Festival de Villerville
Festival de Villerville
Cet ancien village de pêcheurs dans le Calvados, entre Deauville et Le Havre, très fleuri, compte quelque sept cent habitants et nombre de jolies maisons à colombages. Fait exceptionnel, le cimetière qui domine la baie, abrite les tombes de quatre excellents comédiens : Fernand Ledoux mort à quatre-vingt seize ans en 1993, deux ans après Bertrand Bonvoisin, dont la sœur Bérangère séjourne souvent ici. Philippe Clévenot, son mari, est lui, décédé en 2001, deux ans avant Jean-Yves-Dubois qui avait épousé Guillemette Bonvoisin disparu, lui en 2003. La mort a parfois de ces ironies du temps, et de l’espace, puisqu’ici a lieu chaque été ce petit mais très bon festival de théâtre…La belle réplique d’Anton Tchekhov reste toujours aussi forte : « Les vivants ferment les yeux des morts et les morts ouvrent les yeux des vivants. »
Cinquième édition de cette manifestation hors-normes consacrée au théâtre et à quelques performances, créée par Alain Desnot, loin des ors et paillettes du festival de cinéma de Deauville qui a lieu en même temps. Avec peu de moyens, c’est une belle réussite. Quatre jours seulement, et dans quelques lieux a-théâtraux: la salle de séjour d’une ancienne ferme, la chambre d’un appartement habité dans un château et gentiment prêté par son locataire, ou encore, la surface d’un casino d’autrefois avec de grandes baies vitrées face à la Manche… Une seule billetterie dans le village, un public local et limité pour chaque spectacle à une quarantaine de personnes assises sur des chaises en plastique. Et des prix doux autour de dix euros.
Côté équipement technique, aucun décor mais quelques accessoires, projecteurs et baffles limités à l’essentiel, et un court temps de répétition : deux semaines, voire quelques jours en résidence à Villerville… Et deux à trois représentations de chaque spectacle de textes écrits le plus souvent à partir d’impros, ou d’auteurs du XXème siècle, comme cette année Bernard-Marie Koltès. Des comédiens et/ou metteurs en scène, récemment sortis d’Ecoles nationales, ou déjà confirmés comme Julie Pouillon ou Mohamed Rouabhi, viennent y expérimenter des petites formes qu’ils n’auraient pas l’occasion de pouvoir présenter ailleurs. Mais, comme le dit Alain Desnot, c’est à chaque fois, l’art de l’acteur qui est ici privilégié dans ces pièces encore parfois brutes de décoffrage, mais d’autant plus savoureuses. Bref, de réelles contraintes de temps et d’espace mais une grande liberté de création.
Les Miraux, écriture collective, mise en scène de Renaud Triffault
Cela se passe au rez-de-chaussée d’une ancienne ferme devenue entre temps résidence secondaire et depuis semble-t-il guère habitée. Juste une longue table en bois, comme celles qui accueillaient autrefois une dizaine de personnes d’une même famille paysanne. Ici, il y a juste un homme encore jeune, visiblement angoissé par l’avenir- l’exploitation agricole ne marche pas bien et les finances sont dans le rouge- mais aussi perturbé par ses démons intérieurs. Sa femme, elle, semble plus calme et très énergique. Ils voudraient, malgré les circonstances, avoir un enfant mais elle n’arrive pas à être enceinte. Sa sœur à lui, qu’au début on a du mal à identifier, a aussi une ferme et essaye d’aider au mieux ce couple abandonné par la société et qui aurait tendance à se marginaliser de plus en plus. Face à des voisins qui ne les aiment pas.
En quatre-vingt dix minutes, tout est dit, et de façon elliptique, avec une grande habileté, quasi tchekhovienne : la perte de confiance en soi, la méfiance envers les autres, le travail trop dur qui ne laisse aucun répit et qui détruit l’esprit, la récolte trop incertaine qui ne permettra pas de s’en sortir, l’avenir des plus sombres, une voiture impossible à acheter, l’enfant qui ne s’annonce pas, sauf à la fin, et sous forme de triplées… Bref, guère d’espérance au programme; c’est remarquablement interprété et avec une grande sobriété, par Ludivine Bluche, Lucie Boissonneau et Renaud Triffault, tous les trois très justes et composant des personnages crédibles.
