Je m’appelle d’Enzo Cormann, par Garnouize Inc
©Vincent Muteau
Il passe sur le côté, comme en fraude. A la marge. Il tente de vendre sa quincaillerie: de petites Tours Eiffel aux spectateurs assis sur le bitume. Hagard, il jette un œil à gauche et à droite, à l’affût d’un éventuel débarquement des forces de l’ordre. Il ne cesse de recompter sur ses doigts. Une maigre recette ? Les années écoulées ? Le geste semble lui permettre de s’assurer qu’il est encore vivant, que le monde reste tangible. Ceux qui ne le connaissent pas encore, peuvent croire qu’il est un véritable vendeur à la sauvette. Il en a tous les signes distinctifs : mine épuisée, corps nerveux, fringues usées, baskets bon marché… Il vend donc de petites tours Eiffel en métal, métonymie de toute la merdouille que draine le tourisme: allégorie du boulot de pauvre.
Le jeu de Christophe Lafargue (alias Garnouize) est hyperréaliste. Comme ces tableaux américains qui concurrencent la photo et le réel, hurlant à l’impossible représentation ou à la démission des images dans une société saturée par le visuel. Déjà avec Rictus, spectacle toujours en tournée, il s’était saisi de la figure du clodo, avec une interprétation au premier degré, époustouflante de vérité. Il fait de la rue, un théâtre jusqu’au plagiat : un pléonasme de réalité. Lorsque nous l’avions vu, à Chabeuil, un homme de la rue l’apostrophait, vidant sa canette aux pieds des spectateurs dont certains avaient osé des «chut». Incroyable moment de tension où la représentation atteint ses limites, bascule dans l’auto-réflexivité et les limites éthiques. La poésie de Jehan-Rictus (1867-1933) qui avait connu la rigueur de l’hiver sur les trottoirs et la charité condescendante, résonne tellement juste. Une mise en scène déambulatoire nous emmenait sur les lieux rituels du vagabondage, ceux des gens qui cherchent leur place : banc, porche, marches, grille, coin de trottoir… Elle vociférait devant les façades des responsables : mairie, maison bourgeoise, église… Dans ce nouveau spectacle, la scénographie reste fixe, en frontal. Comme si l’échappée belle était de plus en plus réduite. Et la confrontation sociale de plus en plus cruelle. Ce jour-là, à Sotteville-lès-Rouen, avait été choisi pour décor grinçant, l’enseigne Tchip Coiffure, jeu de mots sur cheap (pas cher) exhibé par l’entreprise elle-même.
Que reste-t-il d’un être humain ? Uniquement ce que les autorités impriment sur une carte d’identité ? Vient une litanie d’histoires réduites à des noms, prénoms, âges, métiers. Terrifiante généalogie des «damnés de la terre», de la pauvreté toujours chevillée au travail. Liste froide d’identités, comme on peut en lire sur les monuments aux morts. Karim, Christian, Juan… avec connotations populaires et sonorités de langues étrangères… Elle fait sonner tous les noms d’ailleurs (portugais, italiens, espagnols, arabes…) pour qu’ils cognent fort à l’oreille. Cette accumulation terrasse le concept d’identité nationale. Eh! Oui, n’en déplaise à Eric Zemmour : tous ces noms composent la France.
Le texte d’Enzo Corman est difficile, lancinant comme une plaie ouverte, obsédant comme une invocation ou une supplique. Pas chatoyant, ni provocateur et rieur comme la poésie de Jehan-Rictus, il bouscule le spectateur, c’est sûr. Plus aride. Répétitif jusqu’à la nausée, il balance sans apprêt le chaos des parcours de vie. Ce texte fait mal, épuise. Comme le capitalisme. Histoires d’accidents de travail, séjours en hôpital psychiatrique, tentatives de suicide de ces descendants de l’industrialisation. Oui, il y a mort d’hommes! Le statisme du dispositif est à l’image des personnages, en cale sèche. Ils ne bougeront plus guère, «ceux qui ne sont rien»: le travail leur a tout pris.
A côté du comédien, un panneau publicitaire numérique, grand écran dressé comme un téléphone surdimensionné, propose en contrepoint une création vidéo qui efface les visages au profit de publicités de luxe, fameux parfums cache-misère qui font croire que le pouvoir et l’argent sentent bon. On voit aussi des traits qui se lézardent, qui mutent ; cette imagerie, parfois trop illustrative et esthétique, nous détourne de la simplicité des mots.
« Je suis en vie, c’est tout ce que je peux dire. » Le spectacle de la misère ne peut être plaisant. Sidérant corps de Christophe Lafargue ! Il revêt tour à tour la peau du toxico, du mec de la rue, du saisonnier, du licencié et du séropositif. Et on y croit, malgré la poésie du texte. Les corps sont mécanisés, usés. A la bande-son du monde du travail manuel, de l’industrie, s’ajoute le tintement frénétique des tours Eiffel enfilées sur un fil de fer. Ces clochettes fêlées sonnent le glas, une alarme inquiétante. Ces hommes au bord de la crise de nerfs, on leur a «piqué des milliers d’heures». Ils pourraient bien exploser. Quand on s’initie à une langue, après les salutations d’usage, on apprend souvent à décliner son identité. C’est pourquoi ces Je m’appelle signifient surtout: « J’existe par ma parole : je suis, je me définis et vous interpelle. » Bravo pour cette parole brute, dure et nécessaire. Pour cette incarnation au réalisme dérangeant.
Stéphanie Ruffier
Le 22 septembre à 15h et 18h15 à Annonay; le 23 septembre, à 11h et 14h30 à Peaugres, Quelques p’Arts, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public (07)
Intégralité du programme du Temps fort du 19 au 23 septembre : https://fr.calameo.com/read/000228743ced54d6a84c1?language=en&page=1&showsharemenu=true