Francophonies en Limousin 2018/2: Jours tranquilles à Jérusalem / Chronique d’une création théâtrale de Mohamed Kacimi

Francophonies en Limousin 2018 / 2

Jours tranquilles à Jérusalem/Chronique d’une création théâtrale de Mohamed Kacimi

« Mardi 11 février 2015. Il neige à Jérusalem. Autour de la table, huit comédiens fument à tombeau ouvert.» Ainsi commence le journal de bord de Mohamed Kacimi, publié  avec une préface du regretté metteur en scène Adel Hakim disparu l’an passé (voir Le Théâtre du Blog). Il nous donne lecture de sa chronique à la fois grave et humoristique d’une aventure de six mois dans des conditions « parfois très difficiles » …`

©Christophe Péan

©Christophe Péan

« En 2015, dit l’écrivain, Adel Hakim, metteur en scène et directeur du Centre Dramatique National d’Ivry, me demande de l’accompagner comme dramaturge pour la création de Des Roses et du jasmin, avec le Théâtre national palestinien, à Jérusalem-Est ».  Dès le début, l’affaire n’est pas simple : la pièce, écrite en français et traduite en arabe égyptien, sera réadaptée en arabe de Palestine, à partir d’un mot-à-mot en anglais! Mohamed Kacimi s’y colle avec l’aide des comédiens : «Jusqu’à la veille de la première, on s’arrachera les cheveux pour nettoyer la traduction des contre-sens et scories. »
« 12 février 2015. Le Théâtre national est un non-lieu géographique et politique… »  Après quelque temps, Hadel Hakim et Mohamed Kacimi affrontent un conseil d’administration qui leur reproche une ignorance totale du problème palestinien,  notamment qu’il y ait seulement deux rôles de Palestiniens sur cinq : « Mathématiquement, cette pièce est juive (…) Seuls des Palestiniens peuvent écrire sur la Palestine ».  Et le couperet tombe : «Nous ne sommes pas des censeurs mais nous ne voulons pas de votre pièce. »

Les arguments des Palestiniens, souvent compréhensibles, sont parfois cocasses: «Salah, le personnage palestinien, possède un atelier de céramique, à Jérusalem. Les Palestiniens font de la poterie, la céramique a été introduite en Palestine par les Arméniens qui ont fui le génocide en Turquie ».  « La pièce, leur dit-on aussi, met en scène la tragédie juive mais elle oublie la tragédie palestinienne.» Kamel El Basha, le comédien qui joue le père, puis le grand-père palestinien, se révolte contre ce comité: «Ils ont tué la politique, l’histoire, le théâtre de ce peuple ! » Il faut aussi gérer le ressenti des acteurs qui doivent se mettre dans la peau de personnages juifs mais, dit l’un d’eux.: « Je tiens à jouer cette pièce pour montrer à nos enfants que nos ennemis ne sont pas des monstres mais des êtres humains comme nous.»

Des Roses et du jasmin, après bien des négociations et sans trop de concessions, voit enfin le jour à Jérusalem en juin 2015, et sera joué ensuite au Théâtre des Quartiers d’Ivry (voir Le Théâtre du Blog). On écoute, avec délectation, ce récit qui plonge au cœur d’un «conflit de dingues». «D’année en année, je vois la paix s’éloigner davantage», conclut Mohamed Kacimi à la fin de sa lecture.  Mais, comme le lui rappelle une  spectatrice déplorant la noirceur de sa pièce : «N’oubliez pas ce que disait Rabi Nahman, de Bratselv: « Il est interdit de désespérer! “  Une version théâtrale de Jours tranquilles à Jérusalem sera créée par Jean-Claude Fall, à Montpellier, la saison prochaine…

©Christophe-Péan

©Christophe-Péan

Fissures, d’après Alma d’Hala Moughanie, et Nuits Inachevées d’Aristide Tarnagda, mise en scène de Mawusi Agbedjidji

Le metteur en scène et auteur togolais a construit son spectacle en tissant  deux pièces mises en chantier au festival L’Univers des mots à Conakry. Des textes qui se croisent par leur thématique : le drame de gens spoliés par «un peuple qui a appris à servir dans l’assiette des autres. » 

La langue économe d’Hala Moughanie évoque  cet achat de terres par une multinationale,   qui ne  laisse que des miettes aux Africains. Sur une place de village, une femme, Alma  chante en langue mina (Togo). Un étranger surgit de nulle part, perdu. Un dialogue succinct s’engage : « Il y a une terre à vendre, et je viens rencontrer le vendeur pour un projet de rizière, une les plus grandes du monde». « Nous avons déjà du riz, lui dit la femme. » La logique d’un commerce mondialisé s’oppose à celle de l’autochtone… Ailleurs, un homme s’apprête à vendre sa terre à un riche promoteur: «Ils n’ont parlé que de banque,  piscine,  supermarché,  belle maison. Mais ils n’ont pas parlé de la colère des étudiants, des écoles publiques fermées, des hectares de terre vendus au Chinois, aux Français.» Autrefois, la vente des terres était interdite dans ce pays…

