générations à venir. L’occasion d’inviter un public curieux, à découvrir le théâtre d’aujourd’hui et ses nouveaux talents. Un pari en bonne voie. « Un festival à la fois savant et populaire, dit-il, loin d’une atmosphère branchée. Nous sommes à un tournant de cette aventure. Pour évoluer, il va falloir passer du bénévolat, à un certain professionnalisme. Nous sommes aidés par le conseil Régional, le Département et la commune de Villerville. Et très appuyés par Michel Marescot, son maire, Sylvaine de Kayser, adjointe à la Culture, et par quelques mécènes. »
Diversité et originalité au programme, et les heureuses surprises n’ont pas manqué. Après une résidence ici, les spectacles sont présentés pour la première fois. Excepté ce formidable Conseil de classe de Geoffrey Rouge-Carrassat, ancien élève prometteur, issu du Conservatoire National Supérieur.
Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Morgane Fourcault
Première découverte et aussitôt premier coup de cœur pour ce texte (1974), peu monté, qui fait partie des premières pièces de l’auteur qu’il reniera ensuite. Morgane Fourcault a eu l’idée de s’emparer de cette œuvre. qui contient déjà en condensé l’univers dramatique et la langue merveilleuse et singulière du poète. Il avait alors vingt-six ans: « Esprit, esprit inquiet ! L’heure est morte. Ne te réveille pas. La mer veut m’attirer au-dessus de ses rives, pour que je la regarde là où elle est profonde, et l’écoute rugir au-dessous de moi.» La metteuse en scène nous transmet avec sobriété, la violence et la sensibilité de l’écriture de Shakespeare et de Koltès. Dans un ancien garage, sans décors, il y a une grande tension dramatique et le public est subjugué. Travail admirable de la lumière, avec très peu de moyens, de Christian Pinaud et Morgane Rousseau. Et belle réalisation musicale de Nicolas Dassy.
Maquillage amérindien, en jeans, puis en robe longue, telle une sirène, Morgane Fourcault joue Ophélie, sauvagement mais avec subtilité et grâce. Selim Zahrani, est un roi du Danemark, ambigu, félin et gracieux avec une gestuelle de danseur. Moment inoubliable, magnifique: Ophélie et Hamlet, se mouvant plaqués contre le mur de briques blanchies… Ou quand Mohamed Rouabhi, joue le roi Claudius, proche parfois d’un pauvre clown! Et Julie Pouillon est surprenante et très juste en reine Gertrude. Longue vie à ce spectacle !
Les Miraux de Renaud Triffault, Ludivine Bluche, Lucie Boissonneau, mise en scène de Renaud Triffault
Autre coup de cœur pour ce spectacle, le plus abouti du festival et qui a fait l’unanimité ( voir Le Théâtre du Blog). La mise en scène, simple mais pleine de trouvailles, est issue d’une brillante écriture collective à base d’improvisations, pour retracer cette histoire d’une famille d’agriculteurs. Avec des éléments apparemment dépourvus de liens mais qui finissent par se connecter. La ligne directrice de cette création? Un désir commun de travailler sur l’effondrement.
«Nous sommes tous conscients des conséquences de la désertification des campagnes, et de la politique agricole menée par les gouvernements successifs. » Les courtes scènes- toujours à deux personnages- mise à part celle du repas, avec la soeur (Lucie Boissonneau), le frère (Renaud Triffault) et son épouse (Ludivine Bluche) se succèdent. Dans un climat à la fois néo-naturaliste, et trouble à la David Lynch. Celui d’un milieu rural, pénible voire triste, mais parfois tendre, et toujours au plus près d’une réalité sociale. Grâce à une habile dramaturgie, à de courts dialogues et des silences lourds de signification, nous entrons facilement en complicité avec cette narration mystérieuse.
La construction du texte et sa langue toute en ellipse, le rythme des scènes, et des comédiens exceptionnels font déjà, de ce travail tout juste terminé, un spectacle politique assez rare dans le paysage théâtral contemporain. A suivre donc en d’autres lieux…!
Les Etouffements, conception de Camille Dagen
On nous emmène cette fois encore dans un espace dramatique étonnant. Sur le perron du château, une jeune femme nous interpelle : « Bonsoir, le spectacle que vous allez voir est fondé sur Chanson douce, de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016. Ce livre raconte le meurtre des enfants de Paul et Myriam, Adam, deux ans et demi, et Mila, cinq ans, dans leur bain, par Louise leur nounou. «
Le public entre et prend place dans une pièce où une jeune femme, Camille (Camille Dagen, un plaid bleu sur les épaules, assise sur le bord de la fenêtre, lit Chanson douce. En bruit de fond, des voix d’enfants dialoguant et jouant dans l’eau du bain. Et là commence… l’histoire de Louise, ou mises ensemble celle de la vie de Louise et celle de Camille qui réalise à la lecture du roman que cette vie pourrait être la sienne…
Au début, un peu sur nos gardes, nous ne savons pas très bien où veut nous emmener cette jeune comédienne athlétique et gracieuse. Mais très vite, nous sommes fascinés par sa performance et par l’histoire tragique de Louise. Camille Dagen a su rendre la force, la beauté limpide, et les écartèlements à la base de l’écriture si fine de Leïla Slimani. La comédienne réussit là un exercice délicat: le passage sur scène d’une écriture romanesque. Silencieuse, la parole devient ici sonore, expressive, corporelle, d’où jaillit toute la violence des non-dits, du rapport mimétique, du pouvoir, du manque d’amour. Mais pourquoi, à la fin, cette vidéo de Bill Viola, Three Women? Camille qui s’échappe en silence par la fenêtre, nous laisse déjà suffisamment d’émotions et d’interrogations !
Le théâtre contemporain a besoin, à un moment donné, de recharger ses batterie. C’est chose faite! Ce festival jeune est traversé par un souffle rare aujourd’hui. Celui d’une génération de saltimbanques, souvent issue des grandes écoles de théâtre ou du cirque, qui a été à l’œuvre pendant ces quatre jours. Créer sur scène, différemment et plus librement, quitte à tourner le dos au pouvoir des institutions. Voilà, semble-t-il, leur désir commun. Merci à Alain Desnot, dont l’engagement généreux et la possibilité qu’il offre à ces jeunes artistes sont indispensables au développement d’un théâtre populaire et savant comme il le souhaite! Et loin d’une certaine tendance mercantile du spectacle contemporain…
Elisabeth Naud