l’équipe de la Fabrique tropialce ©Christophe Péan
Francophonies en Limousin 2018 (suite et fin)
Le festival se termine en musique, avec un bal créole, mené par une star de la Caraïbe, Dédé Saint-Prix, formidable ambianceur. Avec son orchestre, il nous nous invite irrésistiblement à danser le bélé, la biguine, le chouval bwa, le zouk, et des rythmes afro-américains. Et un concert de jazz nous a fait découvrir un batteur-compositeur surprenant, Arnaud Dolmen, auteur d’un premier album Tonbé Lévé, mix de Gwoka (musique traditionnelle de la Guadeloupe) et de jazz, tout en ruptures imprévisibles.
La création antillaise, et plus largement caraïbéenne, ne se résume pas à la musique et on a pu voir du théâtre, entendre des écrivains, entre autres, Patrick Chamoiseau et remarquer des artistes plasticiens et des réalisations audiovisuelles grâce à une carte blanche : La Fabrique tropicale, confiée à Tropique Atrium, Scène nationale de Martinique
Marie-Agnès Sevestre et Hassane Kassi Kouyaté ©Christophe Péan
Belle coïncidence : Hassane Kassi Kouyaté, directeur de cet établissement, prendra la suite de Marie-Agnès Sevestre et construira la trente-sixième édition de ce festival francophone en Limousin. Créé par Pierre Debauche, longtemps mené par Monique Blin, il est ensuite passé aux mains der Patrick Le Mauff (dont on a vu la mise en scène en créole de Pour un oui pour un non de Nathalie Sarraute). Directrice depuis 2005, Marie-Agnès Sevestre signe cette année une programmation exceptionnelle ancrée sur les écritures contemporaines, comme le souligne Alain Van der Malière, président des Francophonies.
Hassane Kassi Kouyaté né au Burkina Faso d’une famille de griots, est conteur, comédien, musicien, danseur et metteur en scène. Cet homme de théâtre complet a initié en Afrique plusieurs festivals. On espère que le soutien à la Francophonie, qui a été assuré par la Ministre de la Culture ici-même, sera suivi d’effets, surtout à l’heure où va fermer le Tarmac, une scène qui lui était consacrée…
Gros plan sur les écritures
Aux Francophonies en Limousin avec sa Maison des auteurs, un lieu de rencontres et de résidences, et avec son comité de lecture, on met met en lumière des textes inédits qui trouvent ensuite parfois le chemin des planches les années, grâce à des lectures devant un public de plus en plus friand de littérature dramatique. Une belle moisson de pièces cette année, lues par les élèves de l’école du Théâtre de l’Union, dirigés par Paul Golub. Avec entre autres:
La Mer est ma nation d’Hala Moughanie.
«Écrire sert à trouver du sens dans un moment de chaos (…) », dit l’auteure libanaise, lauréate, avec Tais-toi et creuse, du prix R.F.I. Théâtre 2015 (voir Le Théâtre du blog). Dans sa deuxième pièce, il met en scène un couple étrange. Mari psychorigide et autoritaire, épouse terrorisée. Vivant dans un terrain vague parmi les ordures, ils doivent faire face à deux migrantes, en route vers la mer, bravant les barbelés que, pour se protéger, le couple a tendus au milieu de ce nulle part. « Mon vecteur de réflexion : cette appartenance au territoire, dit Haka Moughanie. Comment je rencontre l’autre, comment je l’accepte. Décortiquer les systèmes politiques et sociaux, le cynisme des nationalismes ». Avec elle, les frontières visibles ou invisibles deviennent autant de lignes de faille autour desquelles gravitent les individus en perte de repères.
Trans-maître(s) de Mawusi Agbedjidji
Sur un tout autre registre, celui de la dérision, l’auteur togolais dont on a vu la mise en scène de Fissures (voir Le Théâtre du blog) raconte les mésaventures d’un garçonnet dans une école où, faire des fautes de français et parler sa langue maternelle, est sanctionné par le “signal“ , objet d’infamie répugnant que le “cancre“ doit porter sur lui jusqu’à ce qu’il en dénonce un autre… Ici, la langue est épinglée avec humour comme facteur de colonisation, et les l’élève désemparé voit mourir son père, combattant de la Deuxième Guerre mondiale, dans un camp militaire du Sénégal. Une allusion au massacre de Thiaroye, un camp près de Dakar en 1944, où des gendarmes français, renforcés par des troupes coloniales, ont tirés sur des soldats africains réclamant leur pécule et leurs indemnités.
Poing levé de Stanislas Cotton.
