The Dark Master, texte et mise en scène de Kurô Tanino

Festival d’Automne

The Dark Master, texte et mise en scène de Kurô Tanino, d’après une histoire originale de Marei Karibu et l’œuvre de Haruki Izumi, (spectacle en japonais, surtitré en français)

©Takachi Horikawa

©Takachi Horikawa

 Cela se passe dans un  modeste restaurant un peu minable d’Osaka. Reconstitué avec un grand talent et dans un style hyperréaliste par Masaya Natsume et Takuya Kamiike. Il ne manque rien à l’appel : dans une lumière un peu glauque, un bar en bois avec tabourets,  et derrière, un fourneau à gaz; près d’une étagère pour ranger les assiettes, un évier, un réfrigérateur et un poste de radio et un téléviseur hors-d’âge qui diffusera souvent des matchs de base-ball. Au fond, un escalier menant au studio du patron du restaurant et seul cuisinier-serveur. Dans la salle, un lavabo et son essuie-mains et, à côté la porte des toilettes. Il est tard, et le patron, épuisé, boit un verre d’alcool comme souvent le soir…

Arrive alors un jeune randonneur qui vient de Tokyo avec un gros sac à dos; il voudrait manger quelque chose. Mais le propriétaire du restaurant n’est pas d’humeur, il a fermé et refuse de le servir. Mais ce randonneur un peu paumé a vite fait de le séduire, et il va lui préparer une omelette au riz dont le public peut humer le parfum! Le jeune homme dévore son omelette et le félicite pour sa qualité, et ils parlent tous les deux. Puis, le propriétaire, de façon tout à fait inattendue (même si on sent les choses venir! ) lui fait une étrange proposition : reprendre la direction de ce restaurant dont il ne veut plus. Il le payera tout à fait correctement. A lui de cuisiner à la demande du client, et de bien accueillir la clientèle qui, depuis une certain temps, diminue… Mais bon, il devra dormir par terre dans la salle dans son sac de couchage et se laver à l’évier de la cuisine! Le jeune homme est stupéfait d’une pareille offre, alors qu’ils ne se connaissent même pas et il lui répète qu’il ne sait pas faire la cuisine.

Le patron lui explique, en lui donnant une oreillette, qu’il restera chez lui à l’étage et qu’il lui indiquera de loin depuis son appartement et sans jamais le voir  la marche exacte à suivre pour cuisiner correctement la dizaine de plats au menu d’inspiration plutôt occidentale… Mais grâce à des caméras, il verra aussi tout ce qui se passe. Le jeune homme pourra  aussi communiquer avec lui grâce à des micros discrets placés dans des angles.Le jeune homme, désargenté et séduit par cette offre, finit par accepter et l’ex-cuisinier disparaît définitivement mais reste le patron du restau : sans être jamais vu, il lui dévoile aussi ses tours de main pour, entre autres, faire cuire correctement un filet de bœuf… Il cuisine effectivement plusieurs plats devant le public, tout en parlant avec les clients. Et petit à petit, la clientèle, attirée par sa gentillesse et la qualité de la cuisine, se met à  revenir! Une jeune femme entre un soir. C’est une prostituée bien connue du propriétaire qui lui a délégué pour qu’elle passe une nuit avec lui. Mais ils feront l’amour derrière le bar : au théâtre, il y a toujours une limite à l’hyperréalisme!
Il y a aussi un très riche client chinois qui cherche à racheter de petits commerces pour  réaliser des opérations immobilières. Il trouve son dîner excellent mais avec un mépris certain, il lui laissera une liasse de billets. Et revenu une autre fois dîner, il semble moins aimable car le jeune homme lui jette ses billets à la figure, et cela se terminera par une bagarre entre eux. La vie d’un cuisinier de petit restaurant n’est pas de tout repos!

On l’aura vite compris : Kurô Tanino veut ici dénoncer la disparition du patrimoine japonais au profit de riches investisseurs chinois mais aussi les rapports de domination entre les gens. Le patron impose une vie épuisante au jeune homme qui doit bosser dur sous sa direction invisible mais efficace. Coiffé d’une toque rouge, il a pris de l’assurance et parait tout à fait à l’aise derrière ses fourneaux. Un soir, le patron lui fait boire de l’alcool, et le soumet à la tentation d’un plaisir sexuel avec cette jeune femme dont il ne pourra bientôt plus se passer. C’est très finement vu, avec un grand sens des nuances dans les dialogues, comme dans les longs silences ou les noirs. Les effets dans cette comédie réaliste sur la condition humaine et les rapports de maître à esclave, un vieux thème théâtral remis ici au goût du jour, sont parfois téléphonés. Et Kurô Tanino a un peu de mal à finir: un jeune homme arrive avec un sac à dos : bref, la boucle est bouclée mais de façon un peu conventionnelle. Et il y a sans doute quelque dix minutes de trop. Mais comme  la direction d’acteurs est réglée au millimètre et que les personnages sont plus vrais que nature, et remarquablement interprétés, on se laisse vite prendre au jeu. Et le sur-titrage est  de grande qualité, en particulier avec les apartés du patron traduits en italiques.

 Kurô Tanino aurait pu nous épargner quelques intermèdes en images vidéo de la vie japonaise sur douze carrés d’un grand écran au dessus de la scène qui ne servent pas à grand chose. Sinon, cela fait du bien de voir un spectacle qui ne dure pas quatre heures, et accessible à un public souvent méfiant- et on le comprend- devant le théâtre contemporain. Et les nombreux jeunes gens qui étaient là, ne boudaient pas leur plaisir… C’est toujours bon signe. Mais dommage, The Dark Master n’aura été joué que cinq soirs. Enfin vous pourrez voir à partir du 25 septembre, Avidya-L’Auberge de l’obscurité, l’autre pièce mise en scène aussi au T2 G par Kurô Tanino.

Philippe du Vignal

T2 G, avenue des Grésillons,  Gennevilliers (Seine Saint-Denis) du 20 au 24 septembre.
Le texte de la pièce est publié aux éditions Terbrain, Inc.