Nuits inachevées raconte, dans un style plus charnu, l’achat d’une parcelle à une famille de paysans, à bon prix, pour y bâtir un quartier chic de la ville…Entrecoupée de chants togolais en langues mina et ewe, et de musiques pop ou traditionnelles, parfois en surimpression, cette pièce questionne la propriété, la territorialité, et la dépossession des racines natales. Mais un équilibre reste encore à trouver dans cette mise en scène polyphonique présentée comme un travail en cours. Par son chant et sa belle présence, Lady Apoc incarne une Alma insolite, ancrée dans sa terre, face à un étranger venu de nulle part. Une belle image.

La Fureur de ce que je pense d’après Putain,  Folle,  L’Enfant dans le miroir et Burqa de chair de Nelly Arcan,  adaptation et  mise en scène de Marie Brassard

©Michael Slobodian.

©Michael Slobodian.

« La beauté du monde, je pourrais la voir mais je suis trop occupée à mourir», écrivait Nelly Arcan (1973-2009) avant de se pendre, à trente-cinq ans, dans son appartement de Montréal. Habitée par la souffrance, son écriture plonge dans le malheur abyssal d’être femme, belle, mais mal dans une peau trop fragile, image de magazine exposée sur papier glacé aux regards. Hantée par une sœur morte avant sa naissance :  «Depuis toujours installée dans le silence de nos repas ». Poursuivie par la terreur de l’Enfer, de la damnation, promise aux pécheurs par un père puritain et ses récits bibliques culpabilisants.

Ses frayeurs et fantasmes d’enfant reviennent comme des leitmotivs dans le spectacle de Marie Brassard. Au-delà de l’angoisse, Nelly Arcan veut dire « la fureur de ce que je pense », car, lorsque l’on sait que l’on va mourir, on n’a plus aucune raison de pleurer. »

La metteuse en scène québécoise a travaillé quinze ans avec Robert Lepage et a gardé de cette collaboration un sens aigu de l’image et de l’espace. Elle travaille étroitement avec des musiciens et artistes pour créer des atmosphères surréalistes où vidéo, lumière et son occupent une place primordiale. Comme ici, avec  un collage de textes de Nelly Arcan, en sept chants pour six actrices et une danseuse, murées dans des cages de verre superposées, comme autant de cellules de peep-show. Des monologues successifs, sur fond de projections vidéos ou par bribes, simultanément, dans une choralité très bien orchestrée. En contrepoint, une danseuse évolue dans l’ombre, double de la sœur morte ou fantôme de l’écrivaine. Chaque chant exprime une obsession, une angoisse ou un espoir:  autant de facettes de Nelly Arcan, voix singulière et majeure de la littérature québécoise.

Le visuel ne l’emporte jamais sur le texte. La langue de cet écrivaine, écorchée vive, d’une grande beauté, s’articule avec les images, servie par les comédiennes avec une précision horlogère. Portée au théâtre, cette écriture s’entend d’une manière singulière :  «Mes pleurs sont entendus par une foule formée de spectateurs de moi-même, qui expie avec moi les liquides engendrés par la faiblesse, d’ailleurs, tout est vu et entendu par cette foule, la mienne, une foule globale, admirative aussi bien qu’impitoyable, (…) Et souvent, je me poste devant le miroir pour observer, dans l’ambiance tamisée de ma salle de bains impeccable, mes yeux rougis par les pleurs. »
Ces paroles résument un narcissisme fondamental qui peut gêner, malgré la perfection formelle du spectacle. Malgré aussi une dramaturgie qui tourne en boucle sur elle-même, on salue le talent de la metteuse en scène et de ses interprètes…

Mireille Davidovici

Jours tranquilles à Jérusalem, vu le 27 septembre, au bar du Théâtre de L’Union à Limoges.
Le texte est publié par Riveneuve, éditions  Hyperlink.
Fissures vu le 28 septembre à Limoges.
En octobre, dans les Instituts français de Lomé, Cotonou, Ouagadougou, Abidjan…
La Fureur de ce que je pense vu le 28 octobre. Et du 4 au 6 octobre, au Stadsschouwburg, Amsterdam.

Les romans de Nelly Arcan sont parus aux éditions du Seuil.

 

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