De la violence de l’après-guerre, il est aussi question dans ce troisième volet d’une trilogie sur le pouvoir. Après une réécriture d’ Œdipe et d’Antigone sous forme de poèmes dramatiques, le dramaturge belge a cherché une héroïne tragique contemporaine. Ce texte, très rythmé, raconte l’histoire d’Ulrike Meinhof. Monologué ou choral, au choix, il nous présente sous un jour très personnel, la journaliste et militante anticapitaliste face à une République fédérale d’Allemagne naissante, encore aux mains d’anciens nazis. La théoricienne de la bande à Baader finira pendue dans sa cellule, officiellement « suicidée ». «La mort en prison des membres de la Fraction Armée Rouge, dit Stanislas Cotton, a été un événement fondateur dans ma conscience politique »,.
La remise des prix S.A.C.D. et R.F.I. fait désormais partie des événements des Francophonies. Cette année, les deux textes récompensés traitent de l’exil, thème récurrent et qui croise l’actualité. «L’Histoire retiendra qu’un continent de cinq cennt millions d’habitants a regardé ses pieds, twittait aujourd’hui Raphaël Glu
©Christophe Péan
cksmann, cinquante-huit naufragés frappèrent à leurs portes. Et les discours sur l’universalisme de la République française auront définitivement un goût de cendre, si Marseille n’accueille pas l’Aquarius.»
Le Prix R.F.I. 2018 a été attribué aux Inamovibles de Sedjro Giovanni Houansou qui rend hommage à ceux qui ont disparu sur la route migratoire Nord-Sud. Ceux qui errent d’un continent à l’autre, ceux qui n’envisagent pas de rentrer chez eux, et ceux qui restent dans leur pays, en attendant vainement leur retour. Au Bénin, où il est comédien et metteur en scène, Sedjiro Giovanni Hauansou a fondé un festival, Les Embuscades de la scène, et une plateforme de diffusion des écritures Les Didascalies du monde. Dans son pays où les choses ne vont pas si mal, «On est très sensible à ce qui se passe ailleurs, dit-il. La question de la migration me touche, surtout le traitement fait à la jeunesse.»
Prix S.A.C.D. de la dramaturgie de langue française 2018, Maître Karim la perdrix du Canadien Martin Bellemare. La pièce, au rythme singulier, fruit d’une construction polyphonique après, une enquête dans les centres de rétention. Paroles des membres du centre, ou des retenus, s’enchaînent autour d’un personnage emblématique, symbolisant le désir de liberté, l’absurdité des notions de nationalité, de frontières, de territoire…Karim est libre, même quand il est prisonnier ; la Perdrix, un surnom qui lui va bien…
Evelyne de la Chenelière ©Christophe Péan
Il y a aussi aux Francophonies des salons littéraires et des performances d’auteurs, comme Rêver n’est pas de tout repos une performance d’écriture d’Evelyne de la Chenelière « Je m’engage dans l’exercice du rêve éveillé, en lui donnant la forme d’une écriture frénétique, mouvante et érigée, dit l’autrice québécoise. Une écriture-matière sur un mur » En deux jours, l’entrée de la Maison des auteurs se couvre de mots, en rangs serrés; une fresque graphique en action prend forme sous les yeux des passants qui s’arrêtent, lisent, questionnent…
©Christophe Péan
Séna/Rencontre littéraire et politique, « Il s’agit de se dire en Caraïbe », lance un animateur au public réuni au bar du Théâtre de l’Union. «Qu’est-ce que pour vous, la Caraïbe ? Fusent des noms: cocotiers, cyclones, Cuba, Fidel Castro, Aimé Césaire, Toussaint Louverture… Un comédien, parmi les neuf mêlés au public, autour du maître de cérémonie Thierry Malo, dit MC Timalo, lit un texte en anglais des Antilles tiré de Checking Out Me History du poète John Agard. où il est question d’identité : I’am carving out me identity ( Je sculpte ma propre identité), conclut-il. Car les Caraïbes se définissent aussi par un multilinguisme. Suit un texte sur les noms des Antillais « Connaissez vous mon autre nom ? Vous l’avez volé à une pauvre nègre». Il sera aussi question de racines : «Et mes racines ? N’ai-je pas un aïeul nocturne ? »
Ces lectures suscitent les réactions du public. Une dame parle d’Albert Camus qui lui a «apporté une grande lumière ». Un spectateur dit qu’il se sent plus Berrichon que Français… Certains textes expriment la colère : « Mes volcans réveillés cracheront des mots de souffre » (…) « Nous marcherons sereins parmi les cataclysmes… ». « A quel moment le français est notre langue ? », se demande un autre écrivain. Et que signifie pour nous cette mère-patrie ? »
Plus tard le public reprendra en chœur le refrain Inglan Is a Bitch, du poète Lindon Kwesi Johnson, tiré de son album Bass Culture dont l’un des morceaux-phares est cet Inglan Is a Bitch (L’Angleterre est une salope)… Chacun se prend au jeu d’une réflexion qui s’avère universelle, suscitée par une quinzaine d’extraits de poèmes, romans, chansons, contes… Séna, en créole, est le nom donné à la Guadeloupe à des rencontres informelles sur les places pour discuter. Gerty Dambury, poète, dramaturge et romancière de Pointe-à-Pitre reprend cette forme et organise depuis 2012, des rencontres scénarisées autour d’un thème changeant d’une soirée à l’autre. Une manière originale de partager la littérature.