 


Archive pour septembre, 2018

Les Démons, d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène de Sylvain Creuzevault

Festival d’Automne à Paris

 

Les Démons, d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène de Sylvain Creuzevault

 

© DR Compagnie

© DR Compagnie

Un roman monstre, Les Démons, d’abord traduit par Les Possédés, un titre qu’Albert Camus avait gardé pour son adaptation au théâtre en 1959, nous plonge dans l’histoire politique et intellectuelle de la Russie du dix-neuvième siècle, en fouillant les tripes et les âmes de dizaines de personnages que nous suivons durant près de neuf cent pages. Nicolas Stavroguine en est le fil conducteur. Quand il revient de Suisse, il déclenche les intrigues complexes du roman, mais disparait parfois. Dostoïevski le remplace alors par le tableau d’une jeunesse enragée de liberté jusqu’à rêver d’un despotisme total -tous égaux dans l’esclavage-, ou par la satire d’un milieu privilégié embrumé dans ses hautes aspirations et ses craintes. Chacun a eu affaire à lui, de près ou de loin, éclairant une de ses facettes : Don Juan, Prince Charmant, tourmenté, doutant de sa volonté, impulsif quand il s’agit d’un duel, grande âme par intermittence.

Et tous les autres personnages se prennent dans la toile qu’il a tissée malgré lui. Stépane Verkhovenski, l’ancien précepteur, l’intellectuel déçu, a fait l’éducation de garçons et de filles révolutionnaires qu’il ne peut plus suivre, accroché à son humanisme et au culte de la beauté. Varvara, veuve Stavroguine, tente de reprendre la main, et renonce à comprendre son fils. L’étudiant Chatov conteste le groupe révolutionnaire au nom de la religion et sera exécuté comme traître. Piotr, le fils que Stépane n’a pas élevé, provocateur, inquiet, imbibé des dogmes de la violence révolutionnaire, insulte son père qui l’a été si peu, et fléchit devant la grâce maudite de Stavroguine, au point de lui proposer de tuer pour lui les protagonistes d’un mariage secret, gênant et absurde. L’auteur donne tout autant de complexité que de vie aux personnages de jeunes filles et de jeunes femmes, intelligentes, amoureuses audacieuses, comme la Maria de Chatov, ou Liza, Daria…, ou victimes, comme l’autre Maria que son frère dépouille.

 

Sylvain Creuzevault et sa troupe se sont appropriés ces Démons au plus près du texte, au plus près d’eux-mêmes et d’une lecture contemporaine. Ainsi le je du narrateur (supposé être l’un des anciens élèves de Stépane Verkhovenski) s’efface au profit du nous des acteurs, qui ouvrent la représentation, en s’adressant directement au public, cédant pour cette fois à la facilité, mais peu importe. Les situations ne sont pas plus sollicitées que nécessaire : les liens entre Dostoïevski et le XXI ème siècle se nouent d’emblée, que ce soit sur la question de la rupture entre les générations, de la révolte, des droits de l’homme, des “grands principes de 1789“ ou de la religion. André Malraux l’avait prophétisé: «Le XXIème siècle sera mystique, ou ne sera pas», et l’on constate que ce spirituel a glissé au religieux.

 La contestation des  «valeurs occidentales» chez Dostoïevski, au nom de la vraie Russie orthodoxe, ressurgit aujourd’hui avec assez de force sous d’autres formes religieuses, et secoue assez l’Europe pour faire écho. On n’assiste pas pour autant à un débat philosophique illustré et on est bel et bien au théâtre. Cette adaptation -réussie- au delà de la réflexion, concrétise la matière du roman : c’est bien ce qui «fait théâtre». Les scènes collectives, la manipulation des éléments de décor, bruits y compris, la circulation des rôles contribuent à rendre le foisonnement de l’œuvre. Valérie Dréville endosse les rôles de Varvara Stavroguina et d’Alex Kirilova, Michèle Goddet ceux de Prascovia Drozdova, la voisine de Chigaliev devenu ici Chigaliova, doctrinaire d’une révolution totalitaire. Ces passages de l’un à l’autre, du féminin au masculin, fonctionnent parfaitement, situant le théâtre là où il est, à savoir dans la prise en charge d’une parole par une personne, sans que la lisibilité y perde.

 Un moment de pure grâce poétique et de formidable raccourci dramatique : celui où Maria la boiteuse ôte on masque et ses bandelettes de mort pour se réincarner en la très vivante Maria Chatova. Il y en a d’autres, et aussi des longueurs, des lourdeurs, dont on ne tiendra pas rigueur à la troupe ni à son metteur en scène, qui sont nécessaires. Elles renvoient concrètement à la difficulté de lecture du roman, à sa richesse, à son terreau d’où surgissent aussi sur le plateau la profusion de ses scènes et de ses personnages, dans une sorte de pulsation. Belle adaptation, donc, d’une fidélité active et vivante. Beau désordre d’où peut naître la vie, sans effets inutiles (ou presque, s’agissant d’effets stroboscopiques, heureusement brefs ! dans la scène de la fête), sans emphase esthétique, efficace au bon sens du terme, avec même parfois, le courage de l’incertitude.

À voir, donc, pour ceux qui aiment Dostoïevski et pour ceux qui ne le connaissent pas encore. Les comédiens ont la bonté de distribuer une bouée de sauvetage: un résumé du parcours des différents personnages : sans doute pas indispensable. Ce que dit en effet le spectacle sur le retour du religieux, la complexité des rapports entre les êtres, l’inquiétude et l’humour même de Dostoïevski, Sylvain Creuzevault nous les donne.

 Christine Friedel

Théâtre National de l’Odéon/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès (angle du boulevard Berthier) Paris XVII ème, jusqu’au 21 octobre. T. : 01 44 85 40 40.

 

Proces (Le Procès) de Franz Kafka, adaptation et mise en scène de Krystian Lupa

© Magda Hueckel

© Magda Hueckel


Festival d’automne 

Proces (Le Procès) de Franz Kafka, traduction de Jakub Ekier, adaptation et mise en scène de Krystian Lupa (en polonais, sous-titré en français)

Le metteur en scène polonais avait monté nombre d’auteurs de langue allemande comme entre autres, Thomas Bernhard (voir Le Théâtre du Blog) mais jamais encore Kafka: “J’avais peur de son négativisme, de sa force, de sa dépression, de son nihilisme, de son aspiration au pessimisme, ce besoin chez Kafka d’un manque d’espoir. Je ne fais pas de spectacle pour dire que le monde n’a pas de sens, ou bien qu’il est complètement mal fait. J’ai besoin qu’un spectacle puisse transmettre la possibilité d’une réflexion positive.(…) Kafka est un des rares écrivains, peut-être le seul, à posséder une stratégie narrative pernicieuse d’une extrême radicalité. »

Dans les spectacles d’une grande rigueur de Kristian Lupa, il y a une autre notion du temps qui s’étire souvent comme ici, avec ce long voyage de cinq heures. Proces, fondé en partie sur le roman, sur la correspondance et le Journal du grand auteur, aura eu une genèse difficile… On connait la réalité (qui n’est guère brillante) de la situation politique en Pologne, et le metteur en scène, visiblement, dérange le pouvoir en place, à tel point qu’il avait suspendu les répétitions au Teatr Polski de Wroclaw quand il avait subit un changement de directeur… Le gouvernement conservateur ayant nommé un des proches, Cezary Morawski.

