Attentifs ensemble, par Ici-Même (Paris), texte et mise en scène de Mark Etc
Festival d’Aurillac (suite et fin) :
Attentifs ensemble, par la compagnie Ici-Même, texte et mise en scène de Mark Etc
Sur le papier, on nous propose une «maraude», terme intrigant. Nous serions invités à une forme de promenade citadine, et à «rôder avec des intentions plus ou moins équivoques». Si nous en croyons le dictionnaire qui offre deux sens à « maraude » : soit le larcin soit, comme le pratiquent les taxis, le fait de rouler à vide à la recherche d’un client. Nous pourrions donc picorer frauduleusement du réel, ou bien nous laisser aller, à une belle rencontre au gré des rues.
Dans les deux cas, il s’agit de bien observer. Ici, pas d’objets connectés, pas d’écrans interfaces comme dans First Life, le précédent spectacle de cette compagnie qui proposait d’augmenter le réel, téléphone intelligent à la main, au gré d’une application. Ici-Même délaisse la technologie et nous donne rendez-vous au coin d’un square pour un « théâtre à mains nues ».
Dans l’idéal, nous nous retrouverions immergés dans le grand théâtre du monde, autrement dit : la ville, scène naturelle et familière, avec notre seule sensibilité pour boussole. «In real life» comme disent, en argot internet, ceux qui quittent le virtuel pour retrouver les joies de la vraie vie, celle qui nous confronte physiquement aux autres. Mais, premier paradoxe, nous sommes aussi sous l’égide du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry: «On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.» Dès lors, à quoi bon regarder? Et quel sens utiliser? Pourrons-nous entrer en interaction ? Et autre paradoxe, une quinzaine de saynètes disséminées dans le quartier, sont articulées selon un minutage précis. Alors quid, de notre liberté ?
Nous le sentons: en sollicitant notre regard d’une autre façon, ce projet enthousiasmant appelle une forme de contradiction. Le festival d’Aurillac peuple les rues d’une autre façon, l’exigence de sécurité impose ses lois et tout, ici, fait spectacle. Le metteur en scène nous indique le mode d’emploi. Nous allons partir en quête des invisibles, ces êtres qu’on ne remarquerait jamais. En bons contemporains des plans vigipirate, nous nous poserons la question : faut-il en avoir peur ? Nous sommes scindés en deux équipes qui vont suivre chacune, un parcours différent, à l’affût de ce fameux petit sigle -brandi par le guide- qui indique notre position sur une carte. Cette entrée en matière, une analyse sociale d’une grande intelligence et un discours incisif en soi, s’affiche d’emblée comme didactique. Et qui est vraiment ce guide, que son apparence -couleurs vives, mini-short, coiffure et maquillage audacieux- rend plus que visible: un personnage, un contrepoint, une invitation à s’individualiser ? En tous cas, il s’escamote.
Le moment qui suit est d’une grande force. Tous les spectateurs regardent autour d’eux, traquent leur environnement. Là, un mec qui vend des cannettes bon marché sur un banc. Plus loin, un travailleur à gilet jaune. Et ces gardiens sur les marches du Palais de justice… Trop stéréotypés pour être vrais? Des comédiens? Le doute s’insinue… Le public s’effiloche, cherche, se pose des questions.
« Attentifs ensemble »: la consigne dans les transports publics, sonne ici de façon étrange. Nous sommes hagards, en alerte. Bizarrement, ce n’est pas l’écart ou le suspect que nous sommes censés percevoir, mais l’ultra-normal, le banal. En vérité, nous cherchons bel et bien le spectacle. Ce qui est à voir. Cela tient d’abord de l’apparition: une prostituée d’origine asiatique, toute de blanc vêtue. Une vendeuse à la sauvette et son cabas… Silhouettes familières qui cherchent justement à se faire voir (du client), sans être vues (par la Police). En contrepoint, un militaire qui parade comme un robot, figure intimidante, et pourtant de moins en moins signifiante, en voie de banalisation, sous l’effet de l’état d’urgence permanent: un intéressant oxymore.
Et puis on l’aperçoit : mais comment ne pas le voir ? Cet ouvrier blanc des travaux publics est encadré par des grilles qui délimitent sa surface de travail. Sa scène donc. Sommes-nous en maraude ou au zoo, ou touristes de safari qui traquent le « sauvage » dans un univers mis en scène pour leur bon plaisir ? Surgit alors une image, très belle et symboliquement forte : une soufflerie permet à l’ouvrier d’effacer le blanc et de lui redonner ses véritables couleurs. Magnifique métaphore de la réappropriation de son identité : un geste à la fois pictural et créatif.