Par tes yeux de Martin Bellemare, Sufo Sufo et Gianni Grégory Fornet, mise en scène de Gianni Grégory Fornet
©Christophe Péan
Le spectacle est le fruit d’une rencontre, à Limoges, entre le Québécois Martin Bellemare, le Bordelais Gianni Grégory Fornet et le Camerounais Sufo Sufo. Pour ce laboratoire d’écriture, les trois auteurs se sont déplacés les uns chez les autres, à l’écoute d’adolescents de leurs pays respectifs, accompagnés du vidéaste João Garcia. Les films sont devenus la toile de fond de trois histoires enracinées chacune dans un lieu, un paysage, racontées par trois comédien(ne)s.
Une adolescente de Montréal (Mireille Tawfik ) se demande : «Qu’est-ce que je suis moi ?» : Canadienne ? Québécoise ? Citoyenne du monde, dans ce quartier Nord de la ville, réputé mal famé, où se mêlent tant de populations ? Un jeune homme de Yaoundé (Patrick Daheu) lui, a «une fille dans la tête»: «La fille de l’heure», assise au carrefour à compter les voitures, mais qui ne le voit pas. Il cherche son «rêve caché »dans les sept collines de la ville.
Une lycéenne bordelaise (Coralie Leblan) déracinée et placée dans un internat se projette dans la carapace d’un scarabée inspiré de celui de La Métamorphose de Franz Kafka. Trois langues se répondent pour dire les constantes et différences dans les vies de ces êtres en mutation : les adolescents
Para de David Van Reybrouck, mise en scène de Raven Ruëll,
Para © Christophe Péan «
Un pays a besoin d’une armée ! » affirme le conférencier qui se risque seul en scène et qui va nous parler, pendant une heure quarante, de l’opération de pacification menée par les Belges en Somalie en 1992-1993. Bruno Vanden Broecke se glisse dans la peau d’un ancien militaire, adopte son ton bourru, sa gaucherie. Au point que certains spectateurs se sont crus devant un véritable vétéran venu raconter son histoire, partager son malaise et ses interrogations.
L’historien et essayiste flamand David Van Reybrouck, célèbre pour ses pamphlets contre l’extrême-droite et le populisme, soulève ici un pan caché et scandaleux de l’histoire belge récente. Il a épluché archives et publications, interviewé des paras, officiers ou simples soldats des commandos qui ont participé à cette opération. Para dresse un portrait ambigu et dérangeant mais son auteur n’émet pas de jugement. Il y expose la réalité brute d’un être de fiction, plus vrai que nature, façonné à partir de vécus multiples.
La solitude de ce soldat nous émeut, autant que sa brutalité nous scandalise Et son idéalisme se heurte à une situation inextricable. «Nous pensions être la Patrouille des Castors, des chevaliers sur un cheval blanc, mais là-bas, nous nous sommes heurtés au chaos ambiant, et à notre propre comportement», confiait une ancien para à David Van Reybrouck.
Pris dans les mailles d’une tragédie complexe : une opération internationale de maintien de la paix, le personnage s’y débat comme un insecte dans une toile d’araignée et nous renvoie à une réflexion sur le bien-fondé des interventions humanitaires armées. L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Et nous l’éprouvons ici, sans cesse partagés entre empathie et antipathie pour ce personnage problématique mais bien humain. Loin d’un manichéisme bien-pensant, le spectacle dérange et la performance du comédien nous séduit.
Mireille Davidovici
Par tes yeux a été créé à Limoges les 26, 27 et 28 septembre.
Et le 18 octobre au Bois Fleuri de Lormont, dans le cadre du FAB et de la programmation du CDCN -La Manufacture.
Le 15 novembre, Festival Les Coups de Théâtre (Montréal); le 20 novembre Festival TrafiK à Bergerac ; le 30 novembre, Institut Français de Douala (Cameroun).
Les 6 et 7 décembre, OTHNI, Laboratoire de Théâtre, Yaoundé (Cameroun)
Para
En Belgique :
Le 18 octobre, Le Manège, Mons ; le 21 octobre, Palais des Beaux Arts, Charleroi.
Du 19 au 22 novembre, De Warande, Turnhout.
Le 3 décembre, Centre culturel Saint-Pierre-Woluwe ; le 7 décembre, Centre culturel, Geel; le 12 décembre, Centre culturel, Maasmechelen ; le 21 décembre, Centre culturel Scharpoord, Knokke-Heist.