De la démocratie, écriture et mise en scène de Laurent Gutmann
De la démocratie, librement inspiré de De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, écriture et mise en scène de Laurent Gutmann
Ils sont cinq autour d’une table à tréteaux, dans un baraquement, en chantier comme le spectacle qu’ils préparent à partir de l’essai d’Alexis de Tocqueville. Ils vont, pendant une heure cinquante, tenter de construire la pièce en appliquant à la lettre les règles de la démocratie. Une heure cinquante de débats, tâtonnements, atermoiements, votes…Chacun doit ici trouver sa place, tout en se pliant aux volontés de la majorité.
Comment compenser la frustration du minoritaire et éviter la tyrannie de la majorité? Comment articuler les propositions disparates de chacun ? A tirer à hue et à dia, on engendre cacophonie et chaos. Il faudra bien que l’un d’entre eux prenne les rênes, à défaut d’imposer son pouvoir. Comment, et sur quels critères, désigner ce meneur de jeu ? Quels compromis chacun devra-t-il faire vis-à-vis des autres pour que naisse enfin le spectacle ?
Laurent Gutmann et les comédiens posent les questions de la démocratie, du pouvoir, de la place de l’individu dans la collectivité, mais aussi de la place de l’acteur dans un collectif. De séquence en séquence, la pièce s’élabore à partir de citations puisées chez Alexis de Tocqueville : pour chaque situation, on peut en trouver une, brandie par les uns et les autres comme autant de slogans, quitte à se contredire. En effet, De la démocratie en Amérique pointe les ambigüités d’un régime que son auteur estime devoir se répandre dans le monde parce qu’il répond à la nature profonde des hommes, qui aspirent à l’égalité des chances. Et ce, malgré ses imperfections, ses dérives vers «un despotisme mou»….
Alexis de Tocqueville (1805-1859) se pose en observateur, plus qu’en théoricien ou idéologue. Parti pour l’Amérique du Nord en 1831 -la France est alors une monarchie constitutionnelle- pour y étudier le système pénitentiaire, il en reviendra avec un rapport sur les prisons outre-Atlantique, mais surtout avec son désormais célèbre De la démocratie en Amérique, publié en 1835. «Démocrate», bien que de vieille noblesse, il sera élu député de la Constituante en 1848, et défendra des positions libérales et anti-esclavagistes. Ce personnage contradictoire, puisqu’il appartient au parti de l’Ordre, s’opposera au socialisme naissant, en approuvant la répression des sanglantes Journées de juin 1848 qui mettront un terme à la deuxième République. Tenant de la bourgeoisie libérale, il dénonce en même temps le «rapetissement universel» emporté par la promotion au pouvoir d’une classe moyenne «ne songeant guère aux affaires publiques que pour les faire tourner au profit de ses affaires privées».
Sur l’ambigüité de cet ouvrage, sur les carences et les dérives de la démocratie elle-même, se joue la dialectique de la mise en scène. Mais, prise au piège de sa démarche, la pièce fait souvent du sur-place, et on s’enlise dans ces débats qui relèvent plutôt de la cuisine interne de toute fabrique de théâtre. Elle a le défaut de ce qu’elle épingle : le fonctionnement pseudo-démocratique de certains collectifs artistiques dont les créations manquent parfois d‘une véritable ossature dramaturgique, et surtout d’une rigueur d’écriture. Ces collectifs se contentent souvent d’une mise en forme des improvisations de chacun.
On s’amuse un peu, surtout quand les comédiens prennent le public à partie et sollicitent son suffrage, mais on reste quand même sur sa faim quant au thème et à sa réalisation. Pourtant, le spectacle attise la curiosité et on en sort avec l’envie de creuser cette question et, pourquoi pas, de retourner aux sources en lisant De la démocratie en Amérique…
Mireille Davidovici
Théâtre 71, 3, place du 11 novembre, Malakoff (Hauts-de-Seine). T. : 01 55 48 91 00