Jeunesse de Joseph Conrad, traduction, adaptation et mise en scène de Guillaume Clayssen

Jeunesse de Joseph Conrad, traduction, adaptation et mise en scène de Guillaume Clayssen

 

(C) Victor Clayssen

(C) Victor Clayssen

Romancier britannique né en Pologne, Joseph Conrad (1857-1924), fils de déportés politiques vite disparus, s’engage dans la marine marchande. Les voyages: Inde, Singapour, Australie, Java, Sumatra, Bornéo… lui inspirent ses premiers ouvrages. Il découvre les apparences trompeuses d’un exotisme séduisant et fait l’apprentissage de la fraternité des gens de mer.  Ses héros, hantés par la morale de la solidarité, ont la solitude pour tout bagage.

Dans cette nouvelle (1898),  il ne montre pas la vanité du sacrifice pour une cause perdue, la loyauté illusoire des liens humains, l’échec, la lâcheté mais seule, la liberté lumineuse de la jeunesse. En 1881, Joseph Conrad embarque comme premier lieutenant sur la Judée, un vieux trois-mâts, en partance pour Bangkok. Le feu  se déclare dans la cargaison de charbon, et le navire est abandonné au large de Singapour. «Jeunesse est un bout d’autobiographie, tout simplement», dit-il à André Gide en 1913.

C’est le récit, par un retraité de la marine marchande, de sa première traversée vers l’Orient, vingt ans auparavant, à bord d‘un rafiot.  Avec mésaventures en série: tempête, incendie, naufrage. Autant de moments festifs d’une vie folle, avec la sensation indestructible d’immortalité. Joseph Conrad interroge ici l’idéalisme et l’énergie de la jeunesse. Le public est sous l’emprise de la voix de Marlow, le narrateur d’Au cœur des ténèbres (1899)  ou de Lord Jim (1900), soit une belle présence envoûtante à l’imaginaire chatoyant, et  le dévoilement d’une vie intérieure dans des situations extrêmes. Avec Frédéric Gustaedt, narrateur et personnage, loup de mer éclairé, on a le sentiment d’une présence au monde, et de l’irréalité, grâce à la magie d’une écriture tendue par la fuite, la quête et l’ailleurs.  Correspondant aux expérimentations littéraires de Joseph Conrad, avec dislocation chronologique et montage de points de vue.

Dépaysés, nous sommes subjugués par l’installation plastique de Delphine Brouard : sur le plateau, le squelette  d’un navire à voile de trois-mâts dont le mât de misaine et le grand mât sont gréés habituellement en voiles carrées. Mais ici nous ne voyons plus qu’un rafiot désossé, avec des cylindres métalliques et des guindes, un fantôme de bateau. Construite sur pivots, l’embarcation penche, avec une inclinaison transversale. Les artistes jouent de figures acrobatiques ou chorégraphiques, aériennes, entre les mâts du bateau, ou terriennes, quand il s’est renversé  et affaissé après l’incendie et la tempête. La mise en scène mêle théâtre et cirque, entre la déclamation de Marlowe et les acrobaties de l’équipage auquel il appartient aussi. Johan Caussin et Raphaël Milland sont fulgurants de prouesses et de maîtrise de soi. Grâce à Julien Crépin à la lumière, et à Samuel Mazzotti au son, on voit et on entend les rugissements sourds du vent et des vagues, et les cris des mouettes. Mer dévoreuse d’hommes, figures risquées des acrobates : entre énigme et crainte, tout le plaisir du spectateur…

Dans une subtile mise en abyme temporelle, le narrateur et héros raconte son histoire insolite,  avec l’illumination et la fureur de qui se sait encore vivant par hasard. Un regard, un vif échange de vies éveillées, et renaît le bonheur d’être là.  Toute  la prose poétique et humour de Joseph Conrad sont bien là, et Marlowe rend grâce d’avoir vécu, riant de sa jeunesse enfuie.

Véronique Hotte

Théâtre de l’Echangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet, (Seine-Saint-Denis) du 27 septembre au 6 octobre. T. : 01 43 62 71 20.