Nous partons ensuite suivre la ronde mécanique d’un militaire Vigipirate qui nous enseigne comment ne pas paraître suspects. Jolis moments de plaisanteries avec le public, parfois un peu brutaux. Le rôle le requiert: dissuader, inspirer la sécurité et protéger. Potache, il propose de jouer à 1.2.3 soleil pour gagner une carte de séjour! Plus loin, dans un parc, une (fausse) lectrice de Paris-Match nous pose la bonne question : «Vous suivez sans savoir?» Mais oui, et c’est là que le bât blesse. On semblait nous proposer une expérience intime et vagabonde. Pourtant, nous sommes promenés comme un groupe de touristes japonais.
Au festival de Sotteville-lès-Rouen, nous dira-t-on ensuite, plus de place était laissée à l’errance et au tuilage des propositions. Ici, ce n’est pas clair: nous sommes parfois relégués au rang de voyeurs, parfois sollicités par des adresses directes… Sommes-nous simples visiteurs, témoins ou bien associés et coupables ? Comment savoir ?
Cela ne fonctionne pas vraiment: la mise en scène pêche par excès et veut trop montrer, de toutes les façons possibles, alors qu’elle affichait un projet politique plus délicat. Certaines (rares) scènes sont hyperréalistes, d’autres ultra-stylisées. Quelques-unes semblent prises sur le vif mais la plupart restent très encadrées. De prime abord effacé, le « quatrième mur » réapparaît et l’aspect documentaire s’efface devant une ostentatoire fictionnalisation du réel. Les dialogues, parfois très naïfs, n’apportent rien, véhiculent souvent des clichés. Pourquoi faire parler les invisibles -qui sont aussi souvent privés de porte-parole- s’ils charrient les habituels discours sur le capitalisme, les rêves de football professionnel et les élections-arnaques ?
Nous préférerions qu’ils nous racontent des tranches de vie. De belles propositions visuelles surréalistes esthétisent par ailleurs les personnages: un balayeur mazouté surgissant des égouts, une femme-caméléon fondue dans un mur, de fausses publicités cyniques dans les « sucettes » municipales… Tout cela bouscule les images convenues. Tour à tour, fin ou lourd, le méta-discours hésite ainsi entre la pédagogie, la confiance et un spectaculaire dirigiste.
«Attentifs, nous le serons à l’autre, troublés par sa présence, à l’écoute de ses mots, écrivait Nicolas Romeas dans Attentifs ensemble, très curieux de sa différence.» Or, ici, il y a si peu de rencontres, si peu de vraies confidences… Subsistent de rares échappées avec des textes plus étonnants et un jeu quasi-naturaliste : émouvant personnage, cette S.D.F. rêvant à voix haute de proposer des soins esthétiques à domicile, à quelques mètres d’un militaire fantasmant sur le gîte rural qu’une fois à la retraite, il pourrait ouvrir. De même, une vieille dame fustige le cirque Tinder, et, en tête-à-tête, confie ses malheurs à une spectatrice, attablée à une terrasse… Là, une poésie existe. Le public, tout proche de la scène, se sent concerné.
Mais l’ensemble pêche par surabondance d’esthétiques variées : chorégraphie abstraite, sur-jeu plaqué sur des gens censés êtres invisibles, gags visuels clownesques à distance du public, alternent avec des moments réalistes plus réussis et intimistes. Les comédiens semblent freinés dans leur capacité à nous émouvoir. A qui s’adresse-t-on ? Fait-on nous confiance pour que nous sachions où regarder? Ou est-on plutôt en train de nous servir du champagne, des bulles, du divertissement, aux antipodes du projet initial? Qui sont ces techniciens qui participent et nous encadrent, mais qui jouent aussi parfois, cassant l’effet de réel et le jeu ?
Nous ne pouvons guère errer: tout est millimétré et nous le sentons. Attentifs ensemble, prometteur et ambitieux, a raté sa cible et n’a pas su résoudre les apories inhérentes à son thème et à sa méthode. Cette exhibition du faux nous donne envie de revenir à la grande émotion du début qui se montre efficace: et si on allait parler avec ce type qui buvait sa bière sur le banc? Ou avec notre guide, pour qu’il nous parle du désir ambigu de visibilité ?
Stéphanie Ruffier
Spectacle vu place du Square, Aurillac (Cantal) le 24 août.