Les Enivrés d’Ivan Viripaev, mise en scène de Clément Poirée
Les Enivrés d’Ivan Viripaev, texte français de Tania Moguilevskaïa et Gilles Morel, mise en scène de Clément Poirée
D’entrée, ils sont tous ivres. « Dieu, tu m’as cassé mon pot de vin !Tu m’as fermé la porte du plaisir C’est moi qui bois, Seigneur, et c’est toi qui es ivre? dit Omar Khayam Rubayat. Ici, quatorze personnages pour huit acteurs: on oublie assez vite les premiers, au bénéfice des seconds qui jouent des maris et des femmes, lors d’un mariage ou d’un enterrement de vie de garçon, avec des situations qui mènent au même état d’ébriété, quelles que soient les saillies biographiques accordées aux uns et aux autres. Donc, ce qui compte ici : les comédiens et leur plaisir à jouer…
Dans ses célèbres leçons, Antoine Vitez (1931-1990) suggérait, que, pour jouer un ivrogne, il fallait miser sur la raideur, la recherche d’un équilibre, plutôt que sur le déséquilibre ; même chose avec l’élocution. A l’opposé, Clément Poirée a choisi d’amplifier le mouvement. Dans une scénographie elle-même instable : un beau plateau tournant dont la vitesse varie au gré des reflux et des hoquets, il impose une chorégraphie permanente, baroque, quasi acrobatique, qui contraint les comédiens à se surpasser. Virtuoses et très drôles.
Cette troupe -beaucoup de fidèles- s’investit comme rarement, généreuse, vaillante. Tous les acteurs affirment une présence qui dilue presque les personnages, dont surnagent la pute vierge Rosa, avec toute la force de sa vraie naïveté (Camille Bernon), John Arnold, en directeur d’un festival international du film, qui lance des traits satiriques. Le fond de l’affaire, ici, c’est in vino veritas. Ils y arrivent, ces bouffons, ces “bourreaux de soi-même“. A travers d’épais nuages de mensonges, ils la regardent effarés, cette vérité, et finissent par la perdre sans savoir comment. Le texte et sa traduction, très pertinente, permettent cela et Ivan Viripaev maîtrise à merveille le langage non maîtrisé de l’enivré, répétitif, idiot, sincère, profond et vide, tournant en boucle. On n’oubliera pas le comique de répétition de cet ivrogne se plaignant que « tout ça (une orgie carnavalesque engluée) se passe dans le restaurant végétarien de (s)es parents».
“Aimer“ et “merde“ : pas tout à fait les mêmes lettres, mais presque. Parce que, bien sûr, ça tourne à l’ivresse métaphysique dostoïevskienne. Et si, dans ces propos fumeux, il y avait une aspiration vraie ? Marre du modèle occidental et du capitalisme qui ont infesté la Russie –elle a ses propres pestes, elle n’en avait pas besoin-, marre de cette culpabilité molle –et là on ne peut qu’entendre Viripaev-, marre de «se pisser dessus», car, ce faisant , nous pissons sur l’Homme. Et sur le corps de Dieu : l’ivrogne spinoziste nous rappelle que Dieu étant la Nature (Deus sive Natura), si nous offensons notre propre dignité, nous offensons celle du monde (pour ne pas prendre parti et dire “la création“).
Mais, au bout d’un moment, la lassitude s’installe et logiquement, la gueule de bois survient, avec l’impression de s’être fait avoir par une certaine roublardise de la pièce. Métaphysique, oui, questions éthiques envapées, on veut bien, mais enveloppées d’ironie. Alors, on ose, ou on n’ose pas, donner un moment à l’émotion que les enivrés touchent presque du doigt ? Et il reste quand même une petite fâcherie contre le traitement infligé aux Poèmes du vin d’Omar Khayam, proférés en intermède par des «chargés de poésie»… Mais loin de faire preuve des mêmes vertus de comédien que dans le jeu. Ces “instants poétiques“ font redondance et freinent cette ronde qui ne tourne plus au rythme enlevé, imaginé par son auteur. En une soirée, avec ces Enivrés, on peut se laisser tourner la tête par de vrais moments de bravoure, et/ou s’acagnarder dans l’ironie. Entre deux chaises, ou tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre.
Christine Friedel
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre, jusqu’au 16 octobre. T. : 01 43 28 36 36.
Le texte publié aux éditions Les Solitaires intempestifs