 


Archive pour 28 septembre, 2018

Francophonies en Limousin : trente-cinquième édition, Françoise Nyssen, ministre de la Culture en visite

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Francophonies en Limousin : trente-cinquième édition

 Françoise Nyssen, ministre de la Culture en visite

 Un festival créé par le metteur en scène Pierre Debauche récemment disparu… C’est la dernière année du mandat de Marie- Agnès Sevestre dont  Hassan Kassi Kouyaté, metteur conteur et acteur burkinabé, prendra la succession. Pour la seconde fois,  la ministre se rend à Limoges.« Eh bien, oui, je suis très heureuse d’être parmi vous. (…) Ce festival m’est cher et je le dis avec force! » Elle a promis d’annoncer des mesures en faveur de la francophonie. «Il ne faut pas la laisser au passé, c’est une chance immense pour le France.» A la suite du rapport de Xavier Norh et Paul de Sinety préconisant la promotion de la Francophonie dans le champ des arts  scéniques,  la ministre entend la rendre « plus audible» et  «la dépoussiérer».

 Trois pôles de référence seront donc créés : en région, le festival des Francophonies comme vitrine de création. A Paris, avec Théâtre Ouvert,  centre d’écriture contemporaine du théâtre francophone. Et à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, lieu de résidences francophones en France et de résidences croisées à l’international. Il s’agit aussi «de construire une stratégie articulée» et un maillage territorial par un soutien aux scènes engagées dans la production d’œuvres et d’artistes francophones.

L’Office National de Diffusion Artistique mettra en place un fonds de diffusion de créations sur le territoire national et aura une nouvelle mission de repérage et de diffusion des auteurs et créateurs ultramarins. La circulation de leurs œuvres au sein des Outre-Mer, et avec la métropole sera renforcée, comme, via les Instituts français, la création. Et en direction d’initiatives repérées, telles que  les Récréatrales à Ouagadougou, Mantsina-sur-scène à Brazzaville, ou encore l’Univers des mots à Conakry… Avec une enveloppe de deux millions d’euros pour l’ensemble de ces mesures.

 Pour conclure, la ministre a salué la forte présence des écrivains aux Francophonies en Limousin: «Sony Labou Tansi, Dieudonné Niangouna, Alaxandra Badea, Annick Lefebvre, Robert Lepage, Wajdi Mouawad, Guy Régis Junior, Koffi Kwaoulé, Leonora Miano, Mohamed Kacimi ou Gao Xingjian : la plupart  d’entre eux, connus dans le monde entier, ont pu faire leurs débuts en France grâce à ce festival, et sont unanimes pour dire l’importance d’espaces comme celui-ci. »

 Ensuite, pendant un bref point-presse, la ministre a réaffirmé ces options politiques. Quant à l’épineuse question sur le sort du Tarmac à Paris (voir Le Théâtre du Blog), «Valérie Baran, dit-elle, a fait un travail formidable pendant quinze ans. Mais les conventions s’arrêtent… ». Un deuxième train de mesures ministérielles est prévu en faveur de la danse, des arts de la rue et du cirque.

 Mireille Davidovici

Les Francophonies en Limousin, Limoges.  T. : 05 55 32 44 20. 

Points de non-retour, texte et mise en scène d’Alexandra Badea


Points de non-retour, texte et mise en scène d’Alexandra Badea

 

 © Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Qu’est-qu’«assumer l’histoire de ce pays, avec ses moments de grandeur et ses coins d’ombre» ?  L’auteure s’est interrogée sur l’injonction qui lui a été faite à la cérémonie de naturalisation, quand elle est entrée de plein droit dans la nationalité française… Comment dire cette propriété qui est aussi un héritage ? Notre pays qu’elle a choisi et l’a adoptée, a relevé le défi… Alexandra Badea, écrivaine de langue française, parle d’un terrible coin d’ombres couvert de mensonges que l’Histoire enfouit soigneusement dans l’oubli!
Comme cette affaire terrifiante du massacre de Thiaroye au Sénégal: les tirailleurs sénégalais, incorporée en 1938, puis faits prisonniers, souvent évadés et entrés dans la résistance, sont rapatriés dans leur pays cinq ans plus tard et regroupés au camp de Thiaroye. L’administration coloniale refusa de payer la solde due et, sous prétexte de rébellion, quand ils ne réclamaient que leur seul droit, les a fait mitrailler. Morts pour la France, et par elle, mais non reconnus comme tels jusqu’à présent !