Il s’agit d’une première forme réalisée à partir d’impros mais prometteuse. Il faudra réorganiser certaines scènes, en réduire d’autres, modifier certains dialogues parfois un peu longs mais il y a déjà tout dans cette autre forme de théâtre. Nullement prétentieuse, ni ethnologique au mauvais sens du terme mais fondée, malgré quelques approximations, sur la vie rurale actuelle. A la fois précise et sensible, avec des moyens très simples (ni vidéos ni éclairages sophistiqués) mais un jeu fabuleux au service d’un texte. Chapeau. Une autre façon de voir le théâtre, loin des grandes machines scénographiques. En retard ? Non, plutôt en avance sur bien des réalisations actuelles…
Smog de Claire Barrabès, mise en scène de Pauline Collin
Ici, la source d’inspiration est le fait divers : le vrai, le bien crapuleux, avec vrais, et faux témoins qui n’ont rien à faire là qu’à brouiller les pistes, policiers, médecin légiste, etc. Bref, le polar avec toute la difficulté, ou plutôt le jeu revendiqué : chercher le coupable- que l’on ne vous dévoilera pas bien sûr- d’un crime ancré dans la société de son temps : la victime est une grande et belle jeune femme rousse assassinée dont on verra le corps étendu, à deux pas du bureau des policiers. Mais aussi le crime celui des tragédies antiques : la folie d’Ajax, la vengeance d’Oreste et d’Electre, la soif de justice d’Antigone…
L’auteure et la metteuse en scène se sont, disent-elles, inspirées des Trachiniennes de Sophocle, mais bon, là on ne voit pas trop. Mais, astucieux, même si c’est très mode, les dramaturges ont intégré quelques habitants de Villerville à leur pièce, pour de petits rôles, parfaitement bien tenus. Cela apporte une belle touche de vérité et dans cet endroit pas facile à maîtriser : une ancienne salle de casino avec grandes baies vitrées donnant sur la mer -magnifique- Barbara Atlan, Laurie Barthélémy, Florent Dupuis, Quentin Gratias, Stéphanie Marc, Sylvère Santin, Lison Rault et Frédéric Roudier font un très bon travail. Le polar, cela ne marche pas à tous les coups au théâtre mais ici, grâce à un bon rythme et à un jeu solide, on est vite pris par cette rencontre entre une victime bien visible et tous ceux qui tournent autour de son corps. Avec juste, le décalage qu’il faut dans cette histoire des plus sordides… pour que cela ne devienne pas insupportable
Cela commence (un peu laborieusement) par la découverte de flics arrivés en voiture sur la plage toute proche du corps de la jeune femme. Puis la suite se jouera au premier étage de cet ancien casino. Il faudrait sans doute revoir la scénographie : il y a beaucoup trop de déménagements de meubles et accessoires, ce qui casse parfois le rythme. Mais bon, l’essentiel est là : une histoire solide à la Georges Simenon, un jeu à la fois précis mais suffisamment déjanté pour donner une aération à cette histoire glauque… Pas mal vu. Et le spectacle, malgré une nombreuse distribution ! devrait vite trouver son public. Sur une scène normale ou mieux dans un endroit atypique…
La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès
Ce monologue écrit en 1977, il y a donc déjà quarante ans- l’auteur en avait juste vingt-huit, a été publié en 88. Créé au festival d’Avignon (off) la même année, dans une mise en scène de l’auteur, avec Yves Ferry. Puis, à la Comédie-Française, en 1981, cette fois monté par Jean-Luc Boutté, avec Richard Fontana. Il fut ensuite mis en scène par Patrice Chéreau avec Romain Duris en 2011.
Fait d’une seule phrase de soixante pages et selon Koltès, « la longue expression d’un désir unique », il n’est pas facile à appréhender par un jeune comédien, surtout dans un décor naturel : cette même salle vide d’ancien casino, en fin d’après-midi, donc à la lumière du jour au début du moins…
Les mots de ce texte difficile sont précis, justes mais ici tout est affaire de souffle et il faut une énergie considérable pour dire toute l’angoisse de l’auteur. « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état — les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté — juste le temps de pisser — avec mes fringues mouillées, je resterai comme cela, jusqu’à être dans une chambre : dès qu’on sera installé quelque part, je m’enlèverai tout, c’est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer. »
Pour Bernard-Marie Koltès, « la question, écrit-il à sa mère, est de savoir s’il a d’autres moyens que celui-là d’avoir un rapport d’amour avec les autres ; il y a un degré de misère où le langage ne sert plus à rien, où la faculté de s’expliquer par les mots n’existe plus. Or, (crois-moi sur parole !) il y a parfois un degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité, etc. qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieur à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre. »
Oui, mais voilà malheureusement, ici rien n’est bien dans l’axe ; le jeune comédien a une indéniable présence mais a bien du mal à être à la hauteur de cette performance et à s’emparer de cette longue phrase. Pas de mise en scène précise, quelques jets de fumigène, des lumières latérales, et une petite chorégraphie maladroite, un air d’opéra à la fin : bref, rien que très conventionnel et qu’on voit partout. Et le tremblement permanent de l’acteur, que rien ne justifie, devient vite insupportable.