Krstyan Lupa décida alors de renoncer à la mise en scène de Proces, et toute la troupe s’était révoltée. Etait alors né un Théâtre Polski clandestin. Krystian Lupa, dit-il, n’a pas en effet accepté la mise en place de cette direction, « scandaleuse et cauchemardesque qui est en train de détruire ce théâtre, le meilleur de toute la Pologne. Le parti PiS (Droit et Justice) n’était pas encore au pouvoir, mais il arrivait à sa porte… Nous ressentions cette menace. J’avais enfin le courage d’aborder Kafka. Comme s’il était la planche d’un dernier salut. Comme si je l’avais gardé en dernier recours en cas de coup dur. On partageait tous ce besoin de Kafka. »

Le spectacle finira heureusement par être monté avec l’aide de  nombreux théâtres étrangers, dont plusieurs en France. “Face à une crise des valeurs européennes” dit Krystian Lupa, “et face à la menace qui pèse sur la liberté individuelle, nous voulons que cette performance soit une voix commune sur l’avenir.”Et Franz Kafka, dans Le Procès, comme par anticipation semble lui répondre: “Je crois au contraire que par paresse, ou par négligence, ou peut-être déjà par peur, les fonctionnaires ont suspendu la procédure ou vont la suspendre sous peu. Encore qu’il soit possible également qu’on feigne de poursuivre le procès, dans l’espoir de me soutirer davantage de pots-de-vin ; mais cet espoir est vain, je puis le dire dès aujourd’hui, car je ne verse aucun pot-de-vin. »

 Le metteur en scène polonais a travaillé longtemps avec ses grands comédiens qu’il  a remarquablement  dirigés et qui sont très impliqués dans la construction même du spectacle. Il y a ainsi de très belles scènes, comme celle où, tous alignés, face public, ils ont la bouche fermée par un gros scotch adhésif noir, le plateau étant encadré par une ligne lumineuse rouge. Allusion évidente au pauvre Joseph K. arrêté, et poursuivi par un juge, et à qui on refuse de donner la moindre explication. Et terrible interférence avec la réalité, au cours des répétitions, un homme, Piotr Szczesny venait de s’immoler. Ce qui a évidemment bouleversé les comédiens.

©© Magda Hueckel

©© Magda Hueckel

Ce  Proces est une  sorte de mise en abyme du roman inachevé de Kafka mais il a aussi pour thème, sa rencontre en 1914 avec Felicia Bauer qui lui intentera un procès, à cause de son manque de loyauté, alors qu’ils étaient fiancés. Un épisode de sa vie que Kafka vécut douloureusement et qui fut à l’origine de l’écriture du Procès. «Cet élan, dit Krystian Lupa, a été suffisant pour qu’il écrive le début et la fin du roman. Le début est le commencement de ce procès, et la fin, c’est ce que Kafka a rêvé, la mort de son héros, le meurtre de son alter ego.» Mais  le spectacle participe aussi  d’une critique parallèle et très acerbe du pouvoir conservateur en place qui  s’en est pris à la troupe du Polski à Wroclaw.

Et cela donne quoi, ce long voyage de cinq heures (avec deux entractes) auquel nous convie le plus important des metteurs en scène polonais actuels, celui qui a formé entre autres Krystof Warlikowski? Commençons par le positif: une admirable scénographie imaginée par lui-même avec un espace complètement vide et neutre, fermé par de hauts murs gris salpêtrés. Et où s’ouvrent parfois quelques portes sinistres qui disent toute la misère d’un monde où l’angoisse et le manque d’espoir se sont imposés depuis longtemps. Au début, aucun meuble qu’une table ronde et un fauteuil, puis quelques gradins avec des rangées de chaises pour le public, une barre pour l’accusé, et une table en bois des plus rustres sous l’unique dossier du juge. C’est le tribunal où Joseph K est convoqué… Autre force du spectacle: le décor derrière une paroi en tulle qui donne ici une dimension quasi onirique et très rare à une chambre minable avec un lit en fer et deux chaises.

Ce spectacle hors-normes auquel on ne peut être insensible, a des des interprètes exceptionnels qui s’imposent avec une forte présence dès qu’ils entrent sur le plateau; en particulier Andrzej Kłak, presque toujours en scène. Très grand et maigre, en veste et pantalon noir, il EST le personnage de Monsieur K, mais aussi celui de Franz Kafka et sa voix intérieure traduite en italiques dans le sur-titrage… Avec un jeu tout en nuances, malgré le micro H.F. dont, comme ses camarades, on l’a muni… Admirable acteur ! Il y aussi entre autres (Bożena Baranowska) qui joue madame Brubach, la logeuse de Monsieur K et Marcin Pempuś (le double de Monsieur K) . Et entre autres, Marta Zieba (Felice Bauer), Malgorzata Gorol,  (Greta Bloch), et Adam Szczyszcaj (Max Brod), les proches de Kafka.

 Il y a donc ici, c’est incontestable, nombre de scènes très fortes inspirés du roman mais jamais illustratives, comme celle du procès lui-même, un formidable moment chargé d’émotion avec un nombreux public qui entre et qui sort, celle entre Franz et sa tante Albertine (Halina Rasiakówna) et celle où cette tante parle avec  un vieil avocat allongé dans un grand lit bourgeois (Piotr Skiba) qui défend Franz/K… et les acteurs du Théâtre Polski. Dans une église figurée par quelques belles projections d’arcs de pierre, un prêtre demande au héros : «Comment crois-tu que cela finira ? » A la fin, on entend la voix de Lupa: « Vous connaissez la suite ! » Rideau sur ce long spectacle où  le metteur en scène a su prendre la juste mesure de la théâtralité du roman mais n’a en rien simplifié et augmenté l’aventure tragique de Joseph K. Ce qui représentait un risque permanent et ce qu’avait un peu fait autrefois un metteur en scène comme Jean-Louis Barrault.

Reste des points beaucoup plus faibles: la lenteur est sans doute un des atouts des mises en scène du maître polonais mais là, rien ne la justifie vraiment, et la machine a bien du mal à se mettre en marche. Et si enfin le spectacle -ne parlons pas de pièce- commence à trouver son rythme avec le procès, ensuite les petites scènes se succèdent mais sans véritable rythme. Après le deuxième entracte, les désertions de spectateurs se font de plus en plus fréquentes. La fatigue aidant, on a en effet bien du mal à rester accroché.
La faute à quoi? Sans doute et surtout à une dramaturgie dont on perçoit avec peine le fil rouge -il y a trop de thèmes difficiles à relier ensemble- et malgré encore une fois, la grande beauté picturale des images, on trouve le temps parfois bien long. Malgré deux entractes indispensables mais qui cassent encore le rythme!

