Je parle à un homme qui ne tient pas en place, un spectacle de Jacques Gamblin et Thomas Coville
Je parle à un homme qui ne tient pas en place, un spectacle de Jacques Gamblin et Thomas Coville
«Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin tranquillement et décemment dans la tombe, qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs. » (Typhon de Joseph Conrad).
Avec l’aide du navigateur solitaire Thomas Coville, Jacques Gamblin raconte celui qui «a connu la vie». Naviguer pour explorer le monde révélait la quête d’un savoir, la volonté de maîtriser l’espace et de le conquérir. Mais, comme il n’y a plus rien à conquérir, certains types de navigation comme la plaisance relèvent d’une finalité ludique et sportive.
Naviguer, avec les nouvelles technologies, évoque risques et plaisirs, peurs et émotions, avivées par les exploits des navigateurs solitaires: des passionnés qui sillonnent les océans pour le plaisir, le défi ou la gloire : «Un navigateur, dit Michel Tournier dans Eléazar, n’est pas un vivant à part entière… Il flotte, pour le temps de la traversée, dans les limbes situés à mi-chemin de la vie et de la mort. Le grand large n’a-t-il pas une évidente affinité avec l’au-delà? »
Le public est invité à suivre via une navigation virtuelle GPS chère aux internautes, à suivre le Tour du monde en solitaire de Thomas Coville en 2014. Ici, la grande voile est remontée et devient écran avec cartes océaniques et petits signes lumineux. Lors de la traversée de trente jours du navigateur en solitaire, Jac communique tous les jours par mail avec Tom dont le comédien énonce les propos: un encouragement pour Tom à se battre contre anticyclones et dépressions. Le sportif destinataire des mails, lui, reste silencieux et ses réponses sont rares: juste des aveux émouvants et bien écrits qu’il dit de sa propre voix.
Via les images filmées de temps à autre, le public a l’impression d’être aux commandes de ce trimaran de plus de trente mètres avec les vitres de la cabine couvertes de gouttes d’eau et qui fend les eaux de la grande bleue aux aurores boréales.Objet poétique, force de rêverie et de peur, source d’inspiration, à la fois complice et ennemie, la mer dispense ou refuse ses faveurs. Aussi profonde par temps calme, que dans la tempête. Convulsion régulière des vagues, et menace miroitante des flots en perpétuel mais aussi attente et effroi pour le navigateur.
Dans le calme plat, donc avec des voiles en panne, c’est l’arrivée des insectes, la soumission aux courants, les dangers, la maîtrise impossible du bateau et l’épuisement des vivres et de l’eau potable : la mer devient alors un piège. Le long des côtes d’Amérique du Sud, le « pot au noir » correspond à la ceinture équatoriale des basses pressions venant des Tropiques. Avant de battre le record de vitesse du Tour du monde en solitaire en 2016, Thomas Coville avait dû rebrousser chemin : pris dans la glu du «pot au noir », il avait remonté l’Atlantique en plein hiver : de la fin janvier au début février. En héros.
Tom «échoue» et Jac pressent les états d’âme de son ami s’estimant responsable de son sort: il se croyait capable de mener à bien un tel projet… Resté à terre, l’ami rappelle que l’échec mène à la solitude métaphysique, supérieure à la réussite, puisqu’elle offre une liberté existentielle. Jacques Gamblin, à la sensibilité délicate, compare les prouesses du navigateur à des choses plus dérisoires, comme son trac avant d’entrer en scène en pleine lumière. Son héros a eu envie de fuir le quotidien et sa trivialité, mais n’a fait que se trouver.
Une jolie traversée maritime et théâtrale, une invitation au voyage, un chemin d’existence….
Véronique Hotte
Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris VIIIème, jusqu’au 18 novembre. T. : 01 44 95 98 21.