Par ailleurs, et c’est plus grave : on se demande comment, sorti de l’Ecole du T. N. S., il peut se permettre d’avoir une diction aussi catastrophique! Loin, très loin, du minimum syndical, surtout pour un monologue d’une heure trente où le langage est primordial.
Et il y a juste une petite virgule musicale, alors qu’il aurait fallu aérer les choses… Résultat ; un ennui parfait, une mienne consœur dormait et nous avons aussi succombé, par moments, au sommeil. Malgré l’intérêt de ce beau texte, il ne restait plus en effet qu’à regarder au loin, les gros pétroliers approcher les uns après les autres, et les quais du port du Havre qui s’illuminaient petit à petit dans la nuit. Belle image mais nous n’étions pas venus pour cela. « L’éternité, disait Franz Kafka, c’est long surtout vers la fin…
Langue fourche de Mario Batista, mise en scène et jeu de Matéo Cichaki
Mario Batista est auteur dramatique et metteur en scène. Il a écrit, entre autres, pour le théâtre Deux morceaux de verre coupant, Le petit frère des pauvres ; Langue Fourche L’Arrestation. Lu par Yann Collette il y a un au Théâtre du Rond-Point, ce monologue dit par un homme qui retrouve la parole. Très en colère il a visiblement besoin de parler, mais a bien du mal à dire à la fois la douleur qu’il a à vivre dans une société qui l’ignore et avec laquelle il a bien des compts à régler. Il butte parfois sur les mots dans un phrasé très particulier. Celui d’un homme malmené par la vie, en proie à un certain déséquilibre, «fou» d’une certaine façon, mais parfaitement lucide, désespéré, accablé par son passé, et qui n’a aucun espoir quant son avenir…
Comme prévient en prologue Mario Battista, «l’acteur doit savoir nager. Il préfèrera un style vigoureux du type crawl afin de lutter contre le courant de l’écriture. Et éviter la noyade. Autrement dit, l’acteur doit maîtriser la situation scénique. A Villerville, cela se passe dans un petit appartement d’un château que son locataire prête généreusement au festival. Cheminée ancienne, hautes fenêtres occultées, un lit pour une personne, une petite table de camping, et une armoire dite homme debout. C’est tout et cela suffit comme cadre à cette confession.
Comme éclairage, juste une baladeuse que Matéo Cichaki tient le plus souvent à la main pour dire ce texte parfois un peu long mais aux belles fulgurances : « Il a quoi, le père, les ennuis, il connait, le père, il comprend, ce qu’on donne, le rebus, ou les miettes ils donnent, la vie de merde, le sait, le père, moins que rien, un travail, la pourriture, écrasé, la fatigue plein les muscles, les bâtiments, ces maisons, ici, elles seront jamais les siennes, quand on les lui donnerait toutes, le père, il habite un courant d’air, le froid, la mort, le départ »
Il s’en prend aussi à sa mère, objet de haine et d’adoration : (…)«en toi le vide qui me poursuit, la mère, une fois encore, j’entre et je sors dans la femme, ma mère, les femmes, elles payeront, mon humiliation, leur indifférence, ma rencontre infortune, l’entretien que tu prêtes, moi qui sais pas m’entretenir moi-même, sur ton misérable salaire,(…)
Violence, sexe, Il est aussi question d’une jeune femme tuée, en ne ressort pas de ce texte indemne, à la fois d’une grande précision et très poétique.
Matéo Cichaki a su prendre ce texte à bras le corps en quelques jours seulement. Diction et gestuelle impeccables, le jeune comédien de vingt ans sait brillamment emmener le public exactement là où il veut. Dans un exercice de haute voltige. Le beau tremplin que constitue le festival de Villerville devrait lui permettre de jouer ce monologue ailleurs. Le texte et l’acteur le méritent bien.
L’opération solidement dirigée par Alain Desnot et son équipe semble donc avoir trouvé sa vitesse de croisière, et malgré le grand nombre de festivals en France, aura vite en quelques années constitué une sorte de bon terrain d’essai. Et on ne dira jamais assez combien la recherche, loin des grandes machines de l’été, est indispensable à la vie de l’art théâtral…
Philippe du Vignal
Le festival de Villerville a eu lieu du 30 août au 2 septembre.