Et Krystian Lupa aurait pu nous épargner ces lieux communs du théâtre contemporain que nous avons si souvent dénoncés: l’arrivée d’acteurs par la salle, ou le jeu au bord du plateau, l’usage stéréotypé du micro HF et de la caméra-vidéo  pour filmer des acteurs sous-éclairés sur la scène et transmettre leur visage en gros plan sur un écran! Autre manie : celle qui consiste à filmer les acteurs et/ou leurs personnages dans les couloirs du théâtre, une fois sortis de scène. Tous aux abris! On s’étonne que le grand maître du théâtre polonais tombe dans ce genre de procédés usés jusqu’à la corde…

Alors y aller ou pas à ce Procès? Oui, si vous êtes un inconditionnel de Lupa, et si vous êtes capable de regarder cinq heures durant un spectacle aux qualités indéniables mais qui ne tient pas toujours vraiment la route sur la longueur. Question de génération? Même pas. Une jeune étudiante en philo d’une vingtaine d’années que je voyais bailler, nous a avoué qu’elle ne comprenait pas bien ce projet qui ne la concernait pas vraiment et qu’elle s’ennuyait. Lupa, disait-elle, aurait pu dire le choses de façon plus concise, avec un résultat  équivalent, sinon meilleur… Bien vu!

 Il y a en effet actuellement une surenchère: les metteurs en scène du théâtre public veulent souvent faire des spectacles de plus de quatre heures, quitte à allonger parfois une pièce existante! Mais la durée d’exploitation est maintenant  le plus souvent de quelques jours, voire un semaine… Comprenne qui pourra! Il faut dénoncer cette dérive qui ne fait aucun bien au théâtre contemporain. Et fait, tout se passe comme si on s’adressait, et de façon très élitiste, au seul public qui peut, lui, quitter son travail pour être là à 18 h 45 à l’Odéon, et le quitter à minuit. Tant pis pour ceux qui ne peuvent arriver à cette heure-là, tant pis pour ceux qui doivent se lever tôt pour aller travailler, tant pis pour les banlieusards qui risquent de rater le dernier train…
Voilà, c’était le dernier Lupa, loin de valoir les précédents!

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris (VIème) jusqu’au 30 septembre.
Théâtre du Nord à Lille, les 16 et 17 novembre.
La Filature de Mulhouse, le 15 décembre.
Et aussi à Dresde, Athènes.

Les œuvres complètes de Kafka dans une nouvelle traduction, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, paraîtront le 11 octobre, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard.

Révélation, Red in Blue Trilogie de Léonora Miano, mise en scène de Satoshi Miyagi

Photo Jean Couturier

Photo Jean Couturier

Révélation, Red in Blue Trilogie de Léonora Miano, mise en scène de Satoshi Miyagi (en japonais, surtitré en français)

Nous avions découvert avec enthousiasme les précédentes créations de ce metteur en scène avec sa compagnie du Shizuoka Performing Arts Center à Shizuoka au Japon : Le Mahabarata et Antigone au festival d’Avignon, et Le Lièvre blanc d’Inaba et des Navagos, au Musée du quai Branly (voir Le Théâtre du Blog). Ce nouveau spectacle a été écrit à partir du texte de cette auteure franco-camerounaise1 d’expression française. Mais très vite on voit qu’il est beaucoup trop long: trois heures, entracte inclus !

La forme imaginée par Satoshi Miyagi nous enchante toujours : une scénographie épurée faite d’ombres et de lumière, autour de deux  grandes lentilles centrales superposées et mobiles et, en fond de scène, des fragments de mannequins au sol. Et une musique inventive d’Hiroko Tanakawa dont Satoshi Miyagi dit: «Nous, les vivants, sommes peut-être bridés par certaines règles ou obligations de notre monde quand nous essayons de nous adresser aux âmes des morts. Je veux parler de cette chose boueuse, de ce bourbier qui nous contraint de différentes façons. ( … ) Comment alors faire léviter le corps des vivants pour l’extirper du cloaque ? Il existe un moyen pour cela : la musique qui, d’une certaine manière, permet de transformer les corps des hommes en quelque chose d’abstrait. C’est pour moi l’une des plus belles découvertes que l’homme ait faites. »  

A la fois comédiens, danseurs mais aussi chanteurs et musiciens, les artistes se relaient en fonction des tableaux, pour jouer d’instruments semblant sortir d’une collection du musée du Quai Branly. Et les magnifiques costumes de Yumiko Komai sont dignes d’une collection de haute couture surréaliste. L’ensemble nous emporte dans un temps suspendu, parmi les divinités et des âmes mortes.

Mais le surtitrage, que le metteur en scène a voulu fidèle à la langue poétique de l’autrice,  pèche par sa forme  comme par son contenu. Le spectateur doit choisir : soit, il lit l’histoire en surtitrage, et plonge avec le texte dans le royaume des Ombres parmi des âmes non réincarnées -Mayibuye et Ubuntu- et des âmes damnées, contrôlées par la divinité créatrice Inyi (jouée par deux actrices) et par le passeur d’âmes Kalunga. Soit il se laisse emporter par le jeu merveilleux des comédiens et par leur puissance d’incarnation.

Bref, difficile d’apprécier pleinement cette pièce ! Et on se souvient alors de la parole de l’Annoncier au début du Soulier de Satin de Paul Claudel : «Ecoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant, et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle».

Jean Couturier

Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris XX ème, jusqu’au 20 octobre.

 

Construire un feu de Jack London, version scénique et mise en scène de Marc Lainé

©Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

Construire un feu de Jack London, version scénique et mise en scène de Marc Lainé

L’œuvre de Jack London (1876-1916) avec L’Appel de la forêt (1903), Croc-Blanc (1907), etc. est caractéristique du «roman d’aventures». Marin, chasseur de phoques, cet aventurier est sensible à la puissance sauvage de la Nature et du monde animal. « Là s’étendait le Wild, le Wild sauvage, gelé jusqu’aux entrailles des terres du Grand Nord… » Américain et canadien, cet espace est en effet démesuré et effrayant. Le scénographe, réalisateur et metteur en scène Marc Lainé, attiré par la blancheur de ces vastes étendues enneigées où Vanishing Point (voir Le Théâtre du Blog) s’inscrivait déjà, crée ici une sorte de version tragique de Construire un feu.`

Un homme marche dans la neige, accompagné seulement d’un chien et doit retrouver le soir ses compagnons qui empruntent un autre itinéraire. Pour son premier hiver ici, surpris par le froid intense : – 50° et encore plus bas ! il peut à peine manger ses biscuits : ses doigts s’engourdissent ! La rivière gelée peut être dangereuse et cacher des trous couverts de glace et de neige. Et le marcheur  s’enfonce dans l’eau glacée. Les pieds mouillés, il se sèche alors en  faisant un feu qu’éteint soudain un paquet de neige accumulée sur les lourdes branches qui tombe d’un seul coup.