Avec méthode, Alexandra Badea fait aussi se rencontrer une jeune femme qui a quitté sans retour possible, la Roumanie communiste et le fils de l’un de ces Sénagalais tués à Thiaroye. Leur histoire d’amour est impossible à vivre : un fils qui ne veut rien savoir ni assumer de ce passé, le petit-fils d’un des massacreurs lui-même anéanti par la mémoire de cet acte, et une jeune journaliste qui, trente ans plus tard, exhume les dossiers et tisse les liens entre tous ces héritiers d’un passé dont on peut enfin parler. La dette sera enfin payée ou effacée…

Alexandra Badea porte avec force, avec une évidente volonté pédagogique, ce tissage des destinées, et cette conviction qu’il faut savoir d’où l’on vient, pour aller quelque part ou tout simplement pour vivre. Même l’amour entre deux personnes est politique et déterminé par l’Histoire : le fils du soldat tué à Thiaroye ne peut pas rester en France et la réfugiée roumaine ne saurait la quitter… Bref, le présent grouille d’un passé empoisonné, sans que nous le sachions. Le jeu sur les temporalités du récit, du vécu, de l’enquête,  mais aussi de ses effets en retour sur ceux qui ont vécu cette histoire, fonctionne très bien. Sur tout cela, on suit l’auteure mais moins sur sa tendance à déplier les tenants et aboutissants psychologiques, le “ressenti“ de ses personnages, au risque de tomber parfois dans la formule, trop jolie pour n’être pas creuse.

Alexandra Badea a monté elle-même ce premier volet d’un triptyque avec une belle maîtrise et une parfaite cohérence. Scénographie unique de Velica Panduru en trois plans : une grève de sable rouge, le plateau et un triple écran. Les personnages glissent de l’un à l’autre, entrant dans le film, porteur aussi de leurs rêves et de la mémoire d’images énigmatiques et obstinées. Et cela embrasse le spectacle dans une sorte de tendresse, au risque de le refermer sur lui-même.«J’ai constitué, dit Alexandra Badea, une équipe multiculturelle d’artistes, pour la plupart binationaux, venus de différents pays à l’image de la France d’aujourd’hui : Madalina Constanti est roumaine, Sophie Verbeeck, franco-Belge, Aline Adjina franco-algérienne, Kader Lassina Touré, ivoirien, Thierry Raynaud, français (…). Je voudrais, dit Alexandra Badéa, connaître leur histoire, celle de leurs parents et grands-parents, croiser leurs expériences et réflexions, avec celles de personnes qui ont eu un tout autre parcours, une autre  vie,  et qu’on voit peu, qu’on entend peu »,.
Bénéfice de cette méthode : les comédiens sont eu cœur du projet, et au mieux de ce qu’ils peuvent donner. Avec un bémol : ce «théâtre-fleuve» est documenté, concret, civique et on attend la suite avec un grand intérêt, mais comment en porter le texte, quand il se perd en s explications, dans un trop-plein de mots ?

Un spectacle trop pédagogique? c’est là son moindre défaut. On ne reprochera jamais à un théâtre public de travailler sur de vraies questions collectives. Monter ce Points de non-retour, malgré un texte parfois logorrhéique, est un projet passionnant. Dans la grande salle du même théâtre, se joue aussi Révélation de Léonora Miano, mise en scène par Satoshi Miyagi (voir Le Théâtre du Blog) : après Antigone, au festival d’Avignon l’an passé,  le metteur en scène japonais travaille sur les âmes tourmentées du Roi Kongo, du Roi Bingue, de ceux qui ont été les complices de la “déportation transatlantique des sub-sahariens“. Il faut que les mots soient dits, et la dette payée, pour que se rééquilibre l’harmonie de l’univers.

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline, rue Malte-Brun, Paris  XX ème, jusqu’au 14 octobre. T. : 01 44 62 52 52.

Les 18 et 19 octobre, à La Filature- Scène Nationale de Mulhouse.

Les 29 et 30 novembre, au Next Festival à la Comédie de Béthune.

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