Max Gericke ou pareille au même de Manfred Karge, mise en scène d’Olivier Balazuc
Max Gericke ou pareille au même de Manfred Karge, mise en scène d’Olivier Balazuc
Ecrit en 1982 et créé la même année par Lore Brunner, ce long poème dramatique avec un seul personnage, a été peu monté: la première pièce de Manfred Karge, comédien et metteur en scène allemand avait été mise en scène par Michel Raskine avec Marie Guittier, à Lille deux ans plus tard, avant la chute du mur de Berlin. Olivier Balazuc et Lou Wenzel ont souhaité avec cette création,«poursuivre leur geste avec la version de notre génération».
Inspiré d’un fait divers, c’est l’histoire d’une ouvrière, Ella Gericke, dans une Allemagne frappée de plein fouet par la crise de 29, et tout juste sortie vaincue de la guerre de 14-18. Jeune veuve, elle doit subvenir seule aux besoins de la vie quotidienne, et décide très vite d’usurper l’identité de son mari, Max Gericke, un grutier décédé d’un cancer :«Le collègue avec lequel Max avait le plus de contacts sur son lieu de travail, était Erwin. (…) C’est de lui que j’ai craint le plus d’être reconnue lorsque je décidais -advienne que pourra- pour sauvegarder l’emploi, de jouer le rôle de mon mari, comme grutier dans l’entreprise Nagel et Fils. »
A travers une écriture originale et une dramaturgie tout en nuances, l’intime et l’existentiel rejoignent ici l’espace de la grande Histoire : «Les bouteilles vides, ça en dit long Toutes les oreilles ont des murs Zarah Leander ou Adolph Hitler Toujours rien à la télé.» Dirigée sans pathos, Lou Wenzel est impressionnante dans cette action qui dépasse les questions sociales, et économiques en temps de crise et d’après-guerre. Le monde d’ Ella/Max Gericke, du pareille au même, n’est-ce pas ? nous interpelle ici, avec force. Pour le metteur en scène, la question de l’entre-deux, est un des points forts de la pièce dans son fonctionnement théâtral et dans son récit. La temporalité, le personnage lui-même, le thème de la double, voire de la triple identité, se manifestent ici.« Moi, ni pour Front rouge, ni pour Heil Hitler Plutôt entre deux, à vrai dire pour rien d’autre Que mon travail et mes soucis. Une bière. Un schnaps. Tout finira par se régler. »
Olivier Balazuc laisse percevoir avec beaucoup de finesse la présence de l’entre-deux qui sillonne toute la nouvelle vie d’Ella Gericke. Placée dans une situation d’indéfini de changement, d’angoisse, d’instabilité, mais aussi de liberté. Sa mise en scène, classique, permet de suivre cette pièce parfois complexe de par la richesse de son personnage, successivement masculin/féminin ou les deux à la fois, et la période historique où elle s’inscrit: la montée du nazisme, et après ! Pour Olivier Balazuc, «L’espace scénique est celui d’un chantier -destruction, reconstruction, construction?- qui fait naître un théâtre où le poème prend corps de manière universelle et généreuse.»
Nous sommes quelquefois près du cabaret, de la comédie dell’arte et de l’art du clown.« Nous cherchons, dit Lou Wenzel, à interroger les genres artistiques et à les mêler… » Et s’ajoutent ici la vie privée tourmentée du personnage, avec la question de l’identité sexuelle, de l’androgynie, de l’Histoire de l’Allemagne entre les deux guerres, et de la place de l’étranger dans le pays… En effet, ce texte poétique, à forte dimension socio-politique, possède la qualité exceptionnelle de rester actuel. Olivier Balazuc et Lou Wenzel ont été séduits par Elsa/Max, ce personnage travesti, est à la fois drôle et attachant, mais aussi profiteur et antipathique. Belle occasion pour eux de se confronter à ce personnage théâtral qui est plus dans l’action, que dans la pensée, et qui faisant fi des préjugés, brouille habilement les pistes sur la question du genre: «Moi, de moi-même la veuve, mon trépassé Je passe un pantalon; un homme, d’urgence. Pourquoi pas une femme. En fait, d’urgence les deux. »
Le corps et l’apparence occupent ici une place majeure dans ce périple existentiel. Impressionnants : la vigueur, l’humour et paradoxalement, la féminité de Lou Wenzel quand elle s’empare du personnage d’Ella Gericke, devenue presque Max Gericke! Avec grâce et habileté, la comédienne prend possession de son corps pour laisser s’envoler ce conte dramatique. Ella/Max, héroïne des temps modernes, ne sait plus véritablement qui, et où, elle est… A nous de l’imaginer. Un spectacle à découvrir !
Elisabeth Naud
Les Plateaux sauvages, 5 rue des Plâtrières, Paris XX ème. T. : 01 40 31 26 35, jusqu’au 28 septembre.