Lui revient en mémoire le souvenir des Anciens: «Au-delà de cinquante degrés sous zéro, on ne doit pas voyager seul.» Les mains, les pieds, les joues et le nez s’engourdissent peu à peu et gèlent… Maquettes et toiles peintes représentant les paysages nordiques sont filmées en direct et les images  projetées sur un écran au-dessus de la scène. Et le baroudeur, rude gaillard expérimenté et peut-être trop sûr de lui, entreprend son voyage, mimant une marche immobile, face caméra.

Nâzim Boudjenah, couvert de fourrure et dont le seul visage reste visible, incarne la souffrance subie dans un abandon total, corporel et spirituel. Ce trappeur est filmé constamment, debout et assis, accroupi à la recherche de brindilles et le narrateur (Pierre-Louis Calixte), dans un récit étrange et quasi-documentaire, décrit avec précision les moindres gestes du héros, expliquant comment construire un feu: un guide de survie pour amateurs. Légèrement facétieux, il démontre, preuves à l’appui, la supériorité immense de la Nature sur la petitesse des hommes vindicatifs. Et le chien a sur le plateau une place importante et, même s’il n’est pas l’ami de l’homme éprouvé, il a l’instinct du danger. Et Alexandre Pavloff, en chemise et jeans, pieds nus et la chevelure longue incarne, lui,  ce chien qui plie les pattes ou se redresse debout, à l’écoute de son maître.Le public, tendu et inquiet, est subjugué, comme le chien guettant l’imminence d’un danger. Attentif, il devine que l’homme ne pourra pas résister pas à un climat excessif et souverain. L’espace hivernal et démesuré est un ennemi insensible à l’aventure humaine, si on ne sait l’apprivoiser, c’est-à-dire s’adapter et le reconnaître.
Une grande leçon : il faut savoir entendre la voix de la Nature qui peut tout emporter…

 Véronique Hotte

 Studio-Théâtre de la Comédie-Française, 99 rue de Rivoli, Galerie du Carrousel du Louvre, Paris I er jusqu’au 21 octobre. T. : 01 44 58 15 15

 

Le Roi Arthur, mise en scène de Jean-Philippe Bèche

Le Roi Arthur, mise en scène de Jean-Philippe Bèche

1aa19ee2889219ec9f7ccdcc15babd59Le mythe du Roi Arthur se situe aux premiers temps de la Chevalerie, vers la fin du Ve siècle ou au début du VIe siècle. « Nous sommes convaincus, dit le metteur en scène,  de la force de cette histoire, du souffle lyrique de cette pièce qui renoue avec le théâtre épique, populaire au vrai sens du terme. Nos héros sont des hommes et des femmes qui luttent pour aimer, qui se débattent dans leurs souffrances, à la recherche d’un idéal, d’un merveilleux qui pourrait bien les perdre… » Le personnage du roi Arthur a inspiré de nombreux films, séries télévisées, opéras, comédies musicales ou bandes dessinées mais… beaucoup moins des spectacles théâtraux.

 Ici, onze acteurs, comme chez William Shakespeare, accompagnés par une batterie pour interpréter cet étrange Roi Arthur. Dans la belle salle en pierre du Théâtre de l’Epée de bois, le spectacle prend une bizarre résonance. Le roi en toge rouge, supplie Merlin de l’aider « : Sans doute, tu n’es qu’un homme, mais, foi de Merlin, tu sera roi! » Une veuve entre : « Il s’agit de meurtre et de trahison. Un homme est venu vers moi, il avait les traits de mon mari. Je lui ai remis l’enfant, il l’a élevé, le voici, c’est Merlin. » Aujourd’hui, Morgane abandonne Merlin. «Merlin, je ne pourrai rien pour la Tempête qui se prépare. Ne construis ton nom que sur l’amitié. » «Mon roi, vous offrez mon bras à Genièvre, pour gagner et ne pas mourir !  Que Lancelot gagne, tout faire et ne pas vous suivre !»
Il y a de très belles entrées et sorties des acteurs accompagnés à la batterie, mais… on a bien du mal à suivre l’intrigue.

Edith Rappoport

Théâtre de l’Epée de Bois, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. T. :  01 48 08 39 94.

prolongé jusqu’au 14 octobre

Je m’appelle d’Enzo Cormann, par Garnouize Inc

 

Je m’appelle d’Enzo Cormann, par Garnouize Inc

©Vincent Muteau

©Vincent Muteau

Il passe sur le côté, comme en fraude. A la marge. Il tente de vendre sa quincaillerie: de petites Tours Eiffel aux spectateurs assis sur le bitume. Hagard, il jette un œil à gauche et à droite, à l’affût d’un éventuel débarquement des forces de l’ordre. Il ne cesse de recompter sur ses doigts. Une maigre recette ? Les années écoulées ?  Le geste semble lui permettre de s’assurer qu’il est encore vivant, que le monde reste tangible. Ceux qui ne le connaissent pas encore, peuvent croire qu’il est un véritable vendeur à la sauvette. Il en a tous les signes distinctifs : mine épuisée, corps nerveux, fringues usées, baskets bon marché… Il vend donc de petites tours Eiffel en métal, métonymie de toute la merdouille que draine le tourisme: allégorie du boulot de pauvre.

Le jeu de Christophe Lafargue (alias Garnouize) est hyperréaliste. Comme ces tableaux américains qui concurrencent la photo et le réel, hurlant à l’impossible représentation ou à la démission des images dans une société saturée par le visuel. Déjà avec Rictus, spectacle toujours en tournée, il s’était saisi de la figure du clodo, avec une interprétation au premier degré, époustouflante de vérité. Il fait de la rue, un théâtre jusqu’au plagiat : un pléonasme de réalité.  Lorsque nous l’avions vu, à Chabeuil, un homme de la rue l’apostrophait, vidant sa canette aux pieds des spectateurs dont certains avaient osé des «chut». Incroyable moment de tension où la représentation atteint ses limites, bascule dans l’auto-réflexivité et les limites éthiques. La poésie de Jehan-Rictus (1867-1933)  qui avait connu la rigueur de l’hiver sur les trottoirs et la charité condescendante, résonne tellement juste. Une mise en scène déambulatoire nous emmenait sur les lieux rituels du vagabondage, ceux  des gens qui cherchent leur place : banc, porche, marches, grille, coin de trottoir… Elle vociférait devant les façades des responsables : mairie, maison bourgeoise, église… Dans ce nouveau spectacle, la scénographie reste fixe, en frontal. Comme si l’échappée belle était de plus en plus réduite. Et la confrontation sociale de plus en plus cruelle. Ce jour-là, à Sotteville-lès-Rouen, avait été choisi pour décor grinçant, l’enseigne Tchip Coiffure, jeu de mots sur cheap (pas cher) exhibé par l’entreprise elle-même.

Que reste-t-il d’un être humain ? Uniquement ce que les autorités impriment sur une carte d’identité ? Vient une litanie d’histoires réduites à des noms, prénoms, âges, métiers. Terrifiante généalogie des «damnés de la terre», de la pauvreté toujours chevillée au travail. Liste froide d’identités, comme on peut en lire sur les monuments aux morts. Karim, Christian, Juan… avec connotations populaires et sonorités de langues étrangères… Elle fait sonner tous les noms d’ailleurs (portugais, italiens, espagnols, arabes…) pour qu’ils cognent fort à l’oreille. Cette accumulation terrasse le concept d’identité nationale. Eh! Oui, n’en déplaise à Eric Zemmour : tous ces noms composent la France.

Le texte d’Enzo Corman est difficile, lancinant comme une plaie ouverte, obsédant comme une invocation ou une supplique. Pas chatoyant, ni provocateur et rieur comme la poésie de Jehan-Rictus, il bouscule le spectateur, c’est sûr. Plus aride. Répétitif jusqu’à la nausée, il balance sans apprêt le chaos des parcours de vie. Ce texte fait mal, épuise. Comme le capitalisme. Histoires d’accidents de travail, séjours en hôpital psychiatrique, tentatives de suicide de ces descendants de l’industrialisation. Oui, il y a mort d’hommes! Le statisme du dispositif est à l’image des personnages, en cale sèche. Ils ne bougeront plus guère, «ceux qui ne sont rien»: le travail leur a tout pris.

A côté du comédien, un panneau publicitaire numérique, grand écran dressé comme un téléphone surdimensionné, propose en contrepoint une création vidéo qui efface les visages au profit de publicités de luxe, fameux parfums cache-misère qui font croire que le pouvoir et l’argent sentent bon. On voit aussi des traits qui se lézardent, qui mutent ; cette imagerie, parfois trop illustrative et esthétique, nous détourne de la simplicité des mots.

« Je suis en vie, c’est tout ce que je peux dire. » Le spectacle de la misère ne peut être plaisant. Sidérant corps de Christophe Lafargue ! Il revêt tour à tour la peau du toxico, du mec de la rue, du saisonnier, du licencié et du séropositif. Et on y croit, malgré la poésie du texte. Les corps sont mécanisés, usés. A la bande-son du monde du travail manuel, de l’industrie, s’ajoute le tintement frénétique des tours Eiffel enfilées sur un fil de fer. Ces clochettes fêlées sonnent le glas, une alarme inquiétante. Ces hommes au bord de la crise de nerfs, on leur a «piqué des milliers d’heures». Ils pourraient bien exploser. Quand on s’initie à une langue, après les salutations d’usage, on apprend souvent à décliner son identité. C’est pourquoi ces Je m’appelle signifient surtout: « J’existe par ma parole : je suis, je me définis et vous interpelle. » Bravo pour cette parole brute, dure et nécessaire.  Pour cette incarnation au réalisme dérangeant.

Stéphanie Ruffier

Le 22 septembre à 15h et 18h15 à Annonay; le 23 septembre, à 11h et 14h30 à Peaugres, Quelques p’Arts, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public (07)
Intégralité du programme du Temps fort du 19 au 23 septembre : https://fr.calameo.com/read/000228743ced54d6a84c1?language=en&page=1&showsharemenu=true

On n’est pas que des valises texte d’Hélène Desplanques, mise en scène de Marie Liagre

 

On n’est pas que des valises, texte d’Hélène Desplanques, mise en scène de Marie Liagre

© Antonin Sabot

© Antonin Sabot

« Mamie fabriquait des valises … Là bas, au-delà des terrils, c’est l’usine de Mamie, enfin ce qu’il en reste», explique Geneviève, à Maeva, sa petite fille. A cette enfant, fil rouge du spectacle, sept ex- ouvrières  de  l’usine Samsonite d’Hénin-Beaumont vont conter leur lutte, depuis la fermeture du site, jusqu’à aujourd’hui. Une épopée qui conduira ces femmes, parmi d’autres délégués, jusqu’aux Etats-Unis, face à Mitt Romney, candidat aux élections présidentielles et star de la Bourse new yorkaise… Un autre monde s’ouvre à elles, celui du  cynisme des multinationales,  des ravages de la financiarisation… Elles ont osé l’affronter et leur combat se poursuit avec cette pièce, créée en 2016 dans le Nord de la France, et qui a fait salle comble au dernier festival d’Avignon.

 Hélène Desplanques suivait l’affaire depuis 2007, date de la liquidation de Samsonite-Energy Plast, pour réaliser un documentaire, Liquidation totale. «En 2014, dit-elle, avec le procès de Boston et l’élection d’un candidat Front national à Hénin-Beaumont, j’ai voulu montrer cette histoire de résistance et de résilience sur un territoire en perte d’estime de soi. Réinsuffler de la fierté … Avec elles, sur la scène. » Sept volontaires parmi les deux cents salarié(e)s  du site. «Au début, on n’était pas d’accord du tout ! »  plaisante l’une d’elles, lors d’un débat.

 Le spectacle, construit en tableaux titrés  avec  le présent du récit et des retours en arrière, expose clairement l’affaire Samsonite,  comme tant d’autres à l’époque, une machination juridico-financière de repreneurs voyous. En 2010, après une victoire devant les Prud’hommes à Lens, pour le première fois en France, les salariés attentent un procès contre un fond de pension américain, Bain Capital créé par Mitt Romney, son P.D.G. Des documents vidéo, extraits de films et de journaux télévisés restituent cette aventure, sans parasiter l’action théâtrale.
 Grâce à une sobre direction d’acteurs , les sept héroïnes font le poids auprès des trois comédiens professionnels : Bruno Buffoli, François Godart, qui jouent Mitt Romney en alternance,  Ghazhal Zati (son assistante), et Marie-Jo Billet, (Geneviève). Les sept comédiennes ex-ouvrières donnent à ce documentaire un supplément de vécu, et sont accueillies avec enthousiasme par le public. Bravo à tous et longue vie à cette troupe.

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 23 septembre dans le cadre du focus Récits de vie Maison des Métallos 94 rue Jean Pierre Timbaud Paris XI ème. T. : 01 47 00 25 20.

 Et le 24 janvier, Centre Culturel Jacques Tati à Amiens ; et en juin, Théâtre de la Verrière, Lille.

 

Tsukimi-Zatô ( L’Aveugle qui admire la lune ) et Sambasô, conception et scénographie d’Hiroshi Sugimoto

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Tsukimi-Zatô (L’Aveugle qui admire la lune) et Sambasô, conception et scénographie d’Hiroshi Sugimoto

 

Ce photographe et artiste septuagénaire de renom, s’est tourné depuis dix ans vers le spectacle japonais traditionnel mais dans une esthétique renouvelée. Il a créé en 2009, l’Odawara Art Foundation, pour favoriser le développement de la culture  de son pays. «La logique de la tradition, dit-il, est de se réécrire sans cesse au présent ».
Dans le cadre du programme Japonismes,  nous découvrons, dans la même soirée, un kyôgen la comédie populaire et pendant du nô- puis Sambasô,  une danse rituelle du Shintô. Pièces interprétées par des acteurs de kyôgen, membres de la famille Nomura: l’aïeul Mansaku, le père, Mansai et le jeune Yûki. Trois générations se transmettant cet art de père en fils (ce qu’on nomme la « filiation par le sang », autrement dit par l’origine)… Même si, de nos jours, l’héritage ne repose plus nécessairement sur ces liens de parenté, au Japon, modernité et tradition font bon ménage. Pour preuve, le travail du maître-d’œuvre: plutôt que d’opérer une synthèse entre un art traditionnel et art contemporain, Hiroshi Sugimoto donne corps à une  «extension des classiques » .

 Tsukimi-Zatô (L’Aveugle qui admire la lune )

En prélude, trois musiciens (deux tambours et une flûte) s’assoient cérémoniellement et font résonner de belles sonorités. Chants et  percussions alternent en boucle, tandis que la flûte intervient en continu. En fond de scène, un pan de lune brun-orangé, agrandissement réalisé par le metteur en scène d’un cliché pris par l’Observatoire de Paris en 1902… Apparaît un vieillard marchant en tâtonnant avec un long bâton (le maître Mansaku Nomura) « Je suis aveugle » dit-il.
 Venu admirer la pleine lune des moissons, ce villageois se contente «du chant des insectes », celui «des grillons mors de cheval» et « de ceux des pins ». Tout à son plaisir, il rencontre un habitant de la ville qui lui offre à boire. Aux cours de joviales libations, ils chantent, dansent, récitent des poèmes jusqu’à l’ébriété… A l’instar des farces de Molière, la comédie vire au drame, quand le citadin bastonne le vieil homme. Le genre veut que l’on montre des infirmes, victimes de persécutions… On sourit, plus qu’on ne rit, à ce petit drame paysan des origines, joué avec une grande économie de gestes.

  Sambasô, danse divine

Comme pour la première partie, une introduction musicale  avec  tambours, flûte et chants, est une sorte d’incantation préliminaire: voix de basses, cris, percussions et son grêle de la flûte accompagnent l’entrée solennelle des acteurs, et la cérémonie commence !  « Cette pièce se réfère à une danse sacrée qui renvoie aux premiers temps de l’humanité au Japon,  dit Hiroshi Sugimoto. » Sambasô désigne à la fois la performance de l’acteur et le personnage de la pièce Okina, un rituel shintô proche du théâtre nô, mais c’est “un nô sans en être un“». Avec deux danses : le «momi no dan », sans masque, et le «suzu no dan», interprété avec masque noir et grelots à la main.  Le primesautier Yuki puis son père, Mansai, accélèrent progressivement le tempo, sautent et  frappent le sol du pied, foulant la terre. « On dit “fouler Sambasô“,  dit le metteur en scène, car il s’agit d’apaiser les divinités agrestes ». On admire le style de ces artistes, aux gestes codifiés et vêtus de costumes somptueux.

Nous ne saisissons pas toute la symbolique de cet art ancestral, mais nous  sommes subjugués par la beauté du spectacle. Rideaux de scène et costumes ont été réalisés à partir de l’œuvre photographique d’Hiroshi Sugimoto. Pour Sambasô, un grand éclair blanc oblique barre le fond de scène, réplique de Lightning Fields, qui résulte de l’impression directe sur la pellicule de traces de décharges électriques. Il s’illumine aux acmés de la danse On retrouve ce motif sur le kimono de Mansai Nomura, tandis que des grues ornent celui de son fils. Entre ciel et terre, ce trait lumineux capte les énergies que renvoient musique, chant et danse. Rien de folklorique dans cette épure que nous recevons malgré nos manques en culture nippone.

 Mireille Davidovici

Espace Cardin-Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel, Paris VIIIème dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, jusqu’au 25 septembre. T. : 01 42 74 22 77

 

Shochiku Grand Kabuki

©STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

©STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

Shochiku Grand Kabuki

Le kabuki né au XVII ème siècle est une forme de théâtre japonais créée par des acteurs. Et fondée sur le chant, la danse et l’habileté du jeu avec une une intrigue complexe, au romantisme tragique, renversements de situation, et personnages masculins assez négatifs. Et centré sur un jeu  très codifié où des hommes se spécialisèrent dans les rôles féminins. Pour remplacer les prostituées qui les jouaient à l’origine.  Appelés onagata, ces acteurs souvent des plus fameux, veulent exprimer la féminité aussi bien, sinon mieux qu’une femme.
Dans le kabuki, il y eut deux styles de jeu: l’aragoto  un jeu rude et impétueux, créé à la fin du XVIIème siècle et le «  souple » wagoto,  avec diction, gestuelle, costumes et maquillages exagérés Dans le wagoto, le jeu est plus réaliste, et plus adapté à des pièces tournant pour l’essentiel autour d’une romance tragique.
Le kabuki connaîtra une apogée  au début du XVIIIème siècle, puis subit l’influence du bunraku, ce formidable théâtre de marionnettes où chaque personnage est animé par plusieurs manipulateurs. Le grand dramaturge Chikamatsu Monzaemon écrivit à l’origine plusieurs pièces importantes pour le bunraku puis les transposa pour le kabuki. Théoricien du théâtre, on lui doit cette phrase exemplaire : «L’art du théâtre se situe dans un espace entre une vérité qui n’est pas la vérité, et un mensonge qui n’est pas un mensonge ».
Après un déclin au XVIIIème siècle dû à la popularité du bunraku, le kabuki effectuera un retour en grâce sous l’influence des acteurs de la famille Danjuro au milieu du XIXème siècle. Et en réaction contre la culture occidentale avec la construction de grands théâtres exclusivement consacrés à cette forme de théâtre.
Puis le kabuki subit un rejet après la Seconde Guerre mondiale un phénomène de rejet. Mais . actuellement, le kabuki demeure le plus populaire des styles de théâtre traditionnel japonais en termes d’audience Avec des acteurs  très connus jouant aussi au cinéma ou dans des téléfilms. Mais les théâtre kabuki n’existent que dans les grandes villes. Connu dans le monde entier grâce à des tournées, il a été classé en 2005 parmi les chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’ l’humanité par l’Unesco.
Le Théâtre National de Chaillot a accueilli pour quatre jours seulement deux pièces emblématiques du kabuki jouées par des acteurs, chanteurs et musiciens exceptionnels.

Kabuki1-NakamuraShidoNakamuraSchichinosukeIromoyô Chotto Karimame Kasane avec l’ensemble musical Kiyomoto

C’est l’histoire de Yoemon en fuite  et recherché pour le meurtre d’un certain Suke. Kasane son amante le recherche aussi. Il lui a juste laissé une lettre où il lui dit que mourir ensemble n’avait plus de sens. Elle le retrouve près d’une rivière, lui reproche sa perfidie et la passion qui les unit. Et lui dit qu’elle est enceinte…. Mais ils se préparent à la mort quand un crâne, avec une faucille ancré  dans l’orbite,  posé sur une tablette funéraire en bois, flotte sur la rivière. Yoemon y lit le nom de Suke ! En fait, ce Suke est son père car Yoemon avait autrefois  séduit sa mère, et Suke avait voulu se venger. Ksane s’est effondrée dans les buissons quand arrivent deux policiers. Combat violent avec Yoemon qui récupère une lettre qui l’accuse. Kasane sous le coup d’une métamorphose, défigurée et jalouse, accuse son amant de la tromper. Exaspéré, il lui tend un miroir pour qu’elle voit ce qu’elle est devenue. Lui, avec la même faucille, tuera alors son amoureuse mais du cadavre de Kasane, se lève un spectre assoiffé de vengeance dont Toemon ne peut se débarrasser…
Décor traditionnel d’arbres, fleurs et rivière à la fois peint et en relief, donc entre vérité et mensonge, dirait Monzeamon. Avec trois récitants et trois joueurs de shamisen. Cette pièce du XIX ème dure cinquante minutes et on reste fasciné par ce conte hors du temps, mais aussi et surtout par le jeu des protagonistes, Nakamura Schichinosuke (Kasame) et Nakamura Shido (Yoemon). Notamment dans cette danse où le fantôme de Kasane poursuit Yoemon. Seule condition : accepter d’entrer dans le jeu et de retrouver un peu de son âme d’enfant Mais quelle virtuosité, quelle rigueur et quelle intelligence dans le jeu et la chorégraphie ! Une sublime leçon d’interprétation.

Quelle beauté, quelle merveille, ces costumes et maquillages blancs, si justes, si poétiques, en parfaite cohérence avec la dramaturgie…  et très loin de la très fréquente vulgarité des costumes des spectacles européens ! Une pensée pour Jérôme Savary, directeur pendant onze ans de Chaillot, qui disait aux élèves de l’Ecole : «Si c’est pour retrouver sur une scène des vêtements qu’on voit au quotidien dans la rue, cela ne m’intéresse pas. » Il faut signaler le formidable accompagnement- et c’est assez rare- de l’audio-guide où on explique avec une discrétion exemplaire, à la fois l’intrigue, le sens de la musique, et où on traduit les répliques les plus importantes. Chapeau! Cet audio-guide est pour beaucoup dans la réussite de la réception enthousiaste du public à ces deux spectacles

Capture d’écran 2018-09-20 à 15.48.17Narukami avec l’ensemble musical Ozatsuma

Après un entracte, changement total de décor. Nous sommes chez l’ermite Karukami, «le dieu qui tonne»;  fâché contre la Cour qui lui a refusé un privilège, il a réussi à priver les hommes de pluie depuis plusieurs mois. Pour faire revenir cette pluie indispensable à la vie, on lui envoie la belle princesse Kumo na Taema que vont accueillir deux moines assez facétieux. Elle va essayer d’endormir la méfiance de Karukami en prétendant vouloir célébrer ici la mémoire de son défunt mari. L’ermite la prie alors de raconter son histoire : elle dénude alors ses jambes pour franchir un gué, comme quand elle était allée voir son amoureux. Le saint ermite n’est pas de marbre et s’évanouit presque ! Mais elle va le ranimer en lui faisant un bouche-à-bouche avec de l’eau fraîche !

Furieux, quand il revient à lui, il la menace et elle promet de devenir nonne mais feint habilement un douloureux mal de ventre. Il lui propose de lui masser le ventre et a une révélation érotique au contact de ses seins. Il veut se marier tout de suite avec elle mais elle veut boire avec lui les coupes de saké rituelles. Il accepte amis habile elle le fait trop boire. Et il va l’emmener sur son lit…. Mais la princesse va aller couper la corde sacrée au dessus de la fontaine qui retient la pluie. Tonnerre et  éclairs  peints qui descendent des cintres, et tombe alors une pluie torrentielle. Les moines vont réveiller le saint ermite qui très en colère mais très amoureux va poursuivre celle qui l’a aussi bien trompé…
Là aussi, c’est une sorte de fable, dans le style arogoto, qui flirte avec l’érotisme mais aussi avec la caricature avec ces moines bouffons et ridicules. Et servie par les mêmes acteurs exceptionnels de la pièce précédente avec un jeu d’une extrême précision aussi distancié que fabuleux. Il y a comme de la BD dans l’air mais avec un tel sens du jeu théâtral que, là aussi, on se laisse facilement séduire par ce spectacle hors-normes et cet ensemble musical de grande qualité de trois récitants et trois joueurs de shamisen. Mais dommage pour les Parisiens et les nombreux Japonais de la capitale, il s’est joué à guichets fermés, et quatre fois seulement …

Philippe du Vignal

Théâtre National de la danse de Chaillot, place du Trocadéro, Paris XVIème du 13 au 19 septembre